20 mai 2022

Epicerie, NFT : 4 lieux d’exposition parisiens qui cassent les codes des galeries et des musées

Elles sont plusieurs centaines sur la place de Paris : dédiées à la découverte et à l’achat d’œuvres d’art, les galerie d’art ne cessent de fleurir dans la capitale française. Mais leur modèle tend parfois à s’uniformiser, incitant certains acteurs dissidents à proposer des concepts innovants, notamment dans l’art contemporain. De la Galleria Continua, galerie historique qui a ouvert l’an passé un espace aux airs d’épicerie italienne, à Radicants, plateforme itinérante créée récemment par Nicolas Bourriaud pour faciliter la rencontre hors des institutions entre commissaires et artistes indépendants du monde entier, découvrez quatre lieux d’exposition parisien qui bousculent les codes des galeries… tout en incitant à repenser ceux des musées.

1. Galleria Continua : l’art contemporain au cœur d’une épicerie italienne

 

 

San Gimignano, Rome, Sao Paulo, Pékin, La Havane, Les Moulins, et depuis 2021, Paris… Avec ses sept espaces d’exposition répartis dans cinq pays différents, la Galleria Continua s’est imposée en plus de trente ans comme un nom majeur dans le paysage de l’art contemporain international avec une ligne singulière. Elle représente aussi bien des artistes mondialement célèbres comme Anish Kapoor et Daniel Buren que des artistes plus jeunes et/ou méconnus, tels que Zhanna Kadyrova, Elizabet Cerviño ou encore Jonathas De Andrade, qu’elle s’emploie à mettre sur le devant de la scène. Si son espace aux Moulins (Seine-et-Marne), ouvert en 2007, se distinguait par son format original en investissant une ancienne usine de 10 000 m2 avec des projets et œuvres monumentaux, les directeurs de la galerie ont souhaité compléter cette implantation française en amenant leur nom et une partie de leur programmation dans la capitale française. Inauguré fin janvier 2021 avec une exposition collective curatée par l’artiste star JR, (dont le succès se mesurait à la file d’attente quotidienne devant la galerie), l’espace du Marais affirmait déjà son parti pris audacieux : rompre avec le white cube cher aux galeries environnantes en lui préférant une façade aux airs d’épicerie de quartier et en exposant les œuvres d’art sur des étagères, au milieu de catalogues et de denrées alimentaires, en assumant pleinement de jouer avec l’idée d’un “supermarché de l’art”.
 

Depuis cette ouverture, la galerie parisienne a poursuivi ses ambitieux travaux tout en restant ouverte au public grâce à une sectorisation de ses espaces (occupant trois étages et 800 m2). Début avril, le lieu dévoilait enfin sa version finale, toujours dans la lignée du concept initié il y a un an et demi : un espace hors du commun, à mi-chemin entre traiteur italien et espace d’exposition. Dès la façade (régulièrement repensée par les artistes exposés), l’ambiguïté est de mise, et elle s’accentue lorsqu’on découvre, à peine franchi le seuil, un bar, une gelateria (glacier) à l’italienne, quelques tables et chaises, ainsi qu’une épicerie vendant des produits de la Botte, pays d’origine de la galerie et une librairie. Les espaces d’exposition proprement dits sont répartis entre rez-de-chaussée, premier étage et sous-sol.  Jouant avec l’histoire des lieux (qui accueillaient auparavant une maroquinerie), l’agence MBL Architectes a réutilisé les étagères de l’ancienne boutique, et conservé les papiers-peints et carrelages qui donnent à l’espace son caractère suranné et original. Presque labyrinthique, avec ses recoins, ses escaliers cachés, et même un espace baigné par la lumière de la cour intérieure, l’espace est capable d’accueillir de nombreux projets simultanés comme la grande exposition personnelle de l’artiste camerounais Pascale Marthine Tayou, qui présente plusieurs dizaines de productions récentes – de ses masques et totems hybrides en verre à ses tableaux colorés à base d’assemblages textiles –, ainsi qu’une exposition dédiée aux jeunes artistes brésiliens. Récemment, la galerie exposait Paloma Vauthier, jeune artiste d’à peine vingt ans issue de l’école Kourtrajmé qui proposait un projet poétique et féministe mêlant vidéo, installation et performance autour de la pole-dance, qui démontrait là une autre mission de la galerie : offrir à des artistes de tous bords, hors de son écurie, des cartes blanches et les moyens de production pour réaliser des projets in situ et gagner en visibilité.

 

 

Galleria Continua, 87 Rue du Temple, Paris 3e. Exposition personnelle de Pascale Marthine Tayou, “Bonnes nouvelles” jusqu’au 2 juillet et exposition collective “Géométries instables” jusqu’au 18 juin.

2. FORMA : un mini-musée éclectique pour l’amour de l’art

 

 

Une porte rose dragée a fait son apparition il y a quelques mois en haut de la très empruntée rue de Turenne, à l’est du Marais. Non loin des incontournables galeries Perrotin et Almine Rech, et voisine de la galerie Fitzpatrick qui y installait ses quartiers récemment, cette cloison colorée difficile à ignorer abrite un lieu d’exposition au format hybride. Baptisé, justement, FORMA, cet ancien atelier du célèbre artiste Pierre Huyghe compte bien, malgré ses murs blancs, s’affranchir du statut de galerie. Passionné d’art moderne et contemporain, son fondateur Aurélien Jacquin l’envisage davantage comme un centre d’exposition, voire un petit musée, permettant de découvrir gratuitement des œuvres prêtées pour l’occasion. L’enjeu principal ? Abattre les clivages entre institutions publiques, collections privées et établissements marchands, afin de permettre au public de découvrir gratuitement des chefs-d’œuvre historiques autant que des artistes contemporains. Inauguré mi-mars avec une exposition curatée par l’historien de l’art Éric de Chassey prenant pour point de départ une aquarelle de Henri Matisse – un paysage éthéré de 1905 aux portes de l’abstraction –, l’espace réunissait aussi bien une petite Nana de Niki de Saint Phalle qu’une sculpture de femme en bronze d’Aristide Maillol, en passant par des toiles de James Ensor et Willem de Kooning, ou des photographies de Cindy Sherman et Nan Goldin, le tout articulé autour de la notion de l’idyllique, du corps à la nature. En contrepoint de cette exposition cultivant joyeusement des rencontres anachroniques, le premier étage était consacré au jeune artiste contemporain français Edgar Sarin, dévoilant 100 peintures réalisées au fil de 100 jours. Guidé par l’ambition de collaborer aussi bien avec des galeries, des collections privées et des collections publiques d’institutions majeures pour démocratiser l’accès à des œuvres et artistes rarement exposés, mais également par la volonté d’inviter des galeries étrangères à investir son espace pour leur offrir une visibilité à Paris, FORMA se taille une place singulière dans le paysage du Marais. Ce vendredi 3 juin, l’espace inaugurera une exposition personnelle de la jeune artiste espagnole Marcella Barceló, dont les peintures et dessins ultra-colorés transportent dans un monde onirique diurne ou nocturne peuplé de jeunes filles, de fleurs exotiques et d’une végétation luxuriante.

 

 

FORMA, 127, rue de Turenne, Paris 3e. Exposition de Marcella Barceló, “Locus Amoenus”, du 3 juin au 13 juillet 2022.

Vue de l’exposition de Thomas Paquet, “Radical perspectives” chez Bigaignon. Courtesy Bigaignon

3. Bigaignon : acheter des œuvres à l’aveugle dans un coffret surprise

 

 

Depuis 2016, Thierry Bigaignon défend, dans sa galerie homonyme inaugurée rue Charlot, une poignée d’artistes contemporains repoussant les limites de l’image. Des grands noms comme Harold Feinstein aux jeunes artistes Vittoria Gerardi et Morvarid K, dont les pratiques utilisent les techniques de production d’image pour créer des œuvres à la frontière de la peinture et de la photographie, la ligne de la galerie présente avec cohérence un riche éventail d’approches innovantes du huitième art. En 2022, pour son cinquième anniversaire, l’établissement a fait complètement peau neuve : son nom a été réduit au patronyme Bigaignon et l’espace, sis précédemment au premier étage d’un immeuble en fond de cour, a pris ses quartiers en septembre 2021 rue du Bourg-Tibourg, dans le sud du Marais, pour bénéficier d’une surface plus vaste avec pignon sur rue (jusqu’alors occupée par la galerie Nathalie Obadia). Déménager et changer de nom ne sont que la première étape d’une refonte de l’identité la galerie : au-delà de l’espace principal rythmé par les expositions temporaires, la galerie s’augmente désormais d’une librairie dont la sélection d’œuvres et de livres est régulièrement confiée à différentes personnalités du monde de l’art, comme le critique et photophile Marc Lenot. Autre nouveauté assez rare pour une galerie, les réserves où sont stockées toutes les œuvres de ses artistes, généralement cachées au public, lui sont ici dévoilées dans une salle ouverte, avec un accrochage renouvelé régulièrement. Déterminé à faire de sa galerie un lieu singulier dans le paysage parisien, Thierry Bigaignon est allé jusqu’à solliciter une créatrice de mode pour concevoir un uniforme spécial pour les membres de l’équipe, et un parfumeur pour imaginer une fragrance personnalisée diffusée dans la librairie ainsi que des bougies à son effigie. Au cœur de l’identité de Bigaignon, l’innovation passe également par la présence sur des cartels de puces NFC – puces qui permettent de lire des fichiers sonores sans contact – accompagnant chaque cliché de Ralph Gibson présenté lors de sa dernière exposition personnelle, pour une visite en musique guidée par une playlist choisie par le photographe américain, ou encore des créations de NFT comme trois œuvres numériques du Franco-Canadien Thomas Paquet, dégradés de couleurs mouvants tenant compte du déplacement du soleil – pour l’une, sur le lieu où est géolocalisée l’œuvre ; pour l’autre, sur le lieu de résidence de l’artiste ; et pour la dernière sur le lieu où est géolocalisé son futur propriétaire – toutes vendues via la plateforme dédiée à l’art virtuel Danae.io. Dernière nouveauté, Thierry Bigaignon a pensé à proposer sporadiquement une forme de “pochette-surprise” : une caisse en bois au contenu unique, incluant objets et œuvres signés par des artistes de la galerie, que les collectionneurs fidèles ou curieux seront invités à acheter sans en connaître le contenu. Une manière d’attiser l’intérêt autant que de renforcer l’émotion de tomber sur de véritables pépites.

 

 

Bigaignon, 18, rue du Bourg-Tibourg, Paris 4e. Exposition de Catherine Balet, “Endless”, jusqu’au 13 juillet.

Librairie de Bigaignon.

4. Radicants : un carrefour pour les commissaires et artistes indépendants du monde entier

 

 

Théoricien et critique reconnu dans le monde entier, commissaire d’exposition et co-fondateur du Palais de Tokyo, Nicolas Bourriaud est une figure incontournable de l’art contemporain. Passé par la Tate Britain, la direction de l’École nationale des beaux-arts de Paris, puis la direction du MO.CO qu’il a quitté l’an dernier, l’homme est à l’origine d’une toute nouvelle plateforme baptisée Radicants (un nom reprenant le titre de l’une de ses publications), défendant une nouvelle manière d’aborder la création artistique à l’aune de la mondialisation, des nouvelles technologies, ou encore des études culturelles et post-coloniales. Présenté comme la “première coopérative curatoriale internationale”, Radicants est ouverte sur le monde et affranchie d’un monde de l’art parfois trop institutionnalisé, sollicitant délibérément des commissaires indépendants et des artistes des quatre coins de la planète pour des projets très éclectiques. Pour piloter cette plateforme, Nicolas Bourriaud s’est entouré de trois acteurs : le curateur Kuralai Abdukhalikova, le galeriste Cyrille Troubetzkoy et la galeriste et commissaire Barbara Lagié. C’est à Venise, le mois dernier, lors de la semaine d’ouverture de la 59e Biennale d’art, que Radicants dévoilait son premier projet : une exposition en trois volets, réunissant près de trente artistes contemporains autour de la notion du “sublime”. À présent, elle lève le voile sur son espace permanent, situé à Paris rue Commines, non loin des grandes galeries du nord-est du Marais. Jusqu’au 29 juillet, l’espace accueille l’œuvre de l’artiste israélienne septuagénaire Bracha L. Ettinger, rarement exposée en France, dont les toiles, photographies, dessins et écrits témoignent d’un grand travail plastique, visuel et théorique sur le corps, l’esprit, et la maternité, nourris par ses diplômes en psychologie et psychanalyse. Invitée par Radicants, la commissaire new-yorkaise Noam Segal a puisé dans le travail de la plasticienne une vingtaine d’œuvres, telles des séries de travaux picturaux et photographiques enrichis par l’artiste depuis quarante ans, reflets de ses recherches de autour de la matrice féminine et de l’accouchement. Parallèlement, la plateforme curatoriale inaugurera le 10 juin à Londres une exposition collective articulée autour des changements d’état de la matière, dans laquelle on retrouvera des artistes tels que Hicham Berrada, David Douard ou encore Pakui Hardware.

 

 

Radicants Paris, 18 rue Commines, Paris 3e. Exposition inaugurale de Bracha L. Ettinger présentée par la curatrice Noam Segal, jusqu’au 29 juillet.

Dana Fiona Armour, “Project MC1R” (2022). Courtesy of Andréhn-Schiptjenko. “Planet B: Climate change & the new sublime Act 1, Every Exhibition is a Forest”. Palazzo Bollani, Venice, 2022 © Photo Emanuela Lazzari