Comment Mégane Brauer transforme la lutte des classes en œuvres d’art
Diplômée des Beaux-Arts depuis à peine quatre ans, Mégane Brauer affirme doucement mais sûrement sur la scène artistique française une place singulière, soulignant à travers ses œuvres et solutionnant par des actions de terrain les inégalités de classe, la précarité du monde de l’art et au-delà. Jusqu’au 8 mai, elle s’illustre aux Magasins généraux, à Pantin, avec cinq artistes adolescents exilés dans une exposition-résidence inspirée par un drame survenu dans le squat où ils sont rencontrés, et présente également jusqu’au 30 avril des œuvres dans une exposition collective à la galerie Éric Mouchet. Portrait.
Par Matthieu Jacquet.
Depuis une semaine, le monde de l’art célèbre enfin la 59e Biennale de Venise, (reportée d’un an en raison de la pandémie). Comme à chaque édition, vernissages au sommet, dîners dans des palais luxueux ou encore soirées VIP dans des lieux très privés au bord de la lagune émaillaient cette semaine d’ouverture. Un bain de mondanités et d’opulence qui pourrait presque faire oublier la réalité quotidienne de nombreux acteurs de ce milieu, tels les artistes en début de carrière, soumis à une grande précarité avant de pouvoir vivre de leur pratique. À 27 ans, Mégane Brauer est justement de ceux-là. Mais cette lutte dans l’attente de la reconnaissance tant attendue, la jeune Française basée à Marseille a choisi – à l’inverse de nombre de ses homologues, de ne pas la mener en coulisses, de manière invisible. Au contraire, elle a décidé de la placer au cœur de son travail. Au point d’en faire, dans la forme comme dans le fond, un véritable manifeste.
“On est toujours dans la réalité quand on vit avec 300 euros par mois”
Sculptures à base de pâtes alimentaires et autres denrées comestibles premier prix, peintures sur des torchons de cuisine, chaises en plastique chinées dans des magasins d’articles de fête ou encore tapis rouge, jaune et bleu reprenant le logo du magasin Lidl… de la sculpture à l’installation en passant par le collage et le texte, les œuvres de Mégane Brauer grattent le vernis de l’art contemporain pour en dévoiler la part moins reluisante. Plutôt que de se laisser aveugler par ce miroir aux alouettes, elles mettent l’accent sur les rapports de classe existant aussi dans le monde de l’art, rappelant les différentes manières d’être au monde en fonction de la classe à laquelle on appartient et des privilèges dont on jouit. “On est toujours dans la réalité quand on vit avec 300 euros par mois”, déclare sans ciller la jeune femme dès le début de notre échange. Sa conscience aiguë des inégalités sociales et sa rencontre avec de nombreuses personnes en difficulté l’ont ainsi conduite à ancrer son œuvre dans une action de terrain : en résidence aux Magasins généraux, à Pantin, jusqu’au 8 mai, l’artiste présente une exposition avec cinq adolescents, dont elle a fait la connaissance au squat Saint-Just à Marseille. Situé aux portes des quartiers nord de la ville, ce lieu a accueilli, ces dernières années, plus d’une centaines de migrants et exilés étrangers, ainsi que de nombreux militants bénévoles mobilisés pour les aider et défendre leurs droits. Ensemble, les six artistes proposent une installation in situ inspirée par leur expérience commune de l’incendie de ce lieu de vie en juin 2020, qui a conduit à l’évacuation du squat. Si ce drame a marqué pour chacun d’entre eux une étape majeure dans leur vie, il a aussi fait naître un véritable sentiment de communauté, qu’ils souhaitent désormais prolonger sur le terrain professionnel et artistique.
Originaire d’un milieu populaire dans la Drôme, Mégane Brauer a longtemps pensé que le monde de l’art n’était pas fait pour elle. C’est pourtant cette route qu’elle finit par choisir, et dont elle précise les contours dans son mémoire de fin d’études, à l’école des beaux-arts de Besançon. Dans ce texte au ton acide, écrit dans un style oral, elle relate une expérience personnelle : la manière dont elle a vécu la Biennale d’art contemporain de Lyon de 2017. Elle évoque son expérience de l’espace mais aussi celle des “invisibles” de la ville, parle des différences de classe qui séparent les résidents d’un quartier des lieux d’exposition, dont beaucoup se sentent exclus. Écrire lui permet dès lors de se positionner, autant que de formuler les scénarios de ses œuvres à l’heure où le manque de moyens l’empêche de concrétiser certaines de ses intentions. À travers les premières formes qui émergent, toutefois, la jeune femme semble déjà défendre une nouvelle forme d’“art pauvre” : un art qui, loin de choisir les matériaux naturels et frustes pour dénoncer le consumérisme et la mondialisation comme l’arte povera dans les années 60, va plutôt puiser dans le versant le plus clinquant du commerce bas de gamme. Au lieu de s’en tenir à un retour à la terre, qui confinerait aujourd’hui à un idéalisme daté, l’artiste glane les rebuts du capitalisme, qu’elle enjolive afin de les rendre le plus visibles possible : des seaux de ménage se recouvrent de papier iridescent, des bouteilles d’huile en plastique jaune regroupées au sol deviennent les vases pour accueillir des tournesols, des spaghettis sont agrégés, recouverts de résine et de peinture rose brillante pour former des créatures aux airs de méduses, suspendues au plafond dans sa récente exposition personnelle à la galerie Air de Paris… “Plutôt que cacher les choses, je suis de celles qui pensent qu’il faut en rajouter trois tonnes pour que le message passe bien, assène la Marseillaise d’adoption. Comme quand tu es calé après avoir bien mangé et que ta grand-mère t’en remet dans l’assiette alors que tu n’as plus faim : tu sais que t’en souviendras. Quand ça brille, que ce soit beau ou moche, tu es obligé de regarder.”
“Plutôt que cacher les choses, je suis de celles qui pensent qu’il faut en rajouter trois tonnes pour que le message passe bien.”
Pour Mégane Brauer, la honte liée à la précarité doit changer de camp : plutôt que se placer en victime, l’artiste doit pouvoir assumer et revendiquer ses conditions de vie, si misérables soient-elles, dans une société où discrétion est encore synonyme de luxe et de supériorité sociale. L’idée de “poor power” (pouvoir du pauvre) lui vient alors qu’elle réalise une vidéo avec son ami Mathieu Henejaert au son de Bitch Better Have My Money de Rihanna, parodie adressée aux structures d’État censés venir en aide aux plus démunis. “On se disait à l’époque : “pourquoi, à chaque fois qu’on va voir l’assistante sociale, on chouine ? Pourquoi on n’y va pas en réclamant nos thunes, avec des manteaux de fourrure achetés en fripes, qu’on ne devient pas bling-bling au lieu de se mettre dans un coin comme un chien qu’on va frapper ?” Chez l’artiste, cet empowerment passe aussi par la technique, comme avec le tapis qu’elle réalise à partir de pompons en laine, inspiré par sa mère qui en confectionne tous les jours depuis des années pour décorer sa maison. En faisant surgir dans les pompons le logo de l’enseigne discount Lidl, Mégane Brauer rend à la fois hommage aux millions de Français qui, comme elle, n’ont d’autre choix que d’y faire leurs courses pour vivre, et aux femmes qui se battent tous les jours pour travailler dans des conditions difficiles. Présentée actuellement à la galerie Éric Mouchet, l’œuvre est d’ailleurs baptisée L’Odyssée de Pénélope : “On ne parle pas de l’odyssée d’Ulysse ou d’Hercule ici, justifie-t-elle. On parle de l’odyssée des meufs qui bossent et se démerdent au quotidien, puis qui à la fin de la journée se mettent à faire des pompons pour penser à autre chose. Et même si ça ne change rien dans leur vie, le lendemain elles recommencent, car elles le font avant tout pour elles. Pour se vider la tête et se sentir mieux.”
Sortie de l’école il y a à peine quatre ans, Mégane Brauer n’a pas tardé à démontrer par des actions concrètes son soutien à ses homologues tout juste diplômés. “On ne vient pas te chercher quand tu finis tes études d’art : si tu es invisible et ne mets pas en place des projets par toi-même, tu le restes !” Refusée dans plusieurs résidences, la Marseillaise d’adoption fonde avec deux amies artistes, Anne-Claire Jullien et Léa Laforest, sa propre résidence Freedfromdesire en septembre 2020. Chaque année dans le Jura, les trois femmes invitent pendant une semaine des artistes tout juste sortis d’école dans un lieu insolite, tels qu’un magasin de bricolage local, et leur fournissent hébergement, repas et budget pour produire une œuvre qu’ils présenteront à l’issue de cette semaine de travail dans une exposition collective. Une manière de tisser des réseaux à l’orée leur carrière tout en respectant leurs droits. En effet, dans un milieu créatif où les abus – notamment le travail non rémunéré ou rémunéré en simple « visibilité” – sont légion, Mégane Brauer et les deux autres membres du collectif se démènent pour trouver les lieux et les subventions propices au bon déroulement du projet. Leur objectif : traiter avec respect leurs consœurs et confrères, tout en les mettant en garde sur les réalités du métier. “La résidence ne dure qu’une semaine parce que si elle était plus longue, on ne pourrait pas les payer. D’ailleurs, des artistes nous ont proposé d’y participer sans être rémunérés et on a refusé : on prend le parti de ne pas faire les choses si elles ne rentrent pas dans nos principes, et cela implique qu’ils soient tous payés correctement et équitablement.”
Un engagement qui continue de se développer dans l’exposition-résidence que Mégane Brauer présente actuellement aux Magasins généraux, animée par un enjeu encore plus concret : l’obtention de droits d’auteur, un privilège auquel les jeunes artistes peinent souvent à accéder faute d’information et d’accompagnement. Invitée par le centre de création à présenter un projet personnel, l’artiste s’y efface volontairement derrière une œuvre de collaboration avec Anes Hoggas, Samet Jonuzi, Suela Jonuzi, Ersi Morina et Klevis Morina, les cinq adolescents exilés avec lesquels elle a formé au squat Saint-Just un groupe de travail dès février 2020. “Au début, ils étaient comme mes petits cousins”, se remémore-t-elle, avant que leur amitié ne se mue en projet artistique. Intitulée “Uni·e·s par le feu”, l’exposition s’articule autour de leur expérience commune de l’incendie du squat, qui résonne aussi avec un autre incendie, plus ancien, vécu par Mégane Brauer dans un foyer lorsqu’elle était plus jeune. Dans l’espace d’exposition, alors que des néons et projecteurs installent par leurs nuances orangées une ambiance ardente, que les tas de charbon dispersés dans la salle et les cyprès enracinés sous des sacs poubelle plantent le décor d’une forêt, l’écoute sur audioguide des récits des six artistes réunis transforme l’image d’un feu destructeur en feu convivial, tel celui qu’allumeraient des vacanciers nomades le soir avant de rejoindre leurs tentes.
Sans lien direct avec l’incendie qui les a réunis, les histoires racontées par les artistes traduisent leur regard sur leur quotidien avec une intimité et un calme réconfortants : l’une raconte son voyage a Grenoble, qu’elle compare avec Marseille, l’autre déroule sa journée de la veille, entre match de foot, cours de maths et bagarres entre copains, Mégane Brauer évoque son champignon préféré… Dans un coin de la salle, le groupe a imprimé des formulaires administratifs officiels Cerfa, invitant les visiteurs à les remplir pour témoigner de leur œuvre. Car dans ce théâtre poétique, l’objectif juridique et administratif est clair : conseillés au fil de cette résidence par plusieurs juristes, les six participants souhaitent par ce projet être reconnus comme artistes aux yeux de l’État français. Six chaises en plastique savamment disposées dans l’espace invitent le visiteur à s’asseoir pour écouter leurs récits et remplir ce papier. Alors que les fils pailletés rouges et dorés derrière les sièges ondulent et scintillent au fil des courants d’air qui traversent la salle, chacun peut désormais contribuer au destin d’une bande d’amis unie par le feu… et par l’art.
“Uni·e·s par le feu”, une exposition-résidence de Mégane Brauer, Anes Hoggas, Samet Jonuzi, Suela Jonuzi, Ersi Morina et Klevis Morina, jusqu’au 8 mai aux Magasins généraux, Pantin.
Mégane Brauer fait partie des artistes présentés dans l’exposition collective “Comme si”, jusqu’au 30 avril à la galerie Éric Mouchet, Paris 6e.