Comment le peintre Kehinde Wiley est devenu une star de l’art contemporain
La révélation, en 2018, du portrait officiel de Barack Obama commandé à Kehinde Wiley propulsait le peintre au rang de star de l’art contemporain. Au-delà de sa célébrité planétaire, l’Afro-Américain a surtout fait entrer dans le cadre de la peinture d’histoire ceux qu’elle avait décidé d’ignorer jusque-là. Fidèle à son propos, il expose du 23 avril au 24 juillet à la Fondation Cini, dans le cadre de la 59e Biennale de Venise, un projet de grande envergure et éminemment politique. Kehinde Wiley est également le mentor 2022 de la fondation Reiffers Art Initiatives pour la jeune création et la diversité culturelle. Il accompagnera pendant plusieurs mois le jeune artiste franco-sénégalais Alex Diop jusqu’à son exposition au Studio des Acacias en octobre 2022.
Texte par Matthieu Jacquet.
Portrait par Brad Ogbonna.
Chercher à joindre Kehinde Wiley au téléphone est un peu comme courir après la “Beyoncé de l’art contemporain”. Mais lorsqu’on y parvient enfin, l’artiste afro-américain au succès planétaire, que l’on pouvait craindre distant et expéditif, revient avec plaisir sur les grands moments de sa vie, exprime ses idées dans le détail et se montre amène et généreux, faisant immédiatement oublier les efforts déployés pour s’immiscer dans son emploi du temps très chargé. Car les journées de l’homme de 45 ans sont aujourd’hui réglées comme une horloge : partageant sa vie entre New York, Dakar et Lagos, où il séjourne lorsqu’il répond finalement au téléphone, le Californien de naissance est en transit permanent. Il faut dire que Barack Obama n’y est pas pour rien. Depuis que le 44e président des États-Unis l’a invité à peindre son portrait officiel, Kehinde Wiley est partout. Du Brooklyn Museum à la National Gallery de Londres, en passant par l’Art Institute of Chicago ou encore le château de Malmaison à l’ouest de Paris, les institutions artistiques internationales s’enthousiasment pour ses toiles hyperréalistes et ultra colorées, aussi sucrées et séduisantes qu’épiques et dramatiques, qui mettent les corps noirs en majesté. “Il était l’un des premiers à interroger frontalement la place des ‘non-Blancs’ dans l’histoire de l’art, commente le galeriste Daniel Templon, qui représente l’Américain à Paris depuis douze ans. Il le fait avec virtuosité et subtilité, dans une exploration plus large du rôle de la peinture, du pouvoir politique ou de l’état de nos sociétés globalisées.” Dernière preuve en date de son succès, Kehinde Wiley participe fin avril à la toujours très attendue 59e Biennale de Venise, avec une exposition inédite. Une vie à cent à l’heure qui, pour l’instant, ne semble pas le faire vaciller. Elle pourrait bien au contraire voir s’exaucer tous les rêves de celui qui, enfant, imaginait ses œuvres exposées dans les plus grands musées.
L’appétit artistique de Kehinde Wiley lui vient très tôt. Durant son enfance dans un quartier populaire du sud de Los Angeles, sa mère – Texane d’origine et propriétaire d’une boutique d’antiquités – décide de l’inscrire, avec son frère jumeau, à un programme éducatif culturel. Le garçon grandit alors en fréquentant deux fois par mois les musées du sud de la Californie où il découvre les beaux-arts européens, notamment les maîtres français de la peinture de genre et d’histoire des xviiie et xixe siècles, comme Jean-Honoré Fragonard, Jean-Auguste-Dominique Ingres ou Jacques Louis David. Coup de foudre. Kehinde Wiley transforme son obsession picturale en projet de vie : lui aussi sera peintre et travaillera d’arrache- pied pour atteindre la maîtrise technique de ses aînés. “Je me disais que, même s’il était peu probable que je devienne célèbre grâce à mon art, il fallait au moins que je m’y prépare !” se remémore avec amusement l’artiste, qui n’envisage alors aucune autre vocation. Ce sera direction le San Francisco Art Institute pour son cursus secondaire, puis la Yale University pour la suite. La précarité de son quotidien va alors contraindre Kehinde Wiley à devenir modèle vivant pour financer ses études et son matériel. Une expérience de la nudité en public qu’il décrit aujourd’hui comme “pénible” et “humiliante”, tout en ajoutant qu’elle lui a permis de comprendre le corps humain d’un autre point de vue.
Sur la toile, l’artiste s’essaie d’abord à l’imitation avant de se lancer dans la création. En bon apprenti copiste, les yeux rivés sur les grands portraits occidentaux de jadis, il reproduit attentivement la précision et la douceur des modèles, la profondeur de leurs regards, la teinte immaculée de leurs peaux diaphanes et l’ambiguïté de leurs légers sourires, jusqu’aux vêtements qu’ils portent et aux intérieurs dans lesquels ils se trouvent, fastueux symboles de leur statut social. Mais un point l’interpelle : mettant pour la plupart en scène des aristocrates blancs de l’Ancien Régime ou du Premier Empire, ces tableaux sont à eux seuls les signes ostentatoires d’une richesse, d’un pouvoir et d’une liberté socio-économiques dont l’Américain est éloigné en tous points. Désireux de produire un art “personnel et familier”, Kehinde Wiley commence alors à se peindre lui-même dans ces décors opulents, si longtemps accaparés par les classes blanches dominantes, avant d’élargir ses sujets à son propre groupe social. Pour recruter des hommes noirs et métis à son image, eux aussi issus de quartiers populaires, la rue reste le meilleur vivier. Légèrement intimidé au départ, il aborde ses voisins de New Haven (Connecticut), où il réside pour ses études, avec la volonté de les impliquer directement dans la conception de ses tableaux : chacun pourra confier au jeune peintre quelles sont ses œuvres d’art préférées, comment il souhaiterait être représenté ou encore les poses dans lesquelles il se sent le plus à l’aise, le tout pour instaurer un climat de confiance.
“Aujourd’hui, est-il vraiment si simple de créer de nouveaux standards d’excellence qui ne s’appuient pas sur des critères dictés par la suprématie blanche et les biais européens ?”
“Cette oscillation entre les sujets de mes toiles, pauvres et issus de communautés défavorisées, et la richesse ostentatoire de ceux des peintures françaises du xviiie siècle me fascinait”, raconte l’artiste. Hoodies extra-larges, doudounes et maillots de foot sur le dos, casquettes sur la tête et baskets aux pieds, les jeunes Afro-Américains se voient élevés au rang d’icônes, comme rarement auparavant, sur des formats souvent hauts de plus d’un mètre. Leurs visages et leurs corps traduits avec minutie inscrivent son travail dans une peinture hyperréaliste à la frontière de la photographie, tandis que leurs postures triomphales, détachées du cadre urbain parfois stigmatisant dans lequel on a pour habitude de les représenter, prennent désormais place devant des papiers peints occidentaux cossus : arabesques dorées, ornements floraux divers et fleurs de lys – le symbole royal par excellence – en arrière-plan leur attribuent une aura et une autorité aussi fortes que celles émanant des portraits de Napoléon conquérant ou de la reine Élisabeth Ire. Mais lorsque la noblesse du cadrage, de la pose et du décor rencontre la profusion de motifs et l’explosion de couleurs vives comme le fuchsia, le rouge, le jaune ou le bleu roi, les toiles de Kehinde Wiley frôlent parfois le kitsch, portées par une abondance de détails et d’anachronismes similaire à celle des clichés théâtraux de David LaChapelle ou des portraits opulents de Pierre et Gilles. À l’instar du duo de photographes et plasticiens français, Kehinde Wiley mélange les genres et abat les hiérarchies entre beaux-arts et culture de masse en intégrant, par exemple, des logos de marques globalisées à ses créations. En 2020, Il est même allé jusqu’à imprimer ses œuvres sur des sacs et des tee-shirts mis en vente dans sa propre boutique en ligne. Si elle traduit le souci de démocratisation qui l’anime depuis toujours, sa démarche positionne également sa production aux confins du sacré de la peinture d’histoire, du trivial de la pop culture, voire du vulgaire des publicités tapageuses. Un reflet des influences éclectiques de celui qui, enfant, prenait autant de plaisir à reproduire les tableaux de Rubens que les photos de jeunes mannequins trouvées dans les pages des magazines.
Une fois écumés les quartiers de Brooklyn et de Harlem pour trouver ses modèles, l’artiste étend son périmètre à l’international : Jamaïque, Chine, Sénégal, Nigeria – d’où est originaire son père – et jusqu’au Brésil, à Rio de Janeiro, à la fin des années 2000… La dimension politique de sa peinture prend, dans cette ville, une nouvelle profondeur lorsqu’il met en scène les adolescents des favelas devant des tapisseries foisonnantes, empruntant leurs motifs tropicaux aux textiles de tribus indigènes d’Amérique latine. Ainsi, du sujet au décor qu’il choisit, Kehinde Wiley célèbre ces anonymes invisibles de la société brésilienne, luttant contre la domination des élites qui accaparent l’espace visuel. À mesure que ses toiles s’accumulent, dressant un vaste éventail de modèles essentiellement juvéniles et masculins, la question du désir et de la sexualité y surgit également en filigrane. Dans son projet Down (2008) par exemple, les éphèbes apparaissent tous à l’horizontale, dans des positions parfois lascives rappelant celles des voluptueuses odalisques qui obsédaient les peintres européens au xixe siècle. Ouvertement homosexuel, le quadragénaire pose un regard tendre et sensuel sur ses sujets vêtus ou dénudés, qui dans leurs postures alanguies et ses décors fleuris paraissent assumer une grande vulnérabilité. Onze ans plus tard, en 2019, c’est la question du genre qui se trouve au centre de sa série consacrée aux mahus de Polynésie, des habitants ni hommes ni femmes composant le troisième genre. Comme un contrepoint aux œuvres de Paul Gauguin à Tahiti – controversées depuis que l’on a appris que le Français entretenait des relations sexuelles illégales avec ses modèles mineures –, l’Américain dépeint cette population avec la distance et la dignité qu’elle mérite, au cœur de la nature luxuriante des îles où elle réside.
Qu’à cela ne tienne, Kehinde Wiley a plus d’une corde à son arc. Des vitraux à l’installation en passant par la vidéo, il ne cesse de diversifier ses techniques et supports à travers des œuvres toujours plus ambitieuses. Récemment, la National Gallery présentait sa vidéo la plus importante à ce jour, The Prelude, un film à six écrans réalisé en Norvège à l’aube de la pandémie. Dans ce projet d’ampleur, tourné dans un climat hostile et des conditions difficiles, le Californien réinterprète, avec des modèles noirs londoniens, le motif du rêveur solitaire face à l’immensité des paysages glaciaires qui fleurissait dans la peinture romantique, de Caspar David Friedrich à Joseph Mallord William Turner. Parallèlement, Kehinde Wiley s’investit intensément dans la résidence Black Rock Senegal, qu’il a fondée en 2019 à Dakar pour accueillir pendant quelques mois des jeunes artistes du monde entier. Fortement marqué par sa propre expérience de résident au Studio Museum de Harlem en 2001 et avide de transmission, il y encourage l’émulation créative en favorisant la rencontre entre des personnes d’horizons très différents. En avril, il se joindra à la programmation officielle de la 59e Biennale de Venise : à la Fondation Cini, sur une petite île de la Sérénissime, il présentera une relecture de son projet Down, à la lumière des récentes violences policières et agressions racistes aux États-Unis, tels les assassinats de George Floyd et Breonna Taylor. De ses peintures, il a tiré des sculptures monumentales qui déclinent des silhouettes allongées dans des poses dramatiques, manière de confronter directement le visiteur à une réalité tragique. Qualifiée par le plasticien de “lamentation sculpturale à très, très grande échelle”, cette exposition interrogera à nouveau la place et les impacts du corps noir dans l’art contemporain, dont il constate les évolutions positives et significatives en deux décennies de carrière. “Mais, nuance l’artiste, aujourd’hui, est-il vraiment si simple de créer de nouveaux standards d’excellence qui ne s’appuient pas sur des critères dictés par la suprématie blanche et les biais européens ? C’est là, je crois, le plus gros défi de l’art au xxie siècle.”
Kehinde Wiley, “An Archeology of Silence”, du 23 avril au 24 juillet à la Fondation Cini dans le cadre de la 59e Biennale de Venise.
Un jour de 2016, Kehinde Wiley reçoit une de ces propositions que l’on n’oublie sans doute jamais : une invitation à rencontrer le président Barack Obama, alors à la fin de son second mandat et en quête de la personne qui réalisera son portrait officiel. Une opportunité exceptionnelle pour l’artiste, qui se rendra à la Maison-Blanche à plusieurs reprises avant qu’on ne lui confie définitivement cette tâche majeure. Lors de son ultime rendez-vous avec le chef de l’État, le plasticien le photographie en à peine trente-cinq minutes, sous toutes les coutures, pour recueillir tout le matériel nécessaire à la production d’un portrait percutant : le président se montre, sur la toile finale, le visage serein, assis sur une chaise en bois, qui se fond dans un arrière-plan vert émeraude entièrement habillé de plantes grimpantes et de fleurs exotiques. L’auteur de cette commande sera tenu au secret pendant près d’un an et demi, avec pour seule camarade de silence la peintre Amy Sherald, chargée, elle, de représenter Michelle Obama : “Je me sentais presque comme un espion en protégeant un tel secret d’État !” commente-t-il, presque étonné d’avoir réussi à tenir sa langue si longtemps. Jusqu’au dévoilement des tableaux, en février 2018. En quelques jours, Kehinde Wiley passe alors du statut d’artiste estimé par ses pairs à celui de peintre connu et reconnu dans le monde entier. Avec cette carte de visite, son travail devient dès lors reconnaissable bien au-delà des cimaises des foires d’art contemporain, des galeries et des musées dont il est coutumier. Par ailleurs, l’invitation faite par l’ancien couple présidentiel à deux Afro- Américains envoie, en plein début du mandat de Donald Trump, un symbole fort aux populations américaines de couleur. “C’était un moment assez incroyable aux États-Unis. On découvrait ces deux tableaux alors que Barack Obama avait disparu des radars et que tant d’Américains se languissaient de son absence !”, se souvient-il. La visibilité colossale que ce projet apporte à son auteur est à double tranchant : si elle lui permet de faire connaître son art au plus grand nombre, elle tend aussi à l’enfermer dans ce que l’on attend précisément de lui.
“On découvrait ces deux tableaux alors que Barack Obama avait disparu des radars et que tant d’Américains se languissaient de son absence !”