Duane Hanson : un maître de l’hyperréalisme à la Bourse de commerce
Ce sculpteur américain a cherché tout au long de sa carrière à reproduire des types humains caractéristiques. Avec un sens du détail tel que ces sculptures ressemblent à s’y méprendre à de vraies personnes. Deux d’entre elles sont visibles dans l’exposition “Corps et âmes” présentée actuellement à la Bourse de commerce.
Par Éric Troncy.
Duane Hanson, un artiste exposé à la Bourse de commerce
L’exposition “Corps et âmes”, qui a ouvert ses portes en mars à la Bourse de commerce à Paris, et qui durera jusqu’au 25 août, donne l’occasion réjouissante à ses visiteurs d’un tête-à-tête avec deux sculptures de Duane Hanson. Que l’on en voie si peu en général, et moins encore à Paris, doit beaucoup au fait qu’il n’en réalisa dans toute sa vie que cent quatorze (et quelques variantes) : humanoïdes, hyperréalistes, elles forment une population qui est le reflet de la nôtre et qu’à la fois elles montrent et elles incarnent, en effet, corps et âmes.
Toutes les œuvres d’art nous laissent, assurément, des souvenirs variés, et nombre d’entre elles disparaissent plus ou moins vite dans des recoins peu accessibles de la mémoire où on les dérange peu. Mais on se souvient, en général, de sa première rencontre avec une œuvre de Duane Hanson, qu’on ait d’ailleurs été prévenu ou non de ce qu’on allait voir. Elles répondent toutes à la même description : il s’agit d’un ou plusieurs personnages, plus vrais que nature, à taille humaine, simplement vêtus. Il ne leur manque, en somme, que la vie des humains : elles sont, sans doute possible, des sculptures. Sans même entrer dans le détail de ce que l’on voit, ses sculptures possèdent cette qualité unique aujourd’hui d’être presque des leurres, et encore, des leurres à notre image. À l’heure de la réalité virtuelle et de l’intelligence artificielle, leur réalité de choses fabriquées avec la main ne réduit en rien les interférences faites avec notre cerveau – pas bien sûr de ce qu’il voit.
D’enfant du Midwest à professeur à Seattle
Il aurait fêté cette année son centième anniversaire : Duane Hanson est né en 1925 à Alexandria, Minnesota, dans le Midwest américain, et a grandi dans la laiterie dont s’occupaient ses parents, des immigrés suédois. La famille déménagea, alors que Duane Hanson avait 5 ans, dans une ville d’à peine sept cents habitants où quelque chose s’imposa à lui : “Je crois bien que j’étais le seul excentrique du coin.” Le bambin, en effet, sculpte, peint, écrit des pièces de théâtre, joue du violon et du piano… dans un village où, dit-on, il n’y avait qu’un seul livre d’art à la bibliothèque. À 13 ans, sa première œuvre sculpturale fut inspirée d’un tableau vu dans ce livre, peint par Gainsborough en 1779, Le Garçon bleu. Les choses ne s’améliorèrent pas lorsqu’il partit à l’université : celle qu’il choisit dans l’Iowa ne proposait pas d’enseignement artistique.
Au bout d’un an, il partit donc étudier à Seattle, et à la Cranbrook Academy of Art, dans le Michigan, obtint son diplôme en 1951, puis devint à son tour professeur pendant vingt ans. Il enseigna dans divers pays, en Allemagne, aux États-Unis, observa avec curiosité l’apparition du pop art. “Je pense que cela m’a rendu plus attentif à mon environnement immédiat, à ce qui était proche de moi. Je me disais que cet art placé sur un piédestal n’avait aucun sens. Je ne voulais pas faire cela. Je voulais produire quelque chose qui me passionne, à propos de la société, de la guerre, de l’environnement, de tous ces sujets, et qui me passionne toujours autant.” Surtout, le pop art semblait à nouveau réserver une place à la figure humaine : Hanson y vit un signe lui étant adressé.
Des débuts timides dans la sculpture
“Comme ma carrière a commencé tard, j’ai le sentiment d’être en retard. Vous voyez certains artistes sillonner le monde et montrer des œuvres à l’âge de 25 ou 30 ans. Je n’ai jamais vécu cela”, confie Duane Hanson, dont la carrière n’était pas spectaculaire en effet. Il avait développé diverses méthodes successives pour produire ses sculptures, essayé diverses résines de polyester, l’acétate, la fibre de verre; tenté plusieurs manières d’implanter les cheveux plutôt que d’avoir recours à des perruques; s’était résolu au moulage sur le corps (avec parfois un bras pris sur une personne et l’autre sur une autre); avait perfectionné l’illusionnisme de sa peinture sur ces corps moulés et réassemblés. En somme, il avait mis au point un système de production lui permettant de réaliser exactement ce qu’il avait à l’esprit.
Une amie le poussait à envoyer des diapositives de ses œuvres à la galerie Leo Castelli – la galerie new-yorkaise la plus désirable à la fin des années 60. “Bah! ce n’est pas la peine, ils ne vont pas aimer ce travail”, rétorquait Hanson qui finit, parce que son amie insistait, mais surtout pour avoir la paix, par envoyer les diapositives. Deux semaines plus tard, il reçut une lettre d’Ivan Karp, le directeur de la galerie Leo Castelli (et qui présenta à Castelli les artistes pop, de Roy Lichtenstein à Andy Warhol), qui lui indiquait : “Eh bien, le travail semble très prometteur, très impressionnant. C’est le genre de travail que nous ne montrons pas dans cette galerie, mais si vous le poursuivez et que vous nous envoyez d’autres diapositives, je pense que nous pourrons imaginer quelque chose.” Lorsque Hanson vint le rencontrer un peu plus tard, Karp l’informa qu’il le recommanderait pour une exposition chez Castelli. “Mais, ajouta-t-il, je ne peux rien faire pour toi ici. Il faut venir à New York, car c’est un travail difficile à lancer et nous devons en faire la promotion.” Hanson partit aussitôt s’installer à New York avec toute sa famille.
Le visage sombre de l’Amérique vu par Duane Hanson
Les premières œuvres de Hanson montraient le visage sombre de l’Amérique, le racisme, la violence, la misère sociale : la guerre du Vietnam, les femmes battues, les sans-abri, les victimes de violences policières. Les critiques acerbes qui lui furent adressées en 1965 lorsqu’il montra sa sculpture Abortion (une version, moins grande que nature, d’une femme morte d’avoir subi un avortement prohibé par la loi) le confortèrent dans cette idée. À la fin des années 60 toutefois, son attention se resserra sur des individus du quotidien, et son œuvre se peupla des divers représentants de toute une classe sociale : ouvriers, gens de la rue, peintres en bâtiment, retraités, enfants, femmes de ménage… Des gens absolument ordinaires, en général croisés dans la rue, et soudain devenus sculptures.
“Je crois que les gens adorent contempler une sorte de reflet de leur société. La forme humaine nous est très familière, et pourtant nous n’avons jamais l’occasion de l’analyser, de l’observer vraiment, à cause des tabous qu’il y a à détailler autrui. Cela est grossier et gêne les gens. Alors ici, les spectateurs regardent l’œuvre et, dans la mesure où je produis tous types de personnages, découvrent peut-être quelqu’un qu’ils connaissent, un membre de leur famille, une personne perdue de vue, des vieux, des jeunes, des sportifs. J’essaie d’intégrer aussi des gens du passé, autant de types différents qu’il en existe.”
Ses modèles vivants furent moulés par parties dans son atelier, en fibre de verre et résine de polyester : un moulage méticuleux qui enregistre veines, poils, boutons et hématomes. Les parties furent ensuite assemblées et peintes, avant de se voir complétées de vêtements et d’accessoires qui donnent une compréhension immédiate de l’activité du personnage. Surtout, Hanson choisissait minutieusement ses personnages, prenait nombre de photographies avec son Polaroid. “Si je dois construire ma carrière sur ce travail, si ces œuvres doivent être exposées pour toujours et figurer dans des musées, et si je dois détester ce travail dans dix ans, autant m’assurer qu’il soit du meilleur niveau. C’est la raison pour laquelle je prends toutes ces photos.”
La condition humaine dans toute sa vérité
La carrière de Duane Hanson connut un tournant décisif lorsqu’il fut, en 1972, invité à participer à Documenta 5, la grande exposition quadriennale allemande, dont le commissaire était Harald Szeemann. Il y présenta deux sculptures : la première, Bowery Derelicts (1969) montre trois sans-abri affalés sur le sol de cette rue du sud de Manhattan, en piteux état – l’un d’eux a le pantalon en dessous des fesses. Cette œuvre renvoie aux sculptures anciennes de Hanson dont elle a la noirceur. La seconde est plus étrange : Seated Artist (1971) est un homme assis sur une chaise, son corps placé face au dossier. Il porte un bonnet et un jean couverts de taches de peinture. Il a les bras croisés et tient dans ses mains un catalogue consacré à Duane Hanson.
Seated Artist est l’une des deux sculptures présentées aujourd’hui à Paris dans l’exposition “Corps et âmes”. Le personnage, en effet, s’offre à nous corps et âme : derrière ses lunettes, son regard, dans le vide ou le trop-plein de ses pensées, semble être un accès direct à son âme. La connivence avec lui est facilitée par son côté ordinaire, qui caractérise l’œuvre de Hanson – une œuvre consacrée aux gens ordinaires. “En tant qu’artiste, vous cherchez à montrer la forme humaine. Recouverte de mitaines, de manteaux et de tout le reste, avec cette petite figure ronde collée au-dessus, vous voyez, c’est cela que je cherche. Il y a tant à faire. Je crois que j’en ai déjà fait beaucoup, mais je n’ai pas tout réalisé. Il y en a encore beaucoup dehors, et c’est frustrant parce que je travaille trop lentement.” On se souvient, en général, de sa première rencontre avec une œuvre de Duane Hanson. Elles répondent toutes à la même description : un ou plusieurs personnages, plus vrais que nature, à taille humaine, simplement vêtus. Il ne leur manque, en somme, que la vie des humains.
Deux œuvres de Duane Hanson sont à voir dans l’exposition “Corps et âmes”, jusqu’au 25 août 2025 à la Bourse de commerce, Paris 1er.