22 mai 2024

Dans l’atelier de Luc Tuymans : rencontre avec le peintre à Anvers

Depuis le milieu des années 80, le Flamand Luc Tuymans peint inlassablement à partir d’images existantes, trouvées sur le Web, dans des ouvrages, prises à l’iPhone… En 2019, Numéro art partait à sa rencontre dans son atelier d’Anvers et à Venise, où la Collection Pinault lui offrait alors sa plus belle rétrospective.

Portraits et vues d'atelier par Camille Vivier.

Texte par Thibaut Wychowanok.

“On me demande toujours pourquoi je peins encore.” La clope au bec, peut-être sa dixième depuis le début de l’entretien dans son atelier d’Anvers, Luc Tuymans vous regarde droit dans les yeux. “Parce que je ne suis pas con.” 

 

Les paroles de Luc Tuymans, comme ses œuvres, ne se dévoilent qu’avec le temps. À Venise, le peintre flamand a installé dans l’immense atrium du Palazzo Grassi une mosaïque à l’échelle du lieu : dix mètres sur dix. Le public la piétine, et s’émerveille des miroitements de chaque carreau au soleil, de leurs teintes beige clair et vert foncé qui scintillent en écho aux teintes du marbre du palais de la Collection Pinault. Le motif demeure abstrait. Il faudra l’observer, plus tard, depuis les mezzanines : une suite d’arbres – les vert foncé – se détachent du fond. Il faudra chercher, surtout, du côté du titre de l’œuvre. Schwarzheide (2019) provient du nom d’un camp de travail forcé allemand. Des détenus y réalisaient en secret des dessins qu’ils découpaient en lanières pour mieux les dissimuler. À l’origine de cette peinture-mosaïque : un dessin recomposé du prisonnier Alfred Kantor. Mais la mécanique perverse de Luc Tuymans vous a déjà pris en étau. Ignorant, vous fouliez aux pieds l’horreur de la guerre. Vous étiez même ébloui de sa beauté. Averti, trouvez-vous l’œuvre moins belle ?

 

Né en 1958, Luc Tuymans poursuit des études d’art en Belgique avant d’abandonner brièvement la peinture pour le cinéma. Il y revient au milieu des années 80 pour s’imposer comme un des principaux acteurs de son renouveau. Avec toujours la même méthode : peindre sa toile en une journée, le plus souvent le jeudi, le trac au ventre, à partir d’une image existante, le plus fréquemment un Polaroid ou une photo d’iPhone, “parce qu’elle est presque aussi moche qu’un Polaroid. Et le Polaroid est une émulsion, il se développe comme je peins : d’abord les teintes les plus claires, puis les zones les plus contrastées.”

L’exposition événement que lui consacre à Venise la Collection Pinault permet, avec ses 83 toiles, d’appréhender le style Tuymans : ses tonalités sourdes (“Il me faut beaucoup de couleurs pour atteindre ces grisailles”), ses perspectives aplaties (même s’il rejette le terme), ses figures et paysages virant vers l’abstraction selon qu’on s’approche ou qu’on s’éloigne de la toile. “J’aime beaucoup la peinture abstraite, confie-t-il. Mais je ne suis pas comme Rothko qui voulait que les gens pleurent devant ses œuvres. Je trouve même ça un peu con.” Tuymans choisit les images qu’il va peindre dans la vaste data base accumulée dans son atelier et dans sa mémoire. Des images qui le travaillent jusqu’à se sédimenter en une toile – le temps encore et toujours. Leur source est diverse. Un visage d’enfant déshumanisé issu du film Le Village des damnés de 1960 (The Valley, 2007). Une photo de smartphone prise à partir d’un documentaire sur le tueur cannibale japonais Issei Sagawa (Issei Sagawa, 2014). 

 

Beaucoup ont en commun d’évoquer les atrocités du monde, la Seconde Guerre mondiale et l’Holocauste en particulier. Tuymans aime mettre le doigt là où ça fait mal. En haut de l’escalier d’honneur du palais trône le portrait d’un homme endormi ou songeur. Secrets (1990) représente Albert Speer, architecte en chef du parti nazi. Les critiques ont souvent considéré que les toiles de Tuymans étaient la réponse picturale à la théorie de la banalité du mal de Hannah Arendt : l’idée selon laquelle le Mal repose dans des êtres médiocres, qui ont mis en suspens leurs convictions morales pour réaliser des actions quotidiennes, une routine du mal. Peut-être pas. Car ce n’est pas Speer que peint Tuymans, ni sa banalité. Il peint une image de Speer. Ce qui l’intéresse, c’est la valeur de cette image, plus que la valeur du sujet peint. “La peinture a toujours été la première manière pour l’homme de conceptualiser une image. Être peintre, c’est ne pas être naïf”, explique Tuymans. Fin analyste du système des images actuel, il met à mal la croyance que la photographie est une représentation du réel. “Un message sans code” comme disait Roland Barthes. Il pointe au contraire que toute image est une construction codée, une mise en scène du réel et donc un instrument de pouvoir pour ceux qui veulent cacher ou dévoiler, se montrer sous un jour flatteur ou montrer les autres comme des monstres. Qui aurait cru qu’un artiste d’un vieux médium serait l’arme idéale pour répondre à notre société du spectacle, de la post-vérité et des vérités alternatives ?

Face au flux continu d’images de l’ère de la télévision et d’Internet, l’artiste nous propose une peinture faite de chair. Ou plutôt de peau puisqu’il a ainsi intitulé son exposition vénitienne (La Pelle en italien). “La peinture répond au besoin pressant de l’expérience vécue, parmi les spectres fluides des apparitions numériques”, résume Jarrett Earnest dans le catalogue de l’exposition. On ne s’étonne pas d’entendre Tuymans s’emporter pour la première fois de l’entretien contre ces “universitaires qui ont disserté sans avoir fait l’expérience d’une vraie peinture”. Assis dans le fauteuil d’où il a l’habitude de juger ses toiles, Tuymans assène pourtant que “la peinture est anachronique”. Dépassée? Pas du tout. Anachronique parce qu’elle nous sort du présent du flux des images. Nous met à distance. Ses pigments, ses effets de surface, les gestes ancrés dans la toile, ses couleurs sont autant de disruptions qui arrêtent notre regard. Le temps se suspend. Notre cerveau se met en route. Notre réflexion peut s’engager sur l’origine même des images et sur leur processus de fabrication. Parce qu’on n’est pas plus con que Tuymans.

 

Lorsqu’il peint dans son atelier d’Anvers, l’artiste accroche sa toile au mur, et non sur un châssis qui en délimiterait d’emblée la taille. Ainsi, il peut décider une fois la peinture terminée de son cadrage, à la manière du réalisateur qu’il fut autrefois. Parfois, il zoome tant dans l’image d’origine qu’elle en devient méconnaissable. Tuymans mutiplie aussi les effets de hors-champ, “comme au début de M le Maudit de Fritz Lang. La petite fille rencontre son meurtrier. Mais on ne voit que le ballon avec lequel elle joue rebondir sur le mur, où se reflète l’ombre de l’homme. Puis le ballon abandonné. La chaise vide de la petite fille à table. Son meurtre est seulement signifié par un élément insolite.”

Tuymans se décrit comme “chirurgien”. Il dissèque, il est vrai, notre société des images où le réel est médiatisé. Jusqu’aux entrailles, même si celles-ci restent hors-champ (Hitchcock a démontré à quel point la peur naissait de ce que l’on ne voit pas). Mais le Belge n’en reste pas au constat. “À force de rephotographier, retravailler sur ordinateur, prendre des Polaroid d’une photo, l’image atteint un état de faiblesse telle qu’elle peut devenir peinture. L’image est épuisée avant que je la peigne. La résurrection vient avec la peinture.” L’exposition vénitienne, qu’il a cocuratée avec Caroline Bourgeois, est dédiée à l’understatement – cette idée que l’on est toujours en deçà de la vérité. Une image ne suffira jamais à dire le monde ni le mal qui le hante. L’exposition dresse également le portrait de l’artiste en peintre de la liberté, de la responsabilité et de l’engagement. Liberté et responsabilité du visiteur de rechercher l’information pour mieux décrypter. Engagement dans un processus de réflexion sur notre monde menant peut-être à un engagement politique, à l’image de celui de l’artiste dans son propre pays. Ou à un engagement plus inconscient. “Il y avait ce directeur de musée qui détestait mon travail, s’amuse Tuymans. Il était venu à mon exposition à la Tate Modern en 2004… Il détestait encore plus. Et puis il a fini par rêver de mes œuvres. Je crois que c’est aujourd’hui mon plus grand fan.”

 

[Article publié dans le Numéro art n°4, mai-août 2019, dans le cadre de l’exposition “Luc Tuymans. La Pelle” au Palazzo Grassi, Venise.]