Et si la femme la plus laide de l’histoire de l’art était… un homme ?
C’est un portrait qui peut surprendre, amuser ou fasciner : la Vieille femme grotesque peinte par Quentin Metsys vers 1513 fait l’objet, jusqu’en juin, d’une exposition à la National Gallery de Londres. De sa laideur à ses attributs caricaturaux, la protagoniste de cette peinture soulève de nombreuses questions – qui peut bien être cette duchesse ? Pourquoi l’avoir représentée ainsi ? S’agit-il vraiment d’une femme ? Plongée dans les récentes découvertes et dans l’histoire d’un portrait pour le moins original.
Par Camille Bois-Martin.
Épaules saillantes et poitrine imposante : la théorie d’une maladie osseuse
De ses larges épaules à sa mâchoire carrée en passant par son grand front, la duchesse représentée par Quentin Metsys vers 1513 semble plutôt avoir le physique d’un duc. Un seul attribut – de taille – laisse planer le doute : sa poitrine imposante, que le peintre flamand s’est appliqué à détailler jusque dans le pli des rides et la fente des seins. Intitulé Veille femme grotesque, ce portrait est l’un des plus célèbres parmi ceux exposés à la National Gallery de Londres. Depuis sa réalisation au début du 16e siècle, le visage imaginé par le peintre flamand nourrit de nombreux débats et théories quant à son identité et les raisons de ses traits si imparfaits – jusqu’à motiver des recherches scientifiques menées par des médecins de l’University College de Londres en 2008. Convaincus que la “belle” serait atteinte d’une maladie qui expliquerait son physique atypique, Michael Baum et Christopher Cook, professeur-chirurgiens, avancent l’argument de la maladie de Paget, responsable de la déformation et de l’inflammation des os. Ainsi s’expliqueraient alors sa large mâchoire, sa lèvre supérieure disproportionnée et édentée, son nez ramassé et ses épaules massives…
Une théorie qu’Emma Capron, commissaire de l’exposition actuellement dédiée à cette peinture, réfute. Cette dernière argumente en effet que les traits masculins du personnage sont bien trop prégnants pour être ignorés et que la représentation d’une poitrine si imposante est trop inhabituelle dans les portraits de la Renaissance pour être réelle. En effet, au 16e siècle, l’art du portrait se développe et se codifie afin de répondre à une demande croissante de la bourgeoisie européenne qui souhaite de plus en plus se faire représenter en peinture. Plus symboliques que porteurs d’une singularité, les portraits mettent alors l’accent sur les emblèmes de puissance et de richesse des individus dépeints. Il est ainsi très rare que les seins d’une dame de haut rang soient détaillés avec autant de finesse que les riches broderies de sa robe… “Cette poitrine est une fantaisie de Metsys” explique donc Emma Capron au journal britannique The Guardian, considérant que celle-ci ne fait que contribuer au grotesque du personnage dont le visage, lui, ressemble “évidemment à celui d’un homme”.
Renverser les codes du portrait traditionnel : une satire de la bourgeoisie
Ce portrait d’une Vieille femme grotesque possède son pendant masculin, réalisé sur le même fond vert olive et à la même période par Quentin Metsys. Exposé une seule fois ensemble à la National Gallery il y a une quinzaine d’années, ce couple paraît totalement incongru : outre le physique ingrat du sujet féminin, la paire déroge également à de nombreuses conventions picturales. Alors que les femmes sont traditionnellement représentées à droite, tournées vers leur mari, l’épouse se retrouve ici à gauche et son prétendant, à droite, tourné vers elle. Cet inversement des positions constitue, pour Emma Capron, une autre preuve qu’il s’agirait ici d’une figure masculine travestie. Autre détail inhabituel : le bouton de rose que tient entre ses doigts ce personnage androgyne. Symbole pictural de la virginité, une fois cueillie, la fleur peut également représenter le plaisir charnel… Deux idées antinomiques qui, au regard de l’âge avancé du sujet et de la position du bouton de rose tenu devant le creux de ses seins, acquièrent une portée ironique. Et la réponse de son pendant masculin, main levée en signe de refus, appuie la portée comique de cet échange. Sans oublier que, selon les codes de la cour à la Renaissance, c’est le prétendant qui offre à sa belle une fleur… et non l’inverse. À moins qu’il ne s’agisse peut-être ici de deux courtisans ?
Si de telles réflexions n’ont jamais été appuyées par des historiens de l’art, elles participent néanmoins à celle d’Emma Capron et soulignent l’intérêt pour la satire sociale de Quentin Metsys. Proche du philosophe Érasme dont il réalise le portrait en 1517, le peintre flamand s’inspire en effet régulièrement de l’ouvrage satirique Éloge de la Folie (1509) écrit par ce dernier pour les sujets de ses peintures. De son pinceau, il commente les désordres sociaux de son temps et met en avant des personnages malhonnêtes et cupides : Le Prêteur et sa femme (1514), Une voleuse et un vieillard (1520-1525)… Fasciné par les carnavals et par les acteurs qui se déguisaient en femme lors des spectacles, Quentin Metsys s’inspire de ces personnages qu’il représente avec beaucoup d’ironie selon les codes traditionnels du portrait. Sa peinture doit ainsi être appréhendée comme une satire de l’aristocratie du début du 16e siècle. Le peintre oppose, ici, le luxe des vêtements au physique ingrat de son sujet, dont les ongles sales jurent avec le luxe de la coiffe… et invite à rire de la coquetterie ou de la superficialité des bourgeoises.
Un(e) éternel(le) anonyme : de Léonard de Vinci à Alice au pays des merveilles
Homme ou femme, la plupart des théories s’accordent en tout cas sur le fait que la personne représentée sur ce portrait n’aurait jamais existé. Au sein de l’exposition de la National Gallery, celui-ci est présenté parmi de nombreuses copies (réalisées au 16e et 17e siècles) d’un dessin de Léonard de Vinci représentant une vieille femme rabougrie. Largement diffusées dans les Flandres, ces copies ont, selon de nombreux historiens de l’art, influencé Quentin Metsys pour sa Vieille femme grotesque, qui en reprend tous les traits distinctifs : poitrine proéminente et ridée, chapeau à cornes, front large… Au 17e siècle, en Angleterre, le graveur Wenceslas Hollar reproduit et diffuse les deux portraits de Metsys sous le titre de Roi et reine de Tunis en les attribuant à Léonard de Vinci. S’il s’agit ici d’une erreur d’attribution et d’identification, la commissaire Emma Capron considère néanmoins que la mention du maître italien confirme le succès des dessins humoristiques de Quentin Metsys en Europe et la possibilité qu’il se soit inspiré du maître italien pour son portrait. L’identification de ce personnage androgyne en reine de Tunis n’est donc que le fruit de l’imagination d’Hollar, influencé par la similarité entre sa coiffe et les turbans portés par les princes ottomans, mais aussi par un contexte politique alors hostile aux royaumes nord-africains, dont il décrédibilise les têtes régnantes au travers de cette caricature. Une réutilisation symbolique et politique qui refait surface dans un journal révolutionnaire en 1797, un an après la victoire de Napoléon sur les troupes pontificales en Italie : au centre de la page d’un article trône une copie de la peinture de Metsys, identifiée comme un “portrait d’après nature” de la princesse Porcia, sœur inventée du pape Pie VI…
Ainsi, de Metsys à De Vinci en passant Hollar, ce personnage androgyne totalement burlesque semble destiné à l’anonymat, reproduit selon la fantaisie des artistes ou le contexte politique qui motive ses copistes. Ce n’est qu’à la fin du 19e siècle que la Vieille femme grotesque obtient finalement un nom : reprise sous le crayon du célèbre illustrateur britannique John Tenniel, elle devient la vile et jalouse duchesse Natricia dans Les Aventures d’Alice au pays des merveilles. Dès la publication en 1865 du roman illustré de Lewis Carroll, son succès traverse la Manche et fait entrer la peinture de Quentin Metsys dans la culture populaire après son acquisition en 1947 par la National Gallery. Exposé parmi les autres portraits du 16e siècle, les visiteurs reconnaissent immédiatement le personnage du conte fantastique et son visage en devient alors indissociable. Au point de faire aujourd’hui partie des portraits les plus appréciés du musée anglais, qui lui dédie ce printemps toute une exposition… tout en reléguant les doutes sur son identité et son sexe parmi les nombreux secrets non élucidés de l’histoire de l’art.
“The Ugly Duchess: Beauty and Satire in the Renaissance”, jusqu’au 11 juin 2023 à la National Gallery, Londres.