Entre fascination et répulsion, 5 artistes qui interrogent notre rapport à la technologie et au progrès
Au CAPC de Bordeaux, une passionnante exposition ouverte jusqu’au 3 septembre explore avec acuité les troubles de notre société contemporaine et ses impacts sur notre avenir. “Antéfutur” parcours ainsi les questions d’environnement, de médecine, du numérique… Entre microcosmes irrespirables, lampadaires mutants et prisons numériques, Numéro art a sélectionné 5 artistes qui se penchent plus précisément sur la question de la technologie et les possibles dystopies qui en découleraient. Focus en cinq œuvres, entre fascination et répulsion.
Par Camille Bois-Martin.
1. Comment la technologie nous réduit en esclave avec Agnes Scherer
Contre le mur d’une salle du CAPC, deux corps grandeur nature sont figés côte-à-côte. L’un est endormi, écouteurs enfoncés dans les oreilles et téléphone à la main, l’autre, absorbé par l’écran de son ordinateur. Ils sont submergés par une avalanche de longs rubans turquoise auxquels sont accrochés des extraits de SMS ou de mails, tous reliés à une vingtaine de petites cloches évoquant celles utilisées jadis dans les maisons bourgeoises pour sonner le personnel. Submergés, voire totalement asservis par leur vie numérique, ces deux personnages en plâtre peints à la main par l’artiste allemande Agnès Scherer évoquent notre dépendance à la technologie. Le spectateur, sûrement muni lui aussi de son smartphone, se retrouve ainsi face à l’opérette de sa propre vie et de ses innombrables journées de télétravail passées au fond de son lit, les yeux rivés sur son écran. L’installation emprunte d’ailleurs à la biographie de la plasticienne, qui a utilisé des morceaux de ses propres conversations pour remplir les petits bouts de papiers éparpillés jusque sur le sol. Ainsi peut-on lire des échange froids, qui rajoutent à la dimension anxiogène de l’œuvre : “No pressure but it is your last chance” (“pas de pression mais c’est ta dernière chance), “Everyone’s partially miserable” (“tout le monde est partiellement misérable”)… Une servitude numérique qui emprunte sa thématique à la nouvelle Un cœur simple (1877) de Gustave Flaubert, dont l’héroïne Félicité, une domestique solitaire, se prend de passion pour son perroquet – que l’on retrouve ici peint sur une petite fenêtre de l’écran d’ordinateur du personnage de gauche, perdu parmi les mails et les documents ouverts.
2. La médecine et ses dérives : l’inquiétante table d’opération de Pakui Hardware
L’installation imaginée par le duo d’artistes lituaniens Pakui Hardware (Neringa Cerniauskaite et Ugnius Gelguda) est aussi perturbante que fascinante. Est-ce une salle d’opération abandonnée ? Un projet expérimental ? Un bloc opératoire de haute technologie ? L’absence d’êtres humains laisse planer le doute. Sur trois tables en fer, recouvertes de draps noir ou couleur chair, une membrane transparente supporte de petites masses informes en verre soufflé, semblables à des organes ou à des aliens. Au-dessus, trois bras en métal revêtus de manches en latex blanc approchent leur disque tranchant près de la table d’opération, prêts à remplacer la main gantée du chirurgien traditionnel. Ni dystopique ni tout à fait utopique, l’installation de Pakui Hardware anticipe le futur de la médecine, entre innovations et espèces mutantes, et fait écho à la course au progrès technologique en matière de santé, accrue par la pandémie de Covid-19. Vulnérables, ces petites masses reposant sur les tables – dont la forme ressemble à s’y tromper à nos estomacs – sont offertes aux gestes mécaniques de la machine qui les surplombe. Ouvrir, couper, recoudre, retirer… Leur geste semble incertain, tout autant que l’avenir d’une médecine sans intervention humaine.
3. Un monde pollué devenu insoutenable vu par Dora Budor
Éclairé par des spots qui diffusent une lumière chaleureuse, le microcosme imaginé par l’artiste croate Dora Budor est pourtant tout sauf accueillant : dans ce terrarium, l’air irrespirable est rempli d’une fine poussière qui tourbillonne tandis qu’aucune faune ou flore ne semble pouvoir se développer sur ce sol sableux ponctué de petits cratères. Intitulée Origins II, l’œuvre nous plonge dans ce qui pourrait autant être une vision de notre monde qui pourrait se situer avant toute forme de vie, comme après, dans un monde totalement déserté. Transportée par les atmosphères brumeuses et poussiéreuses des toiles du 19e siècle du Britannique William Turner dépeignant l’âge industriel, la plasticienne imagine un univers similaire en lien avec notre époque. Que restera-t-il de nous ? Notre technologie de pointe pourra-t-elle nous permettre d’adapter notre environnement à sa future destruction ? Sans donner de réponse définitive, son terrarium est un écho direct à nos progrès et à nos villes constamment en construction, auxquelles Dora Budor fait allusion en diffusant, pour accompagner son installation, une bande-son captée en direct de travaux sur un immeuble en face du CAPC.
4. L’objet technologique devient mutant avec Cooper Jacoby
Dès son entrée dans l’exposition “Antéfutur” du CAPC, le visiteur se retrouve surplombé d’un lampadaire plus que curieux, au bulbe recouvert d’excroissances et éclairé d’une lumière rose bonbon. Morceau de notre paysage citadin depuis le 18e siècle, le réverbère est l’un de ces progrès technologiques si indispensable qu’il se fond dans notre quotidien jusqu’à être oublié, garant d’une lumière permanente et d’une certaine forme de sécurité la nuit. Pourtant, ceux imaginés par l’artiste américain Cooper Jacoby et accrochés à l’entrée et à la sortie du CAPC n’inspirent aucune confiance : rose ou verte, la lumière qu’ils diffusent n’est pas adaptée à notre monde et n’éclaire pas tellement ce qui les entoure. En réalité, ces lueurs colorées mettent plus en avant leurs propres détails – éclairant les masses informes qui parcourent l’ampoule – qu’elles n’assurent leur fonction. Moulées en silicone à partir d’intestins de moutons, ces excroissances semblent suinter du lampadaire, pour tomber sur la personne qui les observe… poussant peut-être certains à confondre le réverbère avec l’un des ces portails menant vers le terrifiant « monde upside down » de la fameuse série Stranger Things, ouverts à cause d’un excès d’expérimentations technologiques…
5. Monira Al Qadiri imagine les fossiles de notre civilisation technologique
Fixées sur un mur pourpre semblable à l’intérieur d’une boîte à bijoux, des têtes de forage brillent de mille feux au milieu de l’exposition du CAPC. Leur auteure, l’artiste koweitienne Monira Al Qadiri, les a conçues à partir d’impression en 3D puis les a peintes avec de la peinture automobile irisée afin de leur offrir cet aspect brillant, fascinant, captant tels des aimants le regard des visiteurs, attirés par ces petits objets de destruction qui symbolisent le développement croissant des nouvelles technologies d’extraction du pétrole. Préocuppée par cette question, Monira Al Qadiri extrait les outils employés pour extraire des entrailles de la planète Terre cette énergie fossile, pour les exposer dans un musée, et attirer notre regard en les sortant totalement de leur contexte. Alignées, ces têtes de forage s’exhibent ainsi telle une ribambelle de progrès technologiques… et incarnent les futures fossiles de notre civilisation. Sur cette cimaise colorée, ils s’apparentent aussi à de jolies perles éclatantes, autrefois source de richesse pour la région du Golfe qui est aujourd’hui quasi détruite par le commerce pétrolier.
“Antéfutur” jusqu’au 3 septembre 2023 au CAPC musée d’art contemporain de Bordeaux.