Comment l’artiste Josèfa Ntjam fait des opprimés des héros de science-fiction
À l’affiche d’une exposition personnelle à la Fondation Pernod Ricard jusqu’au 27 janvier, Josèfa Ntjam y présente une série d’œuvres inédites, entre films en 3D et sculptures en céramique, où se croisent divinités ancestrales et figures de l’activisme contemporain. Dans cette fantasmagorie aux airs de science-fiction, la jeune artiste française rappelle l’importance des luttes.
Par Matthieu Jacquet.
Josèfa Ntjam : une exposition d’ampleur à la Fondation Pernod Ricard
Chez Josèfa Ntjam, les planètes se changent en immenses virus et les fleurs, en instruments à cuivre aux couleurs fluo. Les paysages luxuriants regorgent de champignons géants, d’étranges d’anguilles volantes, de tentacules de krakens et de plancton luminescent. Pendant que poupées vaudou et figurines à l’effigie des divinités nubiennes ou égyptiennes rencontrent des visages plus familiers, comme ceux du rappeur Tupac Shakur et de l’activiste Angela Davis, réunis dans des décors hybrides dont ils semblent devenir les divinités protectrices. Déclinés tantôt sur papiers-peints ou en vidéos, dans des sculptures en céramique et autres photographies imprimées sous Plexiglas, ces nombreux éléments composent ensemble une fantasmagorie déconcertante aux airs de science-fiction, dans laquelle invite actuellement l’exposition personnelle de la jeune artiste française à la Fondation Pernod Ricard.
En véritable cheffe d’orchestre, l’artiste y montre en trois salles la diversité et la richesse de sa pratique qui culmine dans Matter gone wild (“La matière affolée”), film inédit d’une vingtaine de minutes projeté en grand dans la pénombre. Dissimulée sous des masques et costumes extravagants devant des décors en 3D, la trentenaire originaire de Metz y campe trois personnages que le protagoniste d’un jeu vidéo en monde ouvert rencontrerait sur sa route. Tels les héros d’un récit poétique, ces avatars incarnent les grandes thématiques qui traversent son œuvre depuis près de dix ans : une affinité profonde avec la nature et le monde subaquatique, un lien puissant avec le mysticisme et les croyances ancestrales, mais aussi, et surtout, l’expression poétique d’une marginalité qui exalte la puissance et la nécessité des luttes. Une énergie que l’artiste, telle une magicienne contemporaine, canalise et sublime dans ses œuvres protéiformes.
Une artiste fascinée par les mythes et les sciences
Dès l’entrée dans l’exposition, le constat est clair : l’imaginaire déployé par Josèfa Ntjam ne ressemble à aucun autre. Sans doute car cette dernière y croise des éléments ultra contemporains avec des références séculaires, dont elle montre toute la pertinence à notre époque. Dans son film inédit, l’artiste invoque ainsi plusieurs noms familiers : celui de la déesse vodoun Mami Wata, d’abord, esprit des eaux dont la puissance impressionne autant qu’elle effraie. “Elle incarne la lutte contre l’invasion coloniale et l’affirmation de la femme – elle est d’ailleurs très crainte par les hommes”, précise l’artiste, qui l’interprète vêtue d’un costume aux couleurs du feu, le visage dissimulé derrière une cagoule rouge et jaune. Quant à Saturne, dieu romain du temps et de l’agriculture, la trentenaire l’imagine plutôt sous les traits d’un trou noir, allégorie menaçante d’une forme de mélancolie contemporaine. Enfant déjà, Josèfa Ntjam écoutait tous les soirs sa mère lui raconter des légendes d’Afrique subsaharienne et notamment du Cameroun, dont elle est originaire. Captivée par les croyances occultes et tout ce qui relève de l’inaccessible – voire de l’invisible, elle commençait dès lors à mesurer l’importance des mythes dans la constitution d’une communauté, et leur rôle dans l’affirmation d’une identité, voire d’une indépendance.
“Je suis fascinée par les lieux que nous ne sommes pas en mesure d’habiter, ajoute la jeune femme. C’est pour cela que j’aime y projeter la vie humaine.” Férue de science-fiction et de fantasy, l’inlassable curieuse s’intéresse aussi bien à la série Galactica qu’aux jeux vidéos de quête comme The Legend of Zelda, jusqu’au mythe du groupe Drexciya, duo de musiciens phare de la scène techno de Detroit des années 90 qui avait imaginé l’existence d’une Atlantide noire issue des crimes réalisés pendant la traite négrière. La passion de l’artiste pour les sciences, de la biologie sous-marine au monde cosmique, lui ouvre également les portes d’un monde infini empli de mystères, dont on retrouve régulièrement les éléments dans ses créations. Depuis des années, l’artiste consigne en effet toutes ses inspirations dans de colossales banques d’images, qu’elle assimile à une forme de “musée des internets” .
Entre photographies d’archives, statues d’Égypte antique et clichés de plantes observées au microscope ou dans les aquariums, cette infinie bibliothèque visuelle permet à Josèfa Ntjam de poser très tôt les jalons de son univers. Dès ses études de graphisme, l’artiste passe des heures à transformer ces clichés, les déplacer, les fragmenter, les assembler et les superposer dans des photomontages sur Photoshop. De ce laborieux travail de collage résultent des tirages denses mais lumineux, étalés sur papier-peint ou bien contenus dans des cadres en Plexiglas, où tous ces éléments s’entremêlent, flottent et se révèlent par transparence dans des formes de paysages indéterminés. Pour les qualifier, l’artiste parle volontiers d’“inter-mondes” et d“inter-espèces”, soit des espaces liminaires fantasmés dans lesquels peut exister sa propre réalité, au-delà des limites imposées par son environnement concret.
Une artiste touche-à-tout, de la poésie à l’impression 3D
Touche-à-tout, l’artiste française explore désormais la vidéo, l’impression 3D, le travail du bois et la céramique, ou encore plus récemment la sculpture en métal, cherchant chaque fois à matérialiser différemment les images et créatures qui peuplent son imaginaire. En atteste le grand totem violacé et iridescent installé dans la dernière salle de son exposition, prouesse technique d’où émergent en relief des éléments récurrents de son travail, de l’ouroboros – serpent qui se mord la queue, symbole de l’infini – aux nautiles, qui rappellent l’origine du vivant. Fil rouge de toute son œuvre, l’eau y ouvre les portes d’un monde fluide et mouvant, qui renverse, comme une vague, les hiérarchies autoritaires, rigides et pyramidales du passé pour se répandre en réseau. “On dérive par les marais et courants, cycles lunaires et interstellaires, même au fond des océans, annonce le protagoniste amphibie du film Matter gone wild. Notre plasticité déborde d’imagination”. Un monologue aux airs de manifeste pour une communauté mystérieuse d’êtres en mutation, dotés d’un vaste pouvoir de transformation du réel.
Derrière leur vernis séduisant, les œuvres de Josèfa Ntjam renferment en effet un questionnement profond sur l’identité et nos modes d’existence dans une époque complexe, où les grilles de lecture qui permettaient jadis de comprendre le monde ont démontré leurs limites. “Impossible de nous catégoriser, de nous poser des frontières, car on déborde”, poursuit ce premier personnage du film, porte-parole des populations marginalisées dont l’artiste fait elle-même partie. En tant que Française métisse dont les deux parents viennent d’horizons très différents, la jeune femme a dû en effet trouver sa place dans un monde de l’art majoritairement blanc, encore rouillé par des discours archaïques. C’est par la poésie que l’artiste commence à formuler ses pensées, guidée par la volonté de parler les muets et les invisibles des sociétés occidentales. Formée en musique actuelle au conservatoire de Pantin et biberonnée au jazz d’Alice et John Coltrane comme au rap contemporain de Casey et MF DOOM, Josèfa Ntjam sait combien les mots et les mélodies, le rythme et la diction ont permis aux mouvements alternatifs nées dans les communautés opprimées d’émerger au sein des cultures dominantes. Si elle écrit depuis ses débuts les textes de tous ses films, l’artiste les incarne également physiquement en travaillant son langage corporel : dans Matter gone wild, par exemple, les mouvements de ses trois avatars lui sont venus après des workshops de danse trap.
Des œuvres collectives traversées par les luttes
Aujourd’hui basée à Saint-Étienne, Josèfa Ntjam travaille régulièrement avec une céramiste, des designers spécialisés en impression 3D, et deux collaborateurs pour ses films, avec lesquels elle a créé une société de production dédiée. À l’instar de nombreux artistes de sa génération, de Tarek Lakhrissi à Ndayé Kouagou, la jeune femme née en 1992 défend l’importance du collectif contre le mythe éculé de l’artiste comme génie solitaire, et incite à faire groupe pour transformer le monde – dans l’héritage des luttes, notamment féministes, postcoloniales et antiracistes, dans lesquelles elle se reconnaît particulièrement. Dans la première salle de la Fondation Pernod Ricard, deux “cellules” encerclées de rideaux en PVC plongent par exemple les visiteurs devant des écrans où l’artiste propose ses recettes “pour la résistance et la dissidence”, égrenant des ingrédients – manioc, graines d’opium, épis de céréales – pour faire fondre les barbelés des prisons ou poser un cataplasme sur les monuments détruits par la guerre.
Peu à peu, la fantaisie envoûtante des paysages de Josèfa Ntjam s’assombrit pour laisser place à la colère et l’urgence du combat. Ainsi, le film Matter gone wild se clôt sur un dernier personnage menaçant, couvert de protubérances noires. “Je suis une multitude de nuances de noir. Je suis plusieurs”, déclare-t-il, avant de vociférer “Nique la police !”, en rage contre les violences policières et le racisme d’État. Entre une interview de l’écrivain James Baldwin, des citations de Marthe Ekemeyong Moumié – l’une des premières femmes à se battre pour l’indépendance du Cameroun –, ou encore un portrait de la militante française Assa Traoré, le visiteur de l’exposition découvre au fil des œuvres un panthéon des luttes auquel Josèfa Ntjam pourrait bientôt ajouter son nom.“Je décide de me vêtir de la marge et mes spores vont faire le reste”, avait-elle prévenu face à la caméra, rappelant combien l’art et l’activisme doivent partager un même but : la transmission.
“Josèfa Ntjam. matter gone wild”, exposition jusqu’au 27 janvier 2024 à la Fondation Pernod Ricard, Paris 8e.