D’Alfred Hitchcock à Celia Hempton, quand les artistes deviennent voyeurs
Inspirée par le film culte “Fenêtre sur cour” d’Alfred Hitchcock (1954), la nouvelle exposition collective de la galerie White Cube réunit en ligne jusqu’au 19 janvier des œuvres d’artistes qui explorent en peinture ou en photographie le pouvoir du “voir sans être vu”. L’occasion d’explorer la fertilité du regard créateur contemporain, entre voyeurisme, nudité et renversement du “male gaze”.
Par Matthieu Jacquet.
Dans un pyjama bleu ciel, James Stewart fait face à la fenêtre, assis sur un fauteuil roulant. Plâtrée, sa jambe gauche est surélevée pendant que ses mains tiennent une paire de jumelles, à travers lesquelles ses yeux perçants scrutent l’immeuble d’en face. L’image est bien connue : elle nous vient de Fenêtre sur cour (Rear Window), film culte du maître du suspense Alfred Hitchcock. Sortie en 1954, l’œuvre n’a pas fini d’inspirer les réalisateurs qui régulièrement lui rendent hommage, des feuilletons policiers aux films tels que Paranoïak (2007). Mais son influence ne s’arrête pas là, trouvant résonance aussi bien dans la peinture que la photographie contemporaines. C’est ce que propose d’explorer la galerie White Cube avec une exposition collective dont le thème prend racine dans le chef d’œuvre hitchockien : la rencontre avec l’intimité d’autrui par l’exploration secrète et distante de son propre foyer. Présentée en ligne en raison du contexte sanitaire, celle-ci réunit les travaux de onze artistes animés par “les séductions et les dangers amenés par l’acte de regarder”.
Tout comme l’immeuble new-yorkais de Fenêtre sur cour, l’exposition de la galerie White Cube s’observe d’abord à la jumelle. Entre ses doubles contours circulaires, une vidéo d’introduction parcourt le corps d’une femme nue alanguie sur un lit tandis qu’une autre, tournée devant l’encadrure de sa fenêtre, soulève sa jupe. La première image nous vient d’un diptyque photographié par Jeff Wall en 2013 : alors que la femme est de face sur ce cliché, l’autre montre le corps nu d’un homme de dos dans le même salon, comme les deux versants d’une même pièce. La deuxième nous vient d’une maquette de la photographe américaine Laurie Simmons, qui à base de collages d’images et d’objets miniatures compose des décors dignes d’une scène de théâtre à la taille d’une maison de poupée. Dès ces deux œuvres, l’entrée dans l’intimité paraît complète : nous découvrons aussi bien les protagonistes à travers leur propre corps qu’à travers leur domicile, parfois encore plus bavard sur ce qu’ils sont. Pour preuve, la galerie expose deux photographies en noir et blanc de Carrie Mae Weems, extraites de sa série majeure Kitchen Table (1990-99). Ici, l’intrusion chez des familles afro-américaines passe par un meuble central dans la vie d’un ménage : la table de cuisine, autour de laquelle les membres d’une famille se retrouvent pour partager un repas et échanger, pour rire ou bien pleurer.
D’un portrait intime de Jeff Burton aux “bum paintings” de Gillian Carnegie – des peintures qui mettent le postérieur à l’honneur –, le corps dans l’exposition s’inspecte sous toutes ses coutures. Car si le passage du public au privé implique de quitter l’espace extérieur pour l’espace intérieur, il délaisse également la formalité du corps habillé pour la vulnérabilité du corps dénudé. Ainsi, dans ses huiles sur toiles hyperréalistes, Ellen Altfest propose des vues en gros plan de modèles masculins que l’on croirait voir devant nous tant leur pilosité et les aspérités de leur peau sont minutieusement retranscrits. Afin d’exprimer encore plus sensiblement cette impression d’intrusion, la peintre britannique Celia Hempton a quant à elle trouvé sa méthode il y a déjà plusieurs années : parcourir les sites de rencontre via webcam où les individus, souvent des hommes, exposent leur sexe sans complexe. La pudeur disparaît, levée par l’illusion fugace d’une chambre virtuelle et l’armure rassurante de l’anonymat.
Ce voyeurisme porte un nom : la scopophilie. Ou l’attrait pulsionnel du regard pour ce qu’il ne doit pas voir, motivé par le plaisir de le posséder. Commissaire de l’exposition, Susanna Greeves ne se prive pas de l’interroger à travers les œuvres présentées qui, pour la plupart, s’éloignent du fameux male gaze (“regard masculin”) théorisé par Laura Mulvey. Ici, ce n’est plus l’œil d’un homme qui domine mais celui d’artistes renversant dans leurs œuvres les représentations traditionnelles et unilatérales du désir. Dans sa toile dense et détaillée Captain, Danica Lundy raconte par exemple les intimes étapes de l’accès à la féminité et du passage à l’âge adulte, bloquées par une présence masculine menaçante qui enferme le cadre. Sur une peinture de Julie Curtiss, la vision d’un personnage de dos à travers la fenêtre est obstruée par trois ombres sans visages, allégories magrittiennes du regard pesant de figures d’autorité. Pour s’en échapper, la solution serait peut-être alors celle choisie par le photographe Paul Mpagi Sepuya : s’intégrer par le miroir dans ses propres clichés. Souvent nu, appareil photo devant le visage, l’artiste y distille des fragments d’autoportraits capturés dans son studio et devient le maître d’un jeu habile entre regardeur et regardé, guidant lui-même l’intrusion dans les coulisses de sa création. Car si au XVe siècle, Alberti définissait la peinture comme “fenêtre ouverte sur le monde”, les artistes d’aujourd’hui l’ont compris : à l’heure d’une intimité surexposée et d’une population sur-informée, l’art ne peut plus prétendre à cette ambition mais doit permettre au spectateur d’emprunter une porte dérobée, plus humble et authentique. Celle de la subjectivité d’un artiste qui, à travers son œuvre, lui prêtera quelques temps son regard comme sa propre paire de lunettes.