30 avr 2024

Ellsworth Kelly à la Fondation Louis Vuitton : la rétrospective d’un génie de la couleur

La Fondation Vuitton présente à partir du 4 mai une rétrospective d’ampleur consacrée à Ellsworth Kelly, grand maître de l’art abstrait disparu en 2015. Fin observateur du réel et amoureux de la nature, il invite à plonger à corps perdu dans la couleur, à travers une centaine d’œuvres, parmi lesquelles de nombreux monochromes.

Ellsworth Kelly : un artiste amoureux de la nature

 

Lorsque Claude Monet réalise sa fameuse série des Nymphéas, ses intentions sont claires : capturer, toile après toile, les impressions visuelles laissées par le bassin de nénuphars de son jardin à Giverny, pour donner l’illusion d’une “onde sans horizon et sans rivage”. Sur les dizaines de tableaux qui s’ensuivent, les composantes du paysage se diluent ainsi dans les couches de peinture à l’huile, formant de vastes ensembles d’un vert bleuté où triomphent lumières, reliefs et textures. Ici, le réalisme cède la place au ressenti, marquant dans l’Europe de la fin du 19e siècle un pas majeur vers l’abstraction picturale.

 

En 1952, Ellsworth Kelly (1923-2015) découvre les chefs-d’œuvre de Claude Monet et l’effet est immédiat. Encore à l’orée de sa carrière artistique, le jeune Américain se voit chamboulé par la puissance et la radicalité de ces toiles démesurées. Alors, cet amoureux de la nature tente à son tour de capturer l’essence du paysage en réalisant Tableau vert, peinture sur bois horizontale intégralement vert émeraude ponctué de quelques nuances plus sombres ou plus claires, d’ombres et de lumières. Si aucun élément naturel n’y apparaît formellement, on perçoit tout de même la sensation du monde végétal : on s’imagine face à un tapis de mousse, à un parterre d’herbe ou encore à une étendue d’eau sur laquelle se reflètent les feuillages touffus d’une forêt. 

 

Poursuivant la quête de son aîné impressionniste, Ellsworth Kelly réalise ici son tout premier monochrome, sans savoir que ce genre fera sa renommée internationale. Pendant les sept décennies qui suivront, le peintre originaire de Newburgh, dans l’État de New York, s’illustrera en effet par ses compositions épurées contenant le monde dans des assemblages de formes géométriques et des aplats de couleurs unies qui bousculent délibérément le cadre orthogonal du tableau, et marqueront au fer rouge l’histoire de l’abstraction picturale.

Un Américain inspiré par ses années à Paris

 

Fondamental dans la carrière de l’artiste, Tableau vert (1952) s’intègre à la centaine d’œuvres réunies dans Ellsworth Kelly. Formes et Couleurs, 1949-2015, sa grande rétrospective à la Fondation Louis Vuitton qui sera inaugurée ce samedi 4 mai. Préparée en partenariat avec le musée Glenstone (Maryland, États-Unis) pour le centenaire de la naissance de l’Américain, elle rappelle notamment combien Paris a été essentiel à la formation de son art. Après avoir servi son pays pendant la Seconde Guerre mondiale, Kelly élit en effet domicile dans la capitale française en 1948, à 25 ans, pour poursuive ses études à l’École des beaux-arts. Il y restera jusqu’en 1954. 

 

Témoin de la vivacité artistique du Paris d’après-guerre, ce grand amateur de Picasso et de Matisse s’imprègne de la création européenne, et notamment de l’avant-garde du début du XXe siècle. Son regard se tourne vers ses aînés Jean Arp et Sophie Taeuber-Arp, Alexander Calder, Le Corbusier ou encore Constantin Brancusi dont il fait la connaissance, autant d’artistes qui, tout en réduisant le réel à son essence, offrent une nouvelle expérience de l’espace, au-delà de la bidimensionnalité du tableau.

 

La peinture d’Ellsworth Kelly : un jeu entre la forme et la couleur

 

Comme le souligne le titre de l’exposition, le vocabulaire artistique de Kelly repose sur la combinaison de deux éléments fondamentaux mis au point lors de ses années parisiennes : forme et couleur. De sa chambre d’étudiant aux ateliers de l’école, l’artiste commence à découper sa toile à l’aide de lignes pures et de formes polygonales : mosaïque de carrés multicolore, rectangle segmenté en neuf bandes égales striées de traits rouges, ou simple croix dessinée par deux traits fins noirs sur fond blanc… 

 

Appliquées de façon très homogène, les couleurs sont souvent intenses et leurs combinaisons contrastées, pendant que les lignes réorganisent l’intérieur de la toile, voire en redéfinissent les contours. Il expérimente d’autres assemblages et commence ainsi à joindre plusieurs panneaux – deux, la plupart du temps, parfois une dizaine – pour créer des jeux de relief et d’optique, superposant par exemple un rectangle bleu oblique sur rectangle blanc droit. De même, les traditionnels châssis carrés cèdent volontiers la place à des cercles ou à des triangles, leurs droites deviennent courbes, et leurs angles s’élargissent ou s’arrondissent.

Si, en ce milieu de 20e siècle, le monde de l’art américain ne jure que par l’expressionnisme abstrait, l’œuvre d’Ellsworth Kelly se trouve bien loin des explosions picturales de ses compatriotes contemporains Jackson Pollock, Lee Krasner ou encore Willem De Kooning, s’apparentant parfois à de vrais combats avec la toile. Le jeune homme, lui, prépare méticuleusement ses compositions en amont de leur réalisation, préférant au jaillissement pulsionnel du feu intérieur une observation attentive du réel qui l’entoure. L’ombre portée d’un poteau électrique sur une page de son livre, le fragment d’un rideau coloré observé à travers l’encadrement d’une fenêtre, la voûte d’une église romane ou encore les collines aperçues depuis son atelier de Spencertown… Nombreux sont les éléments qui insufflent à Kelly l’idée de ses œuvres. Mais ainsi fragmentés et “abstractisés”, réduits à seulement quelques lignes et à une ou deux couleurs, ils resteront bien difficiles à identifier. 

 

 

Si vous êtes capable de mettre votre esprit en veille pour regarder uniquement avec vos yeux, tout devient abstrait.” – Ellsworth Kelly

 

 

On retrouve cette même démarche, en 1949, lorsqu’Ellsworth Kelly décide de reproduire une fenêtre du musée d’Art moderne de Paris. En superposant deux châssis à la verticale, l’artiste compose un rectangle blanc bipartite, bordé de contours noirs, dont la partie inférieure comporte deux lignes parallèles rappelant les cadres du vitrage. “Au lieu de réaliser un tableau – interprétation d’une chose vue ou image d’un contenu inventé – je trouvais un objet et le ‘présentais’ comme étant seulement lui-même”, expliquait l’artiste au sujet de l’œuvre qui donnera lieu à la série Windows, exposée en 2019 au Centre Pompidou. C’est ainsi que l’Américain théorise l’idée d’“already made”, soit une duplication plastique plus ou moins altérée du réel, en réponse au ready-made duchampien et sa transformation directe de l’objet en œuvre. C’est aussi à ce moment-là que Kelly commence à qualifier de “tableaux-objets” ses œuvres, qu’il envisage aussi bien comme peintures que sculptures et architectures. Si cette démarche le rapprochera souvent des minimalistes, voire des artistes de l’op art, ce proche d’Ad Reinhardt et de Barnett Newman se défendra toute sa vie d’une allégeance à un quelconque mouvement.

Une rétrospective d’ampleur à la Fondation Louis Vuitton

 

Au fil des sept dernières décennies et jusqu’à sa disparition, en 2015, à l’âge de 92 ans, Ellsworth Kelly a poursuivi la même entreprise artistique en restant fidèle à ses principes formels. Seules les proportions se sont agrandies : ses œuvres ont pu se déployer dans l’espace public, entre la façade de l’Art Institute of Chicago et le jardin de la Fondation Beyeler, où l’artiste a installé d’immenses structures courbes en aluminium. Lors de l’inauguration de la Fondation Louis Vuitton il y a dix ans, l’Américain dévoilait une installation permanente dans l’auditorium : derrière la scène, une peinture de six mètres de hauteur forme, depuis cette date, un arc-en-ciel découpé en douze bandes verticales colorées, auquel répondent des monochromes de diverses tailles dispersés dans la salle.

 

Pour la première fois dans l’histoire du musée, cet espace du bâtiment signé Frank Gehry s’intègre au parcours d’une exposition temporaire, succédant ainsi aux nombreux chefs-d’œuvre de Kelly, entre ses délicats dessins de plantes au crayon – qui traduisaient dès les années 50 son goût pour l’épurement du réel – et sa grande installation Yellow Curve (1990), large peinture jaune sur bois posée au sol, présentée en France pour la première fois. Dans la lignée de l’artiste, qui n’envisageait pas ses œuvres indépendamment de l’espace situé autour d’elles, la rétrospective promet d’ajouter des cloisons qui joueront avec la lumière et la confrontation physique du public aux pièces parfois monumentales. “Si vous êtes capable de mettre votre esprit en veille pour regarder uniquement avec vos yeux, tout devient abstrait”, avait déclaré un jour Kelly. Un conseil que nous gagnerons tous à suivre à la lettre.

 

“Ellsworth Kelly. Formes et Couleurs, 1949-2015”, exposition du 4 mai au 9 septembre 2024 à la Fondation Louis Vuitton, Paris 16e.