23 fév 2021

Damien Hirst dissèque un géant dans les montagnes suisses

Depuis quelques jours et jusqu’au 24 mars, une quarantaine d’oeuvres de l’artiste britannique Damien Hirst sont exposées en plein air et dans certains des édifices historiques de la ville alpine de Saint-Moritz en Suisse. Intitulée « Mental Escapology », son exposition tisse des liens entre art contemporain, nature, religion et corps humain. 

Damien Hirst, Temple, 2008. Installed in St Moritz, 2021. Photographed by Felix Friedmann © Damien Hirst and Science Ltd. All rights reserved, DACS 2021

Lieu phare des sports d’hiver pour les touristes les plus huppés, la ville suisse de Saint-Moritz s’établit petit à petit comme une destination majeure de l’art contemporain en plein cœur des Alpes. Après l’ouverture en 2018 d’u nouvel espace de la galerie Hauser & Wirth en plein centre de la ville et l’exposition Aeternum du peintre américain Sean Scully l’an dernier, c’est le célèbre et volontiers provocateur artiste britannique Damien Hirst que la municipalité a invité en ce début 2021 pour une exposition personnelle aux quatre coins de la ville. Figure emblématique des Young British Artists – ce groupe d’artistes contemporains britanniques des années 80 sortant pour la plupart du Goldsmiths College à Londres et remarqués pour leur art subversif voire choquant –, le quinquagénaire se fait connaitre d’abord par son utilisation d’animaux morts conservés dans du formol, jusqu’à devenir l‘un des artistes les plus côtés sur le marché de l’art dont le travail oscille désormais entre peinture et sculpture monumentale.  Depuis quelques jours et jusqu’au 24 mars, une quarantaine de ses oeuvres sont exposées en plein air dans la ville suisse et dans certains de ses édifices historiques, tels que le Forum Paracelsus, édifié en 1400 av. J-C et récemment rénové, et l’église protestante au centre de Saint-Moritz. 

 

Gigantesques et intimement liées à la nature, deux sculptures intitulées The Monk (2014) et Two Figures with a Drum (2013) ont l’allure de monstres sous-marins ornés de faux coraux qui avaient notamment été exposées à la Punta della Dogana durant la Biennale de Venise en 2017, et retrouvent ainsi à Saint-Moritz leur habitat naturel, des fonds du lac à sa surface gelée. Au centre de cette étendue glacée, comme un disciple du Christ, un moine sculpté par Damien Hirst semble méditer impassiblement à la surface de l’eau tandis que son corps de bronze se glace un peu plus chaque jour. Car dans cette exposition, au sens propre comme au figuré, l’artiste britannique n’a pas froid aux yeux : au-dessus du lac, il installe un immense buste d’un homme dénudé jusqu’à être disséqué, dévoilant sans omissions organes, veines rouges, boyaux et muscles gonflés. Intitulée Temple (2008), la sculpture grandeur plus que nature étonne jusqu’à donner la chair de poule. 

Damien Hirst, The Monk, 2014. Installed in St Moritz, 2021. Photographed by Felix Friedmann © Damien Hirst and Science Ltd. All rights reserved, DACS 2021

C’est peut-être bien dans ce déballage d’entrailles qu’apparaît le sens du titre de l’exposition, “Mental Escapology”. L’escapologie, une technique de prestidigitation définie comme “art de l’évasion”, désigne la capacité de celui ou celle qui la pratique à se défaire de toutes sortes d’entraves (coffre, cordes, chaînes…). Ainsi, tandis que l’homme tronqué par Damien Hirst se défait visiblement de l’entrave de sa chair, son moine pourrait bien se libérer invisiblement de l’entrave de son esprit grâce à la méditation. Curieuse surprise de son exposition en plein froid hivernal : des éclats de gel se sont formés sur ses coraux incrustés. Sous le soleil des montagnes, son corps de bronze brille comme du cristal, comme pour sublimer visuellement cette illumination spirituelle. 

 

Ce dont Damien Hirst vise-t-il à se défaire, ou à nous défaire, avec cette “escapologie mentale” n’est cependant pas entièrement clair. Peuplée de ces figures anthropomorphes, son exposition pourrait peut-être inverser la sacralisation du corps humain et la désacralisation de la nature, sur lesquelles reposent nos sociétés occidentales… Car ce n’est pas la première fois que l’artiste se joue de ces réalités : lors de sa dernière grande exposition public à la Biennale de Venise en 2017, l’artiste avait inventé une histoire fantastique relatant la découverte au large de l’Afrique de l’Est d’une collection d’artefacts précieux enfouis sous les eaux depuis deux mille ans. Désormais sorti des profondeurs, le faux moine au corps difforme regarde à Saint-Moritz ce temple qu’est le géant à l’anatomie parfaitement reconstituée, que les visiteurs se garderont sans doute de regarder trop longtemps. Par peur d’attraper froid…aux yeux ou à l’esprit.