Comment l’exposition “Hotel Sahara” chahute les clichés sur le désert
Souvent mis en scène pour séduire une vaste fréquentation touristique, le désert du Sahara convoque de nombreuses représentations et autant d’imaginaires. Aux Magasins Généraux à Pantin, dix jeunes artistes, tous originaires d’un pays traversé par ce désert long de 5000 km, présentent jusqu’au 2 octobre le fruit d’une semaine de résidence en plein cœur de son territoire aride, où ils rejouent et déjouent ses représentations exotisantes venues d’Occident et d’Afrique.
Par Alexandre Parodi.
Le Sahara est, depuis les premières périodes coloniales, une source inépuisable de fantasmes. Le grand désert nord-africain se déploie dans les imaginaires comme autant de vues de cartes postales plus attrayantes les unes que les autres. Mais, comme nous le rappelle Maïa Hawad, doctorante en philosophie politique spécialiste du sujet, “la majorité des imaginaires et des récits concernant le Sahara ont été produits à l’extérieur de celui-ci. L’Empire français a ainsi présenté le Sahara comme un eldorado à conquérir.” “Hotel Sahara”, l’exposition initiée par les directeurs artistique des Magasins généraux à Pantin, Anna Labouze et Keimis Henni (en collaboration avec Maïa Hawad), a pour ambition de questionner l’ensemble de ces représentations et fantasmes. Conçues spécialement pour l’occasion par les dix artistes participants au cours d’une semaine d’immersion dans la région de M’Hamid El Ghizlane, au Sud-Est du Maroc, toutes les œuvres présentées jusqu’au 2 octobre dans le bâtiment bordant le canal de l’Ourcq s’inscrivent dans la même démarche : produire à partir de leur expérience concrète du désert saharien de nouveaux récits, détachés des visions exotisantes venues le plus souvent de l’Occident.
Après avoir soulevé un lourd rideau noir, le visiteur pénètre dans l’unique salle d’exposition, un vaste espace décloisonné aux allures de hangar au rez-de-chaussée. Le gris des murs bétonnés déroge dès lors aux tons orangés solaires qu’il pouvait s’attendre à trouver : rien ne recouvre l’architecture brute des Magasins Généraux, un bâtiment industriel construit dans les années 30 réinvesti il y a seulement quelques années. Du plafond, traversé de conduits d’aérations en aluminum, aux piliers de bétons qui jalonnent la salle, tout semble fait pour bousculer l’image d’Épinal du désert, ses dunes immaculées, ses oasis paradisiaques et ses chameaux. Jusqu’à la faible luminosité du lieu, dont la baie vitrée a été recouverte de films teintés qui filtrent les rayons venus du dehors. En seulement quelques pas, le spectateur se retrouve dans une bulle, comme pour mieux mettre à jour ses propres présupposés : “Pantin est très éloigné géographiquement de notre sujet, précise Keimis Henni, co-commissaire de l’exposition. On a voulu oblitérer un peu la vue du canal de l’Ourcq. Les vitre filtrées permettent de créer cet espace neutre, abstrait, quelque part entre Pantin et le Sahara”.
“Lors du voyage, les artistes se sont rendus compte que leurs perceptions du Sahara étaient très éloignées de la réalité.”
C’est justement cette distance avec laquelle jouent les dix artistes invités pour l’exposition, tous originaires de pays traversés par le désert qui s’étend de l’Afrique du nord à l’Afrique centrale, d’Ouest en Est (Algérie, Égypte, Libye, Mali, Maroc, Soudan et Tunisie). Certains vivent et travaillent dans ces pays, d’autres sont établis en Europe voire nés en France, mais tous ont noué avec cette région, terre de leurs parents ou de leurs grand-parents, une relation particulière : “Avant la résidence, les participants se sentaient tous proches de cette région, surtout ceux qui résident à proximité, ajoute Keimis Henni. Mais au cours du voyage, ils se sont rendus compte que leurs perceptions étaient très éloignées de la réalité. La réalité du Sahara est aussi invisibilisée auprès des Africains eux-mêmes, qui nourrissent et colportent leurs propres projections.”
Si l’on pourrait s’attendre à pénétrer une nature brute, aride et dépouillée, il n’en est rien dans l’“Hotel Sahara”, où les écrans prolifèrent. Ces derniers viennent justement déjouer des représentations idéalisées du désert, construites à partir des photographies prises par les touristes puis diffusées sur les réseaux sociaux. Ainsi, la Marseillaise Sara Sadik retrace es vacances filmées d’un groupe de jeunes Français d’ascendance marocaine. Tissant un récit à partir de séquences trouvées dans des stories Snapchat qu’elle diffuse simultanément sur deux écrans verticaux, tels des smartphones à grande échelle, l’artiste de 27 ans révèle les investissements imaginaires et identitaires de cette bande d’amis, en quad et en roue arrière, sur les traces de leurs origines. Non loin de ces écrans flotte un panneau LED, semblant davantage provenir d’un décor urbain de mégapole que de celui d’un désert. Pour ceux qui ne lisent pas le tamazight – la langue berbère –, les mots défilant sur cette bande lumineuse conservent tout leur mystère, tandis que pour les initiés, la plasticienne et calligraphe libyenne Tewa Barnosa livre un message aux airs de mise en garde : “Le Sahara n’est pas un hôtel.” Un rappel que le désert n’est pas seulement un espace de divertissement touristique, mais avant tout un lieu de vie pour des populations autochtones sédentarisées.
Vivre au Sahara, c’est aussi évoluer parmi une foule d’acteurs géopolitiques imposant chacun leur propre mode de contrôle aux populations locales.
Pour faire tomber les clichés sahariens, les artistes n’hésitent pas à détourner certains de ses éléments majeurs. À commencer par le sable, ingrédient principal d’une vision exotique du désert. Ismail Zaidy, artiste qui réside à Marrakech, le réemploie dans son installation Dunes Symphony, une suspension de tissus transparents imprimés aux motifs de ses photographies des dunes rougeâtres du désert. Selon qu’il s’arrête sur les images représentées ou qu’il les traverse du regard, le spectateur sera libre se contenter du cliché – à entendre dans les deux sens du termes – ou de porter son œil plus loin. Trouver d’autres manières d’approcher et d’embrasser ce corps minéral géant suppose également de se laisser envahir par lui. Face à l’écran d’une télévision où défilent des bandes vidéos extraites de caméras de surveillance, entrecoupées par des plans pris dans l’environnement désertique, on observe les faits et gestes de la danseuse Hanin Tarek. Lorsqu’elle surgit dans le champ de vision de la caméra, l’Égyptienne se déplace à reculons, pieds et mains sur le sol beige éclatant, avant de se rétracter dans une position presque animale, comme hostile aux regards voyeurs qui la scrutent derrière l’écran. Sa chorégraphie exprime le sort des populations sahariennes, soumises à un régime de surveillance très strict. Car vivre au Sahara, c’est aussi évoluer parmi une foule d’acteurs géopolitiques – milices locales, militaires rattachés aux puissances occidentales, entreprises pétrolières et extracteurs d’or –, imposant chacun leur propre mode de contrôle aux populations locales.
Au milieu des œuvres disposées dans ce grand hangar, un dôme noir impose sa présence, dont l’aura inquiétante en fait le centre de gravité de l’exposition. Sa structure bombée et sombre rappelle le dos d’un pimelia, coléoptère de la famille du scarabée qui devient ici symbole de liberté : son déplacement dans le désert outrepasse les lignes de frontières imposées par la politique internationale. Si les dix artistes ont imaginé ensemble la scénographie de l’exposition, c’est dans cette installation centrale et collective qu’ils semblent harmoniser leurs pratiques respectives, bien que très différentes. Lorsque l’on s’en approche, la carapace défensive devient une tente accueillante, à l’intérieur de laquelle les sens du visiteur sont chamboulés : une nuit complète couvre sa vue tandis que la diffusion d’un bruit blanc l’empêche d’entendre le reste des sons diffusés dans l’exposition. A la fois visuelle et auditive, la confusion du public évoque le trouble sensoriel expérimenté par les artistes, alors plongés dans l’immensité du Sahara. Durant leur semaine de résidence sur la rive marocaine du désert, “les moments de création artistique les plus intenses ont plutôt eu lieu la nuit, dans la fraîcheur, la pénombre et le froid”, confie Keimis Henni. Comme si les artistes avaient dû eux aussi se plonger dans le noir pour mieux se débarrasser des images assénées par le jour, avant de donner naissance à des représentations inédites.
“Hotel Sahara”, jusqu’au 2 octobre aux Magasins Généraux, Pantin.