17 fév 2023

Exile, identities, shipwreck: Enrique Ramirez’s exhibition turns politics into a poetic journey

Septième artiste résident de la Collection Pinault à Lens, Enrique Ramirez présente jusqu’au 30 avril le fruit de ses recherches dans une exposition au Fresnoy, école d’art de Tourcoing dont il fut lui-même étudiant. À travers ses propres œuvres mais aussi celles de dix artistes empruntées à la collection de François Pinault, notamment Danh Vo, Jean-Luc Moulène ou Latifa Echakhch, le Chilien déploie une réflexion poétique et politique autour de la notion de traversée. Un thème majeur qui met l’accent sur des problématiques très contemporaines, entre impact de l’homme sur la nature, migrations de population et sentiment d’appartenance à une nation ou un territoire.

À la date du 7 avril, l’ONU estimait que plus de 4 millions d’Ukrainiens avaient quitté leur pays pour échapper aux assauts russes. Depuis janvier, en Somalie, ce sont des dizaines de milliers de personnes qui ont déserté leur région d’origine en raison de la sécheresse qui frappe le pays. Et, il y a près d’un an, 130 migrants africains perdaient la vie dans la mer Méditerranée, au large de la Libye, suite au naufrage du canot pneumatique à bord duquel ils s’étaient embarqués sur la promesse d’une vie meilleure. Face aux crises politiques et climatiques qui dévastent notre époque, les migrations sont devenues une question de survie, conduisant à des prises de risque parfois mortelles et à de véritables déchirements pour les exilés. Tandis que ces mouvements redéfinissent la carte du monde, que les populations autochtones se voient menacées par la mondialisation, et que le droit du sol s’est imposé comme un sujet brûlant aux quatre coins de la planète, que signifie aujourd’hui être citoyen d’un pays, d’une région et de notre planète ? Jadis conquérante, la migration est désormais devenue synonyme de déracinement et de danger. Comme une réponse universelle à ce contexte délétère, l’exposition “Jusque-là” présentée au Fresnoy – Studio national des arts contemporains a choisi de se concentrer sur la force poétique émanant de la notion de “traversée”, sans pour autant négliger ses résonances concrètes et politiques. Imaginé par l’artiste chilien Enrique Ramirez au terme de sa résidence à Lens avec la Collection Pinault, l’événement réunit, au sein de l’école d’art de Tourcoing, une dizaine de ses œuvres ainsi que celles de dix autres artistes contemporains empruntées à la riche collection de l’homme d’affaires français, de Danh Vo à Jean-Luc Moulène en passant par Latifa Echakhch, dont les formes et le propos suivent ce fil rouge.

 

Dans l’exposition, c’est la mer qui endosse le rôle titre. Qu’elle se fasse entendre dans le bâtiment par le bruit des vagues, apparaisse au cœur de photographies, peintures et vidéos, ou s’incarne matériellement par les éléments qu’elle a transportés, ballottés voire échoués, elle semble – sans la présence d’une seule goutte d’eau – inonder l’espace du Fresnoy et ses visiteurs. Un reflet de sa place dans l’œuvre d’Enrique Ramirez, natif de Santiago de Chili, qui passa la majorité de sa vie dans un pays bordé par 4300 kilomètres de littoral. Fils d’un fabricant de voiles, l’homme aujourd’hui âgé de 43 ans a nourri dès son enfance une fascination pour les bateaux dont l’exemple le plus prégnant réside actuellement en plein centre du vaste et sombre espace d’exposition : un voilier à taille réelle retourné, sa barque suspendue au plafond et sa voile orange tête en bas pointant vers le sol, hommage aux nombreux navires renversés par le déchaînement tumultueux des océans dont la couleur n’est pas sans rappeler celle des gilets de sauvetage des migrants traversant les eaux au péril de leur vie.

Enrique Ramirez, Un hombre que camina, 2011-2014. Vidéo HD, couleur, son. 21 min. 35 sec. © Enrique Ramirez, ADAGP Paris 2022. Courtesy de l’artiste et Michel Rein, Paris/Brussels

Dans sa propre pratique, Enrique Ramirez cherche sans cesse l’instabilité. À la solidité de la terre, sur laquelle l’humain bâtit depuis des millénaires les fondations de son avenir, l’artiste préfère la mer, qu’il envisage comme “une vraie matière et un support pour comprendre le monde”. Sur douze téléviseurs cubiques, répartis au fond de la salle principale comme des blocs, on découvre ainsi ses vidéos de l’océan vu du ciel. Au sein de ces douze carrés, le mouvement continu de l’image bouscule la forme minimale, noire et figée du contenant : des toiles numériques presque abstraites se déploient avec fluidité sur ces écrans, témoignant de la puissance imprévisible d’une planète composée à 70% d’eau, que l’humain ne pourra jamais totalement dompter malgré ses efforts. Projeté en grand, à quelques pas, un autre film percutant réalisé par le Chilien démontre son art d’allier le politique au poétique : dans le désert de sel de Bolivie, recouvert d’une immense flaque d’eau causée par les pluies, un personnage masqué traîne, dans le sable blanc, des costumes attachés à sa taille par des cordes. Semblable à un diable ou un dragon, le masque originellement créé par les autochtones de la région pour faire peur aux conquistadors espagnols devient, ici, l’accessoire d’un carnaval coloré et étrange, rejoint par une fanfare de cuivres composée de musiciens locaux. Alors que les acteurs de la vidéo revendiquent – par la simple action de marcher – le lien indéfectible qui les unit à leur territoire, cette procession face à l’horizon, dirigée vers la droite du cadre, s’apparente également à un rite de passage, de la vie à la mort.

Paysages picturaux de Lucas Arruda, rocher recouvert d’yeux de Jean-Luc Moulène… Si le premier espace d’exposition peut sembler aride, par sa sélection d’œuvres parfois énigmatiques et son accrochage plutôt froid, cette introduction distille quelques fragments de la thématique dont le sens s’éclaircira par la suite. Dès ce prologue, toutefois, Enrique Ramirez et les commissaires Pascale Pronnier et Caroline Bourgeois affirment leur volonté de composer une nouvelle cartographie du monde, dont la nature sauvage et les populations écartées, dominées ou déracinées, redéfiniraient les contours. Ici, la silhouette de l’Amérique latine est moulée dans la terre par l’artiste chilien pour devenir un récipient d’eau douce aux airs de bénitier sacré. Plus loin, ce sont des pièces de monnaie en cuivre qu’il a façonnées une à une, puis méticuleusement collées sur un socle pour dessiner la carte de la Méditerranée, dont le nombre renvoie à chaque personne disparue dans cette mer en 2016. Presque à la manière dont l’artiste Felix Gonzalez-Torres le faisait avec son fameux tas de bonbons en 1991, pour alerter sur la quantité de décès dus au sida, Enrique Ramirez s’empare d’un objet quotidien, symbole par essence de l’économie, pour dénoncer des problématiques urgentes sur lesquelles de nombreuses puissances politiques choisissent encore de fermer les yeux.

 

“La mer est un miroir des flux économiques, de la façon dont le monde fonctionne aujourd’hui”, confiait le quadragénaire à Arte il y a deux ans. L’environnement est en effet politique et peut permettre, par le biais de l’art, de revendiquer ou d’interroger son appartenance à une nation. C’est ce qu’affirment, chacun à leur manière, les artistes et œuvres réunis dans l’exposition “Jusque-là”, du Robinson Crusoé moderne posté sur un îlot au milieu de l’eau, filmé en 2006 par la vidéaste Yael Bartana en train d’agiter le drapeau israélien devant les tours modernes de Tel-Aviv, aux quatorze photos de Paulo Nazareth alignées au mur, documentant l’aventure pédestre du Brésilien qui marcha pendant dix mois du sud au nord du continent américain. Qu’elles se montrent explicitement engagées ou plus contemplatives, les œuvres empruntées à la collection Pinault interviennent au Fresnoy comme des êtres périphériques en écho à celles d’Enrique Ramirez, boussoles balisant l’espace pour dérouler fil de son propos. Telle une embarcation, l’exposition invite le visiteur sur un navire dont la destination, finalement, importe peu. Ce qui reste sera avant tout l’expérience, poétique et politique, du voyage.

 

 

”Jusque-là”, du 4 février au 30 avril au Fresnoy – Studio national des arts contemporains, exposition coproduite avec la Pinault Collection, Tourcoing.

Paulo Nazareth, Untitled, from Noticias de America [News from the Americas] series, 2011/2012. Tirage sur papier coton. Sans cadre: 18 x 24 cm © Paulo Nazareth. Courtesy Mendes Wood DM, Sao Paulo, Brazil, Brussels Pinault Collection

Si la mer était le personnage principal de l’exposition “Jusque-là”, la végétation en serait le second protagoniste. À l’horizontalité de l’eau répond d’ailleurs la verticalité des arbres, plantes et des forêts. À l’orée de la grande salle, le rideau conçu par l’artiste franco-suisse Vidya Gastaldon déploie une pluie de lianes feuillues aux couleurs de l’arc-en-ciel qui invite à traverser un ensemble d’œuvres volontairement dépourvu de cloisons… et de frontières. Au fond, un deuxième film d’Enrique Ramirez dévoile, avec la déférence due à ce vénérable ancêtre, la stature et la dignité de l’arbre le plus ancien d’Amérique du Sud, âgé de 3600 ans : lentement et le long de son tronc massif, la caméra s’élève vers le ciel, comme pour compter les siècles d’un véritable monument naturel ayant résisté aux nombreux incendies de sa forêt. Au sol, semble lui répondre le long fagot de branches assemblées par le Danois Danh Vo, dans lesquels sont enchevêtrés, et quasiment indiscernables, des fragments de corps taillés dans le bois (les morceaux d’un Christ du XVIIe siècle). Dans la vidéo de Daniel Steegmann Mangrané, des phasmes se détachent lentement de leurs brindilles, tandis que les instruments aux airs d’ocarinas d’Enrique Ramirez produisent, toutes les trois minutes, grâce à un système de balancier, des sifflements évoquant des chants d’oiseaux. La nature présentée ici, n’apparaît pas inerte, mais vivante et protéiforme. De ses colosses millénaires à ses acteurs invisibles ou microscopiques, elle continue de vibrer, même lorsqu’il n’en reste plus que les ruines ou les rebuts.

Vue de l’exposition “Jusque-là” au Fresnoy – Studio national des arts contemporains (2022).