Entre douleur et désir, comment l’artiste Berlinde De Bruyckere sculpte la passion humaine
Figure majeure de la sculpture contemporaine, l’artiste flamande Berlinde De Bruyckere poursuit avec ferveur depuis trente ans une pratique plastique centrée sur la représentation de l’être humain, de l’animal et du végétal dans sa plus grande crudité, à travers des moulages d’arbres monumentaux, des corps réalisés à partir de morceaux de cire, ou encore des couvertures, textiles et peaux de bêtes assemblées pour former des volumes étonnants, tous portés par une même tension entre souffrance et érotisme. Au MO.CO à Montpellier, l’artiste connaît jusqu’au 2 octobre sa plus grande exposition en France à ce jour, réunissant plus de cinquante œuvres – sculptures, installations, peintures et dessins – qui montrent les nombreuses nuances de son travail. Numéro l’a rencontrée en plein montage de ce projet d’ampleur, à quelques jours de son ouverture au public le 17 juin dernier.
Propos recueillis par Matthieu Jacquet.
Jeunes femmes et jeunes hommes masqués sous des couvertures ou des peaux en lambeaux, immenses branches de bois prolongées en ossements, corps de chevaux recomposés à partir de cadavres d’équidés morts de cause naturelle, ou encore figures humaines défigurées et rabotées, faites de fragments de cire moulées à même le corps avant d’être assemblées avec soin, dont la texture et la pâleur présentent un réalisme perturbant… Aussi sombre qu’elle puisse paraître, l’œuvre sculpturale et picturale de Berlinde de Bruyckere, née en 1964 à Gand où elle vit et travaille toujours aujourd’hui, traduit depuis trente ans des interrogations éminemment actuelles tout en suivant une ligne directrice dont elle n’a jamais dévié. Dans l’hôtel des collections du MO.CO à Montpellier, l’artiste flamande, qui représentait la Belgique à la Biennale de Venise de 2013, déploie depuis le 18 juin sa plus grande exposition personnelle en France – si ce n’est dans le monde – à ce jour, réunissant une cinquantaine d’œuvres dont six pièces inédites réalisées pour l’occasion. Un corpus d’une grande richesse qui permet de saisir les nombreuses nuances d’un travail longtemps réduit à sa dimension pathétique, douloureuse voire mortifère, en négligeant ses résonances plus optimistes : l’expression poétique d’un rapport fusionnel entre l’être humain et la nature, la réinterprétation de l’iconographie chrétienne et de ses figures récurrentes telles que l’ange ou le martyr pour façonner une spiritualité nouvelle, la fluidité des genres et des sexualités, la dissimulation du soi à l’heure du triomphe de l’identité, ou encore l’expression de l’érotisme dans son état le plus cru… Au fil des étages, des salles et des différentes ambiances minutieusement aménagées par les commissaires et l’artiste, la nouvelle exposition de la quinquagénaire témoigne avant tout d’un hommage profond au vivant. Pour Numéro, cette dernière revient sur l’histoire de sa pratique, ses thématiques constantes savamment déclinées et réinterprétées au fil des années, et ce projet d’ampleur au MO.CO qui marquera, sans nul doute, une étape majeure dans sa carrière.
Numéro : Votre exposition personnelle au MO.CO n’est pas une rétrospective, mais elle est tout de même l’une. de vos plus ambitieuses à ce jour. Plus de cinquante de vos œuvres, réalisées durant ces dix dernières années, y sont réunies pour dresser un vaste et riche éventail des thématiques centrales qui traversent votre pratique depuis trente ans. Que ressentez-vous devant un tel projet ?
Berlinde De Bruyckere : C’est vrai que je n’avais encore jamais entrepris une exposition aussi importante, surtout en France ! Je trouve cela très intéressant de la réaliser ici parce que l’espace est très bien construit. Il y a notamment le cœur historique du MO.CO, ancien hôtel particulier avec ses appartements étroits et intimistes : j’ai choisi d’entrer dans l’exposition par ces espaces pour donner une première idée de ma pratique, à travers la présence de mes œuvres les plus anciennes. Ensuite, on doit emprunter le couloir, et lorsque l’on arrive dans la première des trois grande salles, où sont réunies mes œuvres plus récentes et monumentales, une sorte de métamorphose commence…
“Malgré les tendances artistiques de l’époque, dès que j’ai décidé de travailler sur le corps et sur l’humain, je n’ai jamais eu la conviction de choisir la mauvaise direction.”
Depuis une vingtaine d’années, on connaît vos sculptures anthropomorphes légèrement difformes mêlant des fragments de corps humains moulés à la cire, vos assemblages de peaux de chevaux ou de couvertures, vos morceaux d’arbres aux airs d’ossements… Pourtant, votre œuvre n’a pas toujours été aussi figurative : à vos débuts, à l’orée des années 90, vous aviez une pratique plus minimale, utilisant des matériaux comme le bois et le métal pour former des structures aux formes orthogonales, bien plus abstraites. Quand et pourquoi votre œuvre est-elle devenue plus incarnée, à une époque – pourtant – où la figuration n’était pas du tout à la mode ?
Après avoir réalisé une série de maisons surplombées de couvertures – que je percevais comme des cages –, je me suis demandé où était la place de l’humain dans mes œuvres : où pouvait-il s’y retirer, avec ses pensées, ses doutes ? Ainsi, très naturellement, la première figure anthropomorphe est arrivée en 1996, sous une couverture, avec le moulage d’un corps dont seules les jambes nues émergeaient du textile. Il est très clair qu’à l’époque, la figuration n’avait pas bonne presse dans le monde de l’art. D’ailleurs peu de galeries se sont intéressées à mon travail à mes débuts, qui ont parfois été difficiles. Mais j’avais toujours suffisamment d’expositions qui me permettaient de montrer ma pratique, et, intimement, à partir du moment où j’ai décidé de travailler sur le corps et sur l’humain, je n’ai jamais eu la conviction de choisir la mauvaise direction.
On a souvent établi des rapprochements entre la crudité des corps présentés dans vos sculptures et la profession de votre père, boucher. Mais vous aviez aussi une mère fleuriste, dont on évoque moins souvent l’impact sur votre pratique. Y a-t-il des images ou des moments dans votre enfance qui vous ont particulièrement marquée et qui aujourd’hui continuent d’irriguer votre pratique ?
C’est difficile à identifier quand on a grandi toute son enfance au milieu de ces environnements, qui font complètement partie de moi. Mes parents travaillaient comme des fous et je passais en réalité très peu de temps dans leurs commerces. D’autres milieux ont également beaucoup compté pour moi. Par exemple l’internat catholique où je passais toute mes semaines de cours. Le week-end, je me rendais aussi très régulièrement chez ma grand-mère, qui vivait dans une ferme, où je retrouvais mes amis, tous enfants de fermiers. J’étais toujours en contact avec les bêtes, l’odeur du foin, la nature, les étables… Tout cela m’a aussi beaucoup imprégnée.
“En tant qu’artiste, cela me plaît énormément de réaliser une œuvre dans la nature, jusqu’à ce que la nature devienne plus forte que soi-même.”
On aurait donc tort de croire que la viande crue et le cadavre sont votre seule inspiration. En réalité, et votre exposition au MO.CO le montre bien, la question du vivant est centrale dans votre pratique, notamment le respect pour l’animal évoluant librement dans son environnement naturel.
Je dirais que les deux se croisent dans mon travail. Évidemment, du magasin de mon père, j’ai gardé les images de la viande suspendue, des bouchers qui rentrent avec des carcasses de 100 kilos sur le dos… Tout cela est imprimé à jamais dans mon esprit et ressort parfois dans mes œuvres, comme dans la série No Life Lost I [réalisée en 2015 et 2016, et présentée dans la dernière salle de l’exposition] où j’accroche plusieurs moulages en cire de peaux de bêtes à une tringle en fer. Du côté de ma mère, mes grands-parents étaient fleuristes et je me souviens précisément de leurs grands terrains remplis de bégonias orange, roses et rouges, qu’ils cultivaient avec attention. En 2000, j’ai réalisé une installation temporaire dans un pré vide pendant l’été : j’ai installé un grand tapis perse très coloré, sur lequel j’ai planté, avec l’aide de quarante personnes, des dizaines de bégonias fraîchement coupés dont les couleurs vives suivaient le motif du textile. Ce contraste entre les tons rouge, orange et roses et le vert de l’herbe était très prononcé au début de l’installation, et, peu à peu, les fleurs ont séché sous le soleil estival, au grand dam de certains visiteurs qui s’attendaient à voir les fleurs dans leurs plus vives couleurs tout au long de l’été. C’est justement l’une des choses qui me plaît énormément en tant qu’artiste : réaliser une œuvre dans la nature, jusqu’à ce que la nature devienne plus forte que l’œuvre et l’artiste eux-mêmes.
Votre travail des couvertures en est la preuve même : depuis les années 90, vous n’utilisez jamais de couvertures neuves et préférez les laisser vieillir dans la cour de votre atelier, pour que le temps et la nature fassent leur œuvre…
Plusieurs couvertures ont été en effet placées dans mon jardin pendant quelques mois, voire quelques années. À la fin, il n’en reste plus grand chose : les motifs et les couleurs disparaissent, la matière moisit ou se désagrège… Cela amène un nouveau regard sur la couverture, habituellement brillante, colorée et reflet de la tendance de l’époque. Quand les intempéries, la pluie et le soleil la dégradent, les effets qu’ils provoquent me plaisent tout particulièrement. Dès mes débuts, j’ai travaillé avec des couvertures anciennes car j’aime rappeler leur usage d’origine. Une couverture n’est pas un matériau comme un autre, c’est avant tout un objet intime et domestique : on dort avec toutes les nuits, on se couvre avec quand on a froid, certaines personnes naissent ou bien meurent dedans. Ce ne sera jamais une matière intangible que l’on pourrait froidement dissocier de l’être humain.
À propos de votre atelier, vous avez décidé de l’installer, en 1988, avec votre mari Peter Buggenhout – lui aussi artiste –, dans une ancienne école en périphérie de Gand. Quelle relation entretenez-vous avec ce lieu ?
Cette école était abandonnée depuis 1972, et, dès que nous l’avons découverte avec mon mari, nous l’avons adorée – c’est d’ailleurs pour cela que nous y sommes toujours trente-quatre ans plus tard ! À l’époque, le bâtiment était en ruine, des arbres sortaient de partout, les fenêtres et le toit étaient très abîmés… personne ne voulait réhabiliter cet endroit. Sauf nous deux, qui y avons vu immédiatement beaucoup de potentiel et étions prêts à réaliser beaucoup de travaux pour y installer nos ateliers. J’aime ce lieu à la fois parce qu’il est vaste et qu’il m’offre un contact direct avec la nature : les salles sont jalonnées de grandes fenêtres ouvertes sur la cour, on sent le vent qui rentre à travers les espaces, on voit les arbres de la cour changer au fil des saisons, ce qui crée une atmosphère très humaine. Pendant les huit premières années, nous avons même habité dans la maison de l’ancien directeur de l’école, juste à côté, avant d’emménager dans le centre de Gand.
Aidée par ce vaste espace de travail qui vous permet de créer des œuvres monumentales et de les mettre en scène immédiatement, vous êtes très impliquée et précise dans la scénographie de vos expositions. Pour quelle raison ?
C’est très naturel chez moi : cela vient directement de mon expérience d’artiste, qui a passé plus de trente ans à exposer – notamment de mêmes œuvres dans des environnements très différents. Quand je suis invitée à exposer, que ce soit dans des bâtiments anciens ou sacrés, les white cubes de galeries ou des salles de musée, je me rends toujours sur place pour faire une étude de l’espace, de la lumière, de la circulation. Cette étape est cruciale avant de commencer à penser aux œuvres. Dans l’hôtel particulier du MO.CO [devenu, depuis l’ouverture au public de l’institution artistique en 2019, l’Hôtel des collections], le parcours sur trois étages affirme un véritable parti pris : sur chaque plateau, on découvre de nouvelles œuvres, mais aussi de nouveaux mondes. J’ai ainsi réuni sur un même plateau mes Archanges et mes grands assemblages textiles sur cadre en bois fixés au mur, qui fonctionnent très bien ensemble. Le plateau contenant les chevaux et les couvertures, de son côté, traduit davantage ma proximité avec la nature : l’atmosphère y est plus douce, plus mystique, avec des œuvres très bien éclairées et visibles. Enfin, au sous-sol, à la fin de l’exposition, j’ai souhaité provoquer une expérience plus physique des œuvres, pour que le public, en passant entre les blocs de moulages de couvertures amassés au sol et les peaux suspendues aux tringles, ressente dans son propre corps des sensations particulières.
“Au sein même de les armoires, je crée toujours des choses qui vont contre les vitrines, faisant ainsi coexister deux mondes très différents, voire antagonistes.”
Cette diversité dans l’accrochage de vos œuvres surprend à chaque fois : certaines, immenses, se répandent du sol des murs jusqu’au sol, d’autres sont suspendues ou accrochées au mur comme des christs en croix, et d’autres sont encapsulées dans des bocaux ou enfermées dans des vitrines… En atteste la grande armoire vitrée présentée dans l’une des salles, qui contient de fragments de corps entremêlés dans la vitrine : j’ai appris, de surcroît, que cette œuvre était en fait celle qui se trouve accrochée au-dessus de votre lit conjugal ! Quel rôle les vitrines endossent-elles dans votre travail ?
Tous les socles, les bocaux, les armoires et vitrines sont des choses que j’ai achetées et trouvées au fil de mon parcours et que je stocke un entrepôt. Au moment où me vient une idée ou un projet d’exposition, j’apporte ces objets dans mon atelier et je commence à travailler avec. De nouveaux dialogues se tissent alors directement avec le bâtiment, car je crée souvent les œuvres par rapport au lieu où j’expose, en utilisant ces matériaux existants. Au sein même des armoires, je réalise toujours des sculptures qui vont contre les vitrines : traditionnellement, ces contenants servaient à montrer des objets ou des éléments petits, très précieux, mais moi, j’y intègre d’immenses corps de chevaux dont les pattes dépassent des portes ouvertes. À travers la vitrine, il y a aussi l’idée simultanée de la protection et de la fragilité, car on peut très facilement briser le verre, surtout ancien, en le manipulant. Mes sculptures sous vitrines font donc coexister deux mondes très différents, voire antagonistes.
Votre utilisation systématique de matériaux de seconde main est très en phase avec la conscience écologique contemporaine, notamment chez les artistes, consistant à produire en réutilisant l’existant. Quand vous est venue l’idée d’utiliser des objets et matériaux de récupération ?
Depuis mes études, récupérer des objets est une véritable passion ! Depuis des années, je vis dans une maison du 18e siècle parce que j’aime être en contact direct avec l’histoire des espaces et des objets : j’ai par exemple arraché les tapisseries d’époque de cette maison pour en faire la toile de fond de certaines de mes œuvres. Comme pour mes armoires et mes bocaux récupérés, j’écris avec ces artefacts et ces matériaux une nouvelle histoire entamée avant mon existence, et qui continuera au-delà. C’est très agréable aussi quand le public reconnaît, voire s’identifie à des éléments présents dans mes œuvres, comme ces colliers d’attelage pour chevaux de trait qui encadrent plusieurs sculptures accrochées aux murs d’une des premières salles de l’exposition au MO.CO. J’ai découvert ces objets par hasard dans une brocante en France et, sans penser à leur fonction initiale, j’ai tout de suite perçu un caractère très sexuel dans leur forme vulvaire, leur cuir abîmé… ces éléments leur apportent une force plastique et charnelle qui m’a inspirée de nouvelles sculptures, où j’ai agrégé au sein de leur ovale des volumes en tissus divers et des morceaux de cire.
“Dans mon travail, il n’est pas seulement question du soin du corps mais aussi de celui du cœur, des doutes, des questionnements sur la mort ou la passion.”
On découvre dans l’exposition votre récente série des Archanges, figures humaines montées sur des socles en bois, dressées sur la pointe des pieds, dont le corps est recouvert d’une matière drapée. En s’approchant on découvre que cette matière est un moulage en cire de peaux de bête, où restent d’ailleurs accrochés des poils d’animaux par endroits. Pour réaliser le bas des corps qui dépassent de ces œuvres, vous avez pour la première fois moulé les jambes de vos deux fils. Quand l’image de ces archanges a-t-elle émergé dans votre esprit ?
L’idée de la série m’est venue pendant la pandémie, lorsque je suis tombée sur une peinture de Giorgione où l’on voit le corps du Christ soutenu par un ange dont on aperçoit seulement les pieds, car son visage est peu éclairé. Cela m’a immédiatement fait penser aux grandes difficultés rencontrées par le personnel soignant dans les hôpitaux, qui, à ce moment-là, se trouvaient dans l’urgence et le manque de moyens, face à des patients mourants contraints à l’isolement complet. La seule chose qu’avaient les malades étaient ces infirmiers qui les accompagnaient, que j’ai voulu incarner par la figure de l’ange qui veille sur eux.
Dès son origine, votre pratique est régie par une tension entre l’aspect final de l’œuvre – qui peut paraître souffrante, mortifère voire spectrale – et le travail minutieux que vous y accordez, notamment à travers l’assemblage des morceaux de cire moulée sur les corps de vos modèles, qui relève davantage du soin, de la guérison et du vivant. Alors que de nombreux artistes s’emparent aujourd’hui de ces questions, comment percevez-vous ce rapport au soin dans votre travail ?
La pandémie est très récente, mais lorsque l’on regarde mon travail avec les couvertures depuis le milieu des années 90, c’est pour moi l’exemple même du soin : une couverture est la première chose que l’on donne à quelqu’un qui a froid, qui est malade. Et il ne s’agit pas seulement là du soin du corps mais aussi de celui du cœur, des doutes, des questionnements sur la mort ou la passion.
La question de la fluidité et de la transformation des corps, pleinement d’actualité, est présente dans votre œuvre depuis la fin des années 90 : dans vos corps, on ne voit jamais les têtes ni les visages, et parfois ni les membres ni les sexes, que ceux-ci soit retirés de la sculptures ou dissimulés par les peaux ou les couvertures. Mais vous présentez également au MO.CO des dessins très explicites de phallus et de vulves en gros plans, que l’on connaît beaucoup moins…
Mes première figures humaines étaient, dans l’ensemble, des corps sans genre, en vue de proposer une vision plus universelle de l’humain. À mes yeux, nous ne sommes qu’un, et ensemble nous formons un monde. Toute la série de sculptures Into one another, inspirée par les films de Pasolini, montrait la sexualité par la superposition des corps, sans pour autant figurer les sexes imbriqués. De l’autre côté, dessiner et peindre sur papier des sexes isolés de leurs corps est pour moi une manière différente de susciter la réaction du public. C’est tout l’intérêt d’avoir ici une exposition aussi grande, qui permette de faire découvrir tout un volet érotique de ma pratique, abordé de façon bien moins directe dans mes pièces plus connues. Mes représentations très explicites des vulves découlent d’ailleurs directement de mon travail des peaux présent dans la même salle. Quand nous avons ouvert les enveloppes d’animaux et que nous les avons couvertes de cire, du liquide en coulait parfois, des teintes pourpres ou bleutées apparaissaient, et j’y ai tout de suite vu un aspect très sexuel. Mouler ces peaux animales dans la cire, et ensuite extraire la cire de la peau au couteau est un acte très agressif et violent mais aussi très beau, car ce traitement leur donne une nouvelle vie. Finalement, mes peintures et dessins de vulves expriment aussi cela : l’incarnation de notre futur dans sa forme la plus crue.
Aujourd’hui, vous continuez de suivre votre ligne directrice tout en étant représentée par deux des plus grandes galeries internationales, Hauser & Wirth et la Galleria Continua, alors que les thématiques qui traversent votre travail depuis trente ans sont devenues des enjeux cruciaux de l’art et de la société contemporaine : la mise en relation entre l’humain, l’animal et le végétal – mais aussi la question de l’anonymisation des corps, à une époque où l’identité fait loi et où le corps se fait très incarné. Cela vous inspire-t-il de nouveaux angles dans votre production ?
Tous ces éléments sont effet des fondamentaux de ma pratique et je continue à travailler en suivant mon instinct. J’aime beaucoup reprendre des thèmes et continuer à les décliner au fil des projets : par exemple, mes structures faites de colliers d’attelage de chevaux sont plus ou moins anciennes, mais la dernière en date est la plus explicite, avec son noyau rouge qui évoque très clairement un sexe féminin. Au début de ma carrière, mon travail était sans doute moins à la mode, puis il l’est devenu au fil des années, mais dans le fond je n’ai pas beaucoup changé entre-temps. Cette période offre peut-être le moment idéal pour redécouvrir mon œuvre sous un autre angle. D’ailleurs, c’est ce qu’évoque la deuxième partie du titre de mon exposition, la notion d’ekphrasis : l’idée de trouver les mots capables de décrire mes œuvres de manière inédite et subjective, afin justement d’éviter de les enfermer dans une définition unique.
Berlinde De Bruyckere, “Pilier | Ekphrasis”, jusqu’au 2 octobre au MO.CO Hôtel des collections, Montpellier. Des œuvres de Berlinde De Bruyckere sont également visibles jusqu’au 28 août dans l’exposition collective “Il est ici, jamais ailleurs” de la Galleria Continua, Les Moulins.
Berlinde De Bruyckere est représentée par la galerie Hauser & Wirth et la Galleria Continua.