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11 nov 2024

Érotisme ambigu et spectateur-voyeur : les énigmatiques toiles de GaHee Park

Les toiles figuratives de l’rtiste contemporaine GaHee Park plongent le spectateur dans d’incongrues situations intimes où il est placé en position de voyeur. Sous ses yeux apparaissent des scènes érotiques semées de détails surréalistes, lointaines réminiscences de l’enfance de l’autrice…

GaHee Park, Under Cover  (2023), huile sur toile, 152,4 x 116,8 cm © Paul Litherland, courtesy of the artist and Perrotin.
GaHee Park, Under Cover (2023). © Paul Litherland, courtesy of the artist and Perrotin.

La peinture de GaHee Park : un instrument émancipateur

Fun and Games”, sa récente exposition à la galerie Perrotin de New York, juste avant l’été, a montré une fois encore l’extrême singularité de sa peinture, que la critique d’art australienne Jennifer Higgie décrit comme “fantastique, sensuelle, parfois sinistre » Elle a toutes ces qualités en effet – et aussi bien d’autres bizarreries, telle la présence récurrente de poissons et de crustacés dans les scènes qu’elle figure et qui, personnages ou non, semblent des natures mortes. Sa peinture est destinée à être vue, mais elle la fait aussi “pour voir », voir où son esprit a conduit, où la porte sa fantaisie, comme une sorte d’outil d’introspection. Elle n’est pas autobiographique mais garde en elle, fondamentalement, le lien qu’elle entretient avec l’histoire personnelle de son autrice, qui en a fait, dès son enfance passée en Asie, un instrument d’émancipation — et de libération!

En ce qui concerne les poissons, GaHee Park esquisse un semblant de justification : “Ma grand-mère vendait du poisson sur les marchés en Corée, et j’ai passe beaucoup de temps au milieu des poissons – morts – et des crustacés. Les avoir observés depuis mon plus jeune âge me donne sans doute envie de les peindre. Pour moi, ils ont à la fois quelque chose de familier, mais aussi de très étranger… » Pour le reste, les choses sont moins littérales : “Il est difficile de décortiquer des motifs individuels. Ils proviennent tous d’une combinaison de ce qu’ils signifient et de ce qu’ils représentent, de la façon qu’ils ont d’évoquer des thèmes, des sujets ou des états d’âme qui m’intéressent, et de la manière dont ils fonctionnent en tant qu’éléments formels d’une composition. Et enfin, du type de narration qu’ils allument en moi.« 

Un talent qui prend racine dans un jardin de kakis…

Elle a grandi à Séoul, où elle est née en 1985 et où elle demeura jusqu’à ses 20 ans, dans une famille qu’elle décrit comme “très catholique » et qui avait pour elle des ambitions bien précises: “Mes parents voulaient que je me marie, que je sois très catholique, que J’enseigne le catéchisme à l’église. À l’origine, ils m’auraient bien vue pianiste, mais j’étais vraiment trop peu douée dans ce domaine. » Un peu accablés par les faibles dispositions dont la jeune GaHee fit preuve avec un piano, et constatant qu’elle passait l’essentiel de son temps à dessiner, ses parents l’inscrivirent à un atelier de dessin chez une vieille dame dont, elle s’en souvient, le jardin était planté de kakis – aujourd’hui, ils apparaissent parfois dans ses composition.

Elle s’y rendit tous les après-midi, acquérant sans même s’en rendre compte une solide technique, surtout, elle trouvait dans cette activité artistique un exutoire à son incompréhension de la société coréenne de l’époque, qu’elle jugeait insupportablement sexiste. Dans ses carnets, elle dessinait des sexes d’homme et des sexes de femme – puis collait les pages entre elles afin que sa mère, qui avait pris la fâcheuse habitude de fouiller sa chambre depuis qu’elle savait qu’elle fumait des cigarettes, ne puisse pas les voir. “Je pense qu’il est courant chez les enfants élevés dans les principes catholiques, comme moi, de devenir sournois. »

GaHee Park, Marine Dreams (2024), huile sur toile, 203,2 x 345,4 cm © Paul Litherland, courtesy of the artist and Perrotin.
GaHee Park, Marine Dreams (2024). © Paul Litherland, courtesy of the artist and Perrotin.

Entre sacrifice et liberté, le parcours de GaHee Park

Lorsque, au cours de ses études, elle émit le souhait d’aller aux États-Unis pour apprendre l’anglais, il fallut négocier. “Mes parents répliquèrent: ‘Eh bien, si tu enseignes le catéchisme à l’église pendant un an, nous t’enverrons pendant un an en Amérique étudier l’anglais. » Elle accepta sans regimber, se leva tous les matins à 5 heures pour aller jouer de l’orgue à l’église et obtint gain de cause. “Et ils m’envoyèrent en Amérique, à Miami, où, pour tout vous dire, je fis la fête tous les soirs non-stop pendant un an. » 

Le retour à Séoul fut brutal. “Mes camarades étudiants commencèrent à me traiter de traînée parce que j’étais allée en Amérique… » Elle partit donc étudier l’art à Philadelphie. Elle se souvient de Dona Nelson, l’une de ses professeures. “Elle voulait louer une voiture, une très belle voiture américaine. Et de Philadelphie, elle voulait conduire les étudiants qui avaient envie de l’accompagner au Met, où elle se répandit en exclamations en face de chaque œuvre accrochée devant elle. Elle s’y rendit cinq fois dans l’année, et elle allait chaque fois devant la même peinture, une œuvre de Balthus, et s’écriait devant elle que c’était la meilleure ! » Comme tous les autres professeurs de la Tyler School of Art de Philadelphie à cette époque, Dona Nelson enseignait la peinture abstraite, et, par conséquent, GaHee Park reçut une formation en peinture abstraite – une information utile pour l’appréhension de son œuvre.

Je cherche également à ne pas exprimer certaines émotions. Je pense qu’il n’est pas juste que les artistes donnent tout. »

GaHee Park

Natures mortes ou situations mettant en scène des personnages, ses peintures semblent toujours être des natures mortes. Les personnages, les animaux ou les fruits y occupent une place strictement identique : celle d’éléments décisifs à la composition tout autant qu’à la narration. Ses personnages sont toujours dans un état d’immobilité absolue, allongés ou prenant la pose. Ils ne sont engagés dans aucune action importante ou hautement significative. Ils sont, surtout, avares d’émotions. GaHee Park répond à cela de curieuse manière: “Je cherche également à ne pas exprimer certaines émotions. Je pense qu’il n’est pas juste que les artistes donnent tout. » On voit dans sa peinture, sans aucun doute, le souvenir de Balthus, et aussi du Douanier Rousseau, autant de surréalisme que de maniérisme italien et, comme bien des œuvres figuratives contemporaines, elle combine pléthore d’influences hétéroclites.

GaHee Park, Fun and Games (2023), huile sur toile, 172,7 x 182,9 cm © Paul Litherland, courtesy of the artist and Perrotin.
GaHee Park, Fun and Games (2023). © Paul Litherland, courtesy of the artist and Perrotin.

Devant les toiles de GaHee Park, le spectateur devient voyeur

On reconnaît dans le traitement des chevelures un peu de Fernand Léger, dans les aplats de couleur très légèrement modelés un peu d’Alex Katz, dans l’exposition et la posture des corps un peu de Pierre Molinier, dans les personnages à deux yeux ou trois bouches un peu de cubisme… Ses sujets sont principalement des scènes de la vie domestique, mais le spectateur y est toujours placé dans la position du “voyeur« , et quelque chose d’incongru s’y exprime: même les fruits et les fleurs – avec une évidente préférence pour les anthuriums – de ses natures mortes semblent avoir de douteuses connotations érotiques.

J’adore les belles choses. Je ne peux tout simplement pas m’empêcher d’apprécier tout ce qui se trouve autour de moi, je pense que cela est un cadeau qui nous est offert. Mais je peux aussi utiliser ces choses pour lutter contre ce qui est construit, c’est-à-dire engendré par l’homme« , souligne GaHee Park. À la surface de ses tableaux cohabitent en effet une certaine forme de calme exprimée par un style presque décoratif (des peaux impeccables, comme si on les voyait à travers un filtre TikTok) et les pulsions sourdes de toutes sortes d’inconvenances. Rien, dans le récit, n’est explicite, et l’artiste cultive l’ambiguïté comme valeur cardinale. Il faut faire avec ce qu’elle nous donne et se laisser perturber par le moindre détail. 

Ainsi m’est-il apparu que la décision qui la conduisit à représenter, sur la table d’Under Cover (2023), l’une des œuvres exposées à New York, deux poissons qui semblent avoir été vidés (plutôt que deux poissons entiers tels qu’on les trouve dans la nature), n’allait pas de soi. De même qu’une légère protubérance, à la surface de la nappe blanche, et qui maintient en place un demi-citron. Souvent inconsciemment, l’esprit enregistre ces détails, ces informations comme autant de bugs entravant le raisonnement, et qui nous libèrent d’un sens unique pour nous faire accéder aux joies de l’équivoque.

Son œuvre – c’est ce que l’on voit dans l’exposition new-yorkaise – s’est un peu émancipée de ses origines, et GaHee Park semble désormais affranchie des récits personnels, Comme si, après avoir contribué à son émancipation, elle s’était émancipée à son tour, Juste retour des choses. “Pendant un temps, j’ai pensé que je travaillais sur l’identité parce que ma propre expérience comptait énormément, les relations avec mes parents, mon pays d’origine… Mais je ne pense plus que l’identité ou cette expérience personnelle m’inspirent autant qu’avant. D’ailleurs, je ne peins même pas de personnages coréens !«