22 juil 2021

Entre fétichisme et publicité, l’artiste Isabelle Cornaro détourne les obsessions de notre époque

Finaliste pour la 21e édition du prix Marcel Duchamp, qui consacre le meilleur de la création artistique contemporaine en France, Isabelle Cornaro est cet été à l’affiche de deux expositions personnelles à Paris, au musée de l’Orangerie et à la Fondation Pernod Ricard. Une forme de consécration pour cette Française de 47 ans qui, à travers sa production artistique pluridisciplinaire investissant vidéo, peinture et sculpture, cherche à mettre le monde en tension.

Vue de l’exposition d’Isabelle Cornaro, “Infans” à la fondation Pernod Ricard / Image : Thomas Lannes / © Adagp, Paris, 2021

Ligne contre chair, rationnel contre pulsionnel, ordre contre chaos… la production artistique d’Isabelle Cornaro se fonde avant tout sur l’opposition. Depuis près de vingt ans, l’artiste française touche-à-tout investi aussi bien peinture que sculpture, installation que vidéo, autant de médiums qu’elle apprend à maîtriser avec le temps. En tant que peintre, elle vaporise avec un spray ses couleurs acidulées sur de larges formats, créant des paysages vaporeux dans d’impressionnants dégradés diffus de rouge, d’orange, de rose, de violet. En sculptrice, elle accumule à la surface de blocs d’acier des objets hétéroclites et atemporels, notamment des éventails et des bobines de fil, enduits d’un noir monochrome qui les enrobe en laissant seulement saillir leur relief. Vidéaste, elle travaille sur de courtes séquences, aussi longues que des clips vidéo, qu’elle charge de vues variées – figurines en plastique, coulures de peinture, plans rapprochés sur des corps humains… – dans des ambiances tamisées par des lumières artificielles et pop. Le point commun entre tous ces contenus : une recherche sur les régimes d’existence contemporains de l’image et leur capacité à rendre le sujet désirable, qu’il soit objet ou corps.

 

Passée par des études à l’École du Louvre puis aux Beaux-Arts de Paris à la fin des années 90, Isabelle Cornaro se prédestine à la théorie de l’art avant de comprendre que sa pratique lui correspond davantage. Lauréate en 2010 du prix de la Fondation Pernod Ricard, elle fait, onze ans plus tard, partie des quatre finalistes de la 21e édition du prix Marcel Duchamp, qui récompense chaque année une figure de la scène artistique française. Cet été, la quadragénaire est également à l’affiche de deux expositions personnelles à Paris : au musée de l’Orangerie, elle est la sixième participante au programme Contrepoint contemporain, qui invite trois fois par ans un artiste vivant à entrer en résonance avec la présence imposante des Nymphéas de Monet. Pour l’occasion, elle dévoile deux installations inédites, composées de volumes géométriques et de bas-reliefs. Jusqu’au 31 juillet, la fondation Pernod Ricard accueille quant à elle la première exposition personnelle de l’artiste se concentrant uniquement sur sa production filmique.

Isabelle Cornaro, “Paysage XI”, technique mixte, 2021 / Image : Aurélien Mole / © Adagp, Paris, 2021, Courtesy of the artist and Galerie Balice Hertling

Une pensée méthodique de l’espace

 

 

Devant les volumes rectangulaires aux allures de stèle de présentés au musée de l’Orangerie jusqu’au 6 septembre, on ne peut que se taire. Surplombant le spectateur de toute leur hauteur, ils lui imposent leur présence sacrale telle que peu osent s’en rapprocher. Un certain chaos s’en dégage cependant, sans doute dû à leur couleur profonde, un mélange de bleu nuit et de violet sombre obtenu grâce à une vaporisation de peinture au spray. Mais la puissance émotionnelle de ses œuvres importe moins à Isabelle Cornaro que l’idée qui régit leur invention : “Ma méthode de travail s’inscrit dans l’art conceptuel, c’est-à-dire qu’elle forme une analyse des systèmes de représentation d’images, déclarait-elle il y a quelques années à Numéro lors d’un entretien. Je ne suis pas telle une peintre qui aurait un geste, une technique ou un style.” À l’aura de ses œuvres, l’artiste préfère la manière dont elles structurent l’espace et agissent sur le regard du spectateur. Ces blocs orthogonaux sont imaginés d’après le principe de la perspective linéaire, apprécié des grands maîtres de la Renaissance et initialement prévu pour la surface de la toile. Une référence à l’histoire de l’art dont résulte un dispositif esthétique qui architecture l’espace et encadre le regard du spectateur. Où qu’il veuille aller, son regard glisse inévitable sur les surfaces planes de ces volumes, happé par un effet de profondeur.

 

À l’image de ce travail, Isabelle Cornaro apparaît comme une personnalité méthodique et réfléchie, qui articule ses idées avec précision. Un souci qui transparaît dans la scénographie de son exposition filmique “Infans”, présentée actuellement à la fondation Pernod Ricard. Des écrans de télévisions rétro y diffusent en 4:3 (format carré) des plans serrés sur des coulures de peinture ou des amas de faux diamants. Leur image pixellisée répond dans l’espace à des projections murales grand format, en 16/9e, entraînées dans un véritable dialogue visuel à deux échelles différentes. Aérée, la mise en scène contraste avec le contenu dense et parfois violent de ses vidéos. À un rythme effréné, les images s’y enchaînent et des plans courts se succèdent, tandis que des flash éclatent au point de transformer l’écran en stroboscope aux effets hallucinatoires : le film Accumulation (2020) porte bien son nom. Ce qui frappe, c’est moins les images elles-mêmes, de simples zooms sur des bonshommes de plastiques tâchés de peinture rouge, que leur technique de montage rapide, voulu pour rendre ce défilé d’image indigeste si ce n’est radicalement épileptique. “C’est une confrontation entre des choses pulsionnelles, affectives et une grille qui les met à distance”, décrypte-t-elle pour justifier leur mise en espace.

“Subterranean” (2017) dans l’exposition “Infans” à la fondation Pernod Ricard / Image : Thomas Lannes / © Adagp, Paris, 2021

Une obsession pour l’objet et son accumulation

 

 

Figurines chinées dans des magasins de farces et attrapes, babioles trouvées aux puces... Au sein des œuvres ordonnées d’Isabelle Cornaro, qu’elles soient en volume ou en vidéo, les objets sans grande valeur sont récurrents. En furetant entre les blocs rectangulaires de ses Paysages  – si l’on ose – se découvre tout un monde en miniature : “des objets cheap qui imitent le luxe” ou “objets dégoûtants qui imitent le gore sans en être”, comme les décrit l’artiste, soit des figurine de dinosaures, serpents et bonshommes en plastique, faux colliers de perles… “Ce ne sont que des objets qui projettent un imaginaire et des fantasme, par ce qu’ils évoquent seulement, car ils ne sont pas en eux même réellement luxueux ou gore”, ajoute-t-elle. On pourrait même imaginer la Française atteinte de syllogomanie, la pathologie du collectionneur compulsif qui ne cesse d’accumuler à l’excès des objets hétéroclites dont il est incapable de se débarrasser.

 

Si en substance Isabelle Cornaro semble dotée d’une lubie de collectionneuse, ses œuvres diffèrent radicalement des intérieurs encombrés à l’excès des victimes de ce trouble. Ses volumes géométriques agissent davantage comme des présentoirs de musées ou de vitrines commerciales sur lesquels elle dispose méticuleusement ses récoltes. Au musée de l’Orangerie, les trois bas-reliefs issus de sa série Séquence accueillent sur une même planche d’acier un certain nombre d’objets : fil à coudre, éventail et pièces de monnaie s’alignent le long d’un panneau étroit, le tout recouvert d’un noir englobant et distingué, sans qu’une seule fois l’impression de désordre ne se fasse sentir. À travers ce travail presque ornemental, les pièces d’Isabelle Cornaro confèrent à des outils banals de notre quotidien le rôle de reliques civilisationnelles. Très attentive à l’esthétique publicitaire, l’artiste a appris à maîtriser l’art de disposer, d’agencer et de sublimer l’objet de manière à le rendre désirable.

Un fétichisme visuel caché…

 

 

Derrière l’apparente rigidité de son œuvre, Isabelle Cornaro cache un attrait pour tout ce qui est de l’ordre du fantasme inavoué. Régulièrement, la plasticienne arpente les méandres du net, Youtube comme Instagram à la recherche de bribes visuelles qu’elle entrecoupe des plans qu’elle réalise elle même. Parfois, elle s’égare sur des sentiers moins balisés, comme ce site pour fétichistes des pieds dont elle raconte l’étonnante trouvaille : “Un jour je suis tombée sur une vidéo composée uniquement d’un plan fixe cadré sur des pieds nus descendant un escalier, avoue-t-elle. C’était très abstrait pour moi, ce sont des images auxquelles on n’accède pas entièrement si on n’est pas soit même sensible au fétichisme.” Dans les derniers films de l’artiste, les cadrages serrés mettent à l’œuvre ce regard fétichiste sur des corps fragmentés. Subterranean (2017) se concentre ainsi sur une main qui remue dans sa paume de minuscules (et faux) diamants au point de s’érafler (pour de faux). Les coulures d’hémoglobine recouvrent alors le membre jusqu’aux doigts, procurant par l’épanchement du liquide rouge un plaisir pictural autant qu’une réjouissance sadomasochiste.

 

Dans son traitement de l’image, Isabelle Cornaro se réfère aussi à la mise en scène publicitaire, dont elle reprend certains des codes fétichisants : clips de courte durée, plans rapprochés sur des parties du corps ou exagérément lumineux.. L’imagerie commerciale, notamment celle consacrée à des produits de luxes, emploie en effet des procédés similaires à ceux employés par l’érotisme : “Ce sont des formats très courts qui mobilisent le sensoriel, le physique et le visuel.” Le régime de la publicité étant aussi celui de l’illusion, l’artiste en profite pour tromper nos sens, menant la curiosité de notre regard sur de fausses pistes. C’est le cas dans Royaume (2020), clip dans lequel on devine deux formes sous un tissu : lorsque l’on lui demande en coulisses s’il s’agit bien de deux corps en plein coït sous un drap, l’artiste déjoue ces suppositions et révèle y pousser l’un contre l’autre son pouce et son index, emmaillotés dans un tissus moiré filmé de près. Car la pulsion réprimée se trouve toujours mise en tension dans son travail, qui en laisse paraître la présence honteuse, tandis que l’éveil du désir transite par une extrême rigueur, quasi-mathématique.

 

 

 

Isabelle Cornaro, “Infans”, jusqu’au 31 juillet à la Fondation Pernod Ricard, Paris VIIIe, et “Contrepoint #6”, jusqu’au 6 septembre au musée de l’Orangerie, Paris Ier.