5 mar 2021

Comment les photographies d’Andy Warhol capturent la folie artistique de son époque

Génie méconnu de la photographie, Andy Warhol laisse pourtant un héritage monumental fait de centaines de clichés, constituant un riche témoignage d’une époque culturelle et artistique florissante. Jusqu’au 10 avril, la galerie Italienne expose à Paris une partie de ces tirages emblématiques, extraits de la plus grande collection de photographies d’Andy Warhol que son propriétaire, James Hedges, a accepté d’éclairer pour Numéro.

© 2020 The Andy Warhol Foundation for the Visual Arts, Inc. / Licensed by Artists Rights Society (ARS), New York. Photo courtesy of Jack Shainman Gallery and Hedges Projects
© 2020 The Andy Warhol Foundation for the Visual Arts, Inc. / Licensed by Artists Rights Society (ARS), New York. Photo courtesy of Jack Shainman Gallery and Hedges Projects
Self-Portrait, c. 1977 © 2020 The Andy Warhol Foundation for the Visual Arts, Inc. / Licensed by Artists Rights Society (ARS), New York. Photo courtesy of Jack Shainman Gallery and Hedges Projects

À quelques pas du Louvre, l’enceinte bétonnée et épurée de la galerie Italienne s’est partiellement vêtue de rose clair pour y accueillir les Instantanés d’Andy Warhol. Sur le mur qui fait face à l’entrée, un épais trait acidulé enveloppe cinq cadres blancs, avec en leur centre, minuscules, cinq Polaroïds. Il faut alors s’en approcher pour mieux distinguer ces cinq autoportraits de l’artiste, premiers pas d’un voyage immersif dans son quotidien hors du commun et dans l’intimité des dix dernières années de sa vie. En plusieurs dizaines de tirages, l’exposition présentée par la galerie italienne jusqu’au 10 avril retranscrit la passion de l’artiste pour la Ville Lumière, lui qui possédait un appartement dans la très chic rue du Cherche-Midi : on y découvre notamment, au centre de la deuxième salle, un collage qu’Andy Warhol a réalisé lorsqu’il a été invité en tant que co-directeur artistique de Vogue Paris, en avril 1984. Car si l’on connaît très bien les dessins, peintures et sérigraphies de l’Américain, sa pratique photographique prolifique est, quant à elle, moins révérée, renfermant pour autant de nombreux trésors insoupçonnés. 

 

Pour comprendre comment ces clichés ont rejoint en 2021 les cimaises de la galerie, il faut remonter jusqu’à leur propriétaire. En 1987année de la mort d’Andy Warhol, James Hedges – alors un businessman passionné de photographie cherchant à investir dans l’art – commence son voyage au cœur de la vie et de la carrière du “père du pop art”. Coup de pouce du destin, son petit ami est un membre de la Andy Warhol Foundation, qui au lendemain du décès de l’artiste met en vente des centaines de ses œuvres (dessins, peintures, photographies) pour soutenir la jeune création contemporaine. Le jeune homme acquiert d’abord un dessin, puis 4, 5 Polaroïds… s’étonnant de l’accessibilité de leurs prix : “Cela commençait autour de 50 000 $, ce qui, vous savez, est peu cher pour de l’art contemporain !”. Si le businessman voit en premier lieu cette opportunité comme un nouvel investissement, il se prend rapidement de passion pour les clichés énigmatiques d’Andy Warhol. En collectionneur patient et dévoué, il en acquiert au fur et à mesure une quantité impressionnante dont il tait le chiffre exact, mais que l’on sait la plus grande collection au monde dédiée aux photographies de l’artiste aujourd’hui.

Sex Parts and Torso, 1977 © 2020 The Andy Warhol Foundation for the Visual Arts, Inc. / Licensed by Artists Rights Society (ARS), New York. Photo courtesy of Jack Shainman Gallery and Hedges Projects

Toujours scotché à un appareil photo, Andy Warhol faisait de la prise de vue une pratique quotidienne, pouvant prendre jusqu’à 200 images par jour. Ses séances photos au Polaroïd couleur, d’abord, sont le matériel principal de ses peintures : sans elles, certaines des œuvres les plus emblématiques d’Andy Warhol “n’existeraient tout simplement pas” d’après James Hedges, qui fait notamment référence aux autoportraits rouges du visage ébouriffé et sévère de l’artiste. Le collectionneur détaille d’ailleurs son procédé : “Il prenait une petite centaine de photos [de son modèle], puis [avec lui] en sélectionnait une douzaine. Ensuite, Andy Warhol choisissait la meilleure, avant de se rendre dans une boutique de photographie et de demander un agrandissement. Après, il en faisait un pochoir, ou peignait directement par-dessus.” A la galerie Italienne, les Polaroïds ne sont désormais pas exposés en tant que support de travail mais en tant qu’œuvres d’art à part entière. Les clichés aux couleurs douces, où le flash rend la peau des sujets laiteuse, les bleus intenses et les ombres tranchées, dévoilent le besoin d’authenticité de l’artiste. Devant un unique fond blanc, Andy Warhol immortalise des escarpins jetés pêle-mêle sur le sol, des fruits, des fleurs, au même titre qu’une chute de reins, qu’un torse ou qu’un visage – le sien, celui de Blondie ou de Grace Jones –, accordant toujours un soin précieux au cadrage pour mettre son sujet en valeur. “Il savait ce qui allait attirer vous, moi, n’importe qui dans la rue”, confie James Hedges, répétant souvent à ceux qui l’interrogent sur l’œuvre de l’artiste qu’il existe “un Andy Warhol pour tout le monde”.

Jean-Michel Basquiat and Private Jet, 1983 © 2020 The Andy Warhol Foundation for the Visual Arts, Inc. / Licensed by Artists Rights Society (ARS), New York. Photo courtesy of Jack Shainman Gallery and Hedges Projects

Et quand il n’est pas dans sa célèbre Factory, atelier new-yorkais où se croisent régulièrement les personnes qui l’inspirent et qu’il capture avec son Polaroïd, l’artiste originaire de Pittsburgh se déplace constamment en compagnie de son 35mm argentique. Entre 1977 et 1987, il documente son quotidien et capture des instants uniques réunissant des figures majeures de l’époque, comme la fois où il réunit Dolly Parton, l’incontournable chanteuse de country et Keith Haring, l’artiste branché new yorkais, autour d’un repas dans un grand restaurant – “personne ne s’attendait à ça !”, s’exclame James Hedges. Au fond de la galerie italienne, on découvre d’ailleurs une salle entièrement dédiée à ces clichés argentiques en noir et blanc, aussi sensibles qu’historiques : le peintre Jean-Michel Basquiat malicieux au pied d’un avion, ou encore la fille de Pablo Picasso tenant un chien dans ses bras, dans l’intimité de la maison familiale. “Ce qui fascine les gens à propos de ces photos, c’est qu’il avait accès à des personnes auxquels personne n’avait accès.”, comme le précise James Hedges, qui en constituant sa collection s’est fait une joie de découvrir ces instant “où les artistes se rassemblent pour donner naissance à quelque chose d’exceptionnel”. Dans l’exposition “Instantanés”, les dizaines de tirages réunis ravivent précisément ces moments uniques, se faisant autant de preuves précieuses d’une période de bouillonnement artistique.

 

“Andy Warhol : Instantanés”, présentée à la Galerie Italienne, du 2 mars au 10 avril 2021.