Expo : à la MEP, Rineke Dijkstra dresse un portrait tendre de l’enfance
Jusqu’au 1er octobre, la Maison Européenne de la Photographie expose Rineke Dijkstra. Une entrée captivante en quatre vidéos dans l’œuvre de l’artiste néerlandaise de 64 ans qui excelle, depuis près de trois décennies, dans l’art du portrait – en particulier celui de la jeunesse. Décryptage de l’une de ses œuvres.
Par Camille Bois-Martin.
Rineke Dijkstra et la tradition des portraits hollandais
Depuis quelques mois, le premier étage de la MEP (Maison Européenne de la Photographie) est plongé dans le noir. Dans chacune des quatre salles, un petit banc fait face à une vidéo réalisée par Rineke Dijkstra (née en 1959) : ici, on aperçoit une jeune danseuse classique répéter, là, une artiste en herbe dessiner, plus loin, une classe de gymnastique s’exercer, et enfin un groupe d’écoliers en sortie au musée. Composée de trois écrans, cette dernière installation vidéo I See a Woman Crying réalisée en 2009 et tournée à la Tate de Liverpool invite ses spectateurs à suivre la réflexion de sept enfants en train d’observer un tableau. Tous regardent droit devant eux, réfléchissent et interagissent, parfois absorbés par leurs pensées, parfois animés par leurs échanges, sans se soucier de la caméra. De la même manière que les portraits qui ont participé au succès de l’artiste néerlandaise dans les années 90, cette vidéo est dépouillée de détails contextuels ou visuels : on ignore ce que le groupe regarde, dans quel lieu il se trouve. Les enfants sont tous vêtus du même uniforme, installés devant un fond blanc et face à une toile dont on ne connaît ni le titre, ni le sujet, et qui reste complètement hors champ.
Au fil des douze minutes de cette vidéo, Rineke Dijkstra déplace lentement sa caméra de visage en visage, offrant simultanément sur les trois écrans des gros plans sur les écoliers, sceptiques ou étonnés, et des vues d’ensemble des enfants attentifs. En s’inspirant – et en s’inscrivant – dans la tradition de l’âge d’or de la peinture néerlandaise du 17e siècle, ses portraits à grande échelle filmés ou photographiés offrent une représentation énigmatique de leur sujet qui interpelle le spectateur. Seules quelques bribes de phrases laissent comprendre, dans cette œuvre, que les enfants se livrent à un exercice de groupe pour décrire et comprendre un tableau signé Pablo Picasso. “Je vois des couleurs différentes, des formes et des sentiments dans la peinture”, décrit l’un d’entre eux au sujet de l’œuvre. “Peut-être que Picasso voulait juste faire une peinture colorée” suppose un autre. Avec si peu d’indices livrés aux spectateurs, l’attention reste ainsi focalisée sur leurs paroles, leurs expressions faciales et leurs interactions – jusqu’à en oublier l’intervention de Rineke Dijkstra, pourtant présente du début à la fin derrière la caméra afin de leur poser des questions qui seront ensuite coupées au montage.
L’enfance, sujet de prédilection de Rineke Dijkstra
Depuis ses débuts il y a une trentaine d’années, Rineke Dijkstra fait de l’enfance l’un des sujets de prédilection. À travers ses séries de portraits – parmi les plus connus, des clichés d’adolescents à la plage prises entre 1992 et 1996, intitulées The Beaches –, l’artiste aborde les questions de l’individualité, du passage du temps et de l’intimité, qui se dessinent sur les visages qu’elle capture. Ainsi, dans I See a Woman Crying, on observe les réactions candides et enfantines partagées collectivement par les sujets :
“Je trouve qu’elle a l’air un peu effrayée à cause de la façon dont ses dents sont peintes.
– Et inquiète.
– Ouais, toute seule.
– Terrifiée.
– Comme mortifiée, pas vrai ?”
Afin de rendre ces échanges les plus naturels possible, Rineke Dijkstra a demandé à la professeure de réunir au sein de ce petit groupe des amis et d’autres qui ne se connaissent pas, des timides et d’autres plus bavards. Un ensemble hétérogène qui permet ainsi d’observer l’évolution de leurs interactions, plus hésitantes et réservées au début et progressivement plus enthousiastes.
Loin des théories parfois pompeuses des critiques d’art, les écoliers filmés par Rineke Dijkstra offrent ainsi une image sincère de l’enfance : rien n’est forcé ni mis en scène par l’artiste, qui ne fait que filmer ses sujets en train de répondre spontanément à ses questions. Face à La Femme qui pleure, les enfants s’interrogent sur les raisons de ses larmes, supposant que “sa mère était horrible et [lui] a écrit une lettre…”, ou encore que “son mari est en vie et revient à peine de la guerre, alors elle pleure de joie, [comme] quand les gens gagnent à The X-Factor”. Autant d’interprétations qui prêtent à sourire tant elles soulignent l’innocence du regard enfantin, candide et vierge de toute connaissance.
Représenter ou être représenté : l’art du portait de Rineke Dijkstra
En filmant ces jeunes écoliers britanniques, Rineke Dijkstra dresse également – et de manière implicite – un portrait de société. Si cette interprétation peut s’appliquer à la plupart des œuvres de l’artiste néerlandaise, ses installations exposées à la MEP, et en particulier la vidéo I See a Woman Crying le soulignent. Au fil des minutes, quelques individualités finissent en effet par s’y esquisser : la jeune fille de droite, silencieuse, prend de plus en plus la parole tandis qu’un autre petit garçon s’implique lui aussi peu à peu à la conversation, encouragé par les remarques de son ami sur l’épaule duquel il s’appuie. Progressivement, le spectateur attentif est témoin des nouveaux liens qui se créent et se défont entre chaque enfant, tout autant que du langage corporel de chacun, traduisant leur malaise ou leur assurance.
Rineke Dijkstra s’attarde ainsi sur une étape cruciale à chaque œuvre d’art : sa réception. Peinte en 1937, La Femme qui pleure de Pablo Picasso est ici présentée sous un angle inédit, celui de son public, et ne s’offre au regard du spectateur de la vidéo qu’au travers de quelques bribes de description. À moins de ne savoir exactement de quel tableau il s’agit, il est ainsi impossible de le visualiser trait pour trait. Passionnée par cette expérience de tournage avec ces sept écoliers, la vidéaste la renouvellera dix ans plus tard, en 2019, pour les 350 ans de la mort de Rembrandt : au Rijksmuseum d’Amsterdam, la Néerlandaise filme le passage et les réactions de groupes de spectateurs devant La Ronde de nuit (1642). Disparus hors du champ de la caméra, les chefs-d’œuvre du peintre deviennent arlésiennes, grande absentes dont tout le monde parle mais que personne ne voit. Au-delà du portrait frontal des enfants, c’est avant tout le regard de l’être humain que décrypte Rineke Djikstra, proposant au spectateur une véritable mise en abyme de l’art et de sa contemplation.
“Rineke Dijkstra — I See You”, jusqu’au 1er octobre à la Maison Européenne de la Photographie, Paris 4e.