22 mai 2024

Comment l’artiste Aïcha Snoussi ressuscite les civilisations oubliées

Créatures hybrides dessinées à l’encre, os de bœuf gravés ou encore sculptures à base de bouteilles à la mer : la jeune artiste Tunisienne Aïcha Snoussi sonde les profondeurs du monde et réveille les civilisations oubliées, développant des récits poétiques loin des textes officiels. Jusqu’au 8 juin dans l’exposition “(Re)generation” du Prix Reiffers Art Initiatives, elle présente ses immenses rouleaux de papier calligraphiés où se déploie son langage énigmatique.

Portrait par Axle Jozeph.

Texte par Matthieu Jacquet.

Aïcha Snoussi, l’artiste qui sonde les profondeurs du monde

 

À l’orée des années 80, un ovni apparaît dans le monde de la littérature. Son nom ? Le Codex seraphinianus, création de l’artiste italien Luigi Serafini, riche de plus de trois cents planches de dessins énigmatiques accompagnés d’une écriture incompréhensible. Quarante ans plus tard, l’épais livre maintes fois réédité reste toujours indéchiffrable et inspire toute une nouvelle génération d’artistes passionnés par ses mystères, à l’instar d’Aïcha Snoussi. Depuis l’adolescence, la jeune Tunisienne remplit elle aussi ses cahiers de dessins cryptiques, qui se déploieront plus tard sur d’immenses fresques murales et rouleaux de papier déroulés du plafond jusqu’au sol. Mandragores attachées à des appareils électroniques, serpents à tentacules, amazones-cyborgs à trois seins, réseaux de canalisations et de racines, le tout ponctué de textes calligraphiés en arabe… Aussi fines et détaillées que des gravures scientifiques, aussi bizarres et grotesques que des peintures de Jérôme Bosch ou d’Otto Dix, ces formes hybrides, voire méconnaissables, composent un langage où se croisent micro-organismes millénaires et machines modernes, irréductible aux cadres des époques, des genres et des sociétés. Et permettent à la jeune plasticienne de s’affranchir du savoir hégémonique et des assignations, en plongeant à l’intérieur d’elle-même pour raconter sa propre histoire.

 

Ma pratique relève d’un art des profondeurs”, résume Aïcha Snoussi qui, telle une archéologue, sonde aussi bien les méandres de son subconscient que de son environnement. Née en 1989 à Tunis, la jeune femme grandit dans une petite ville de pêcheurs, bercée par des récits prenant bien souvent la mer comme décor : ses rêves regorgent de civilisations disparues, de cités englouties par les flots, d’épaves et de trésors cachés dans les fonds marins. Au fil des années, son imaginaire s’enrichit de dessins biologiques et d’œuvres d’art classique contenus dans les encyclopédies et les vieux “grimoires” qu’elle épluche, de reliques croisées dans les musées d’histoire naturelle et d’anthropologie, et des cabinets de curiosités qu’elle écume. Rapidement, toutefois, l’artiste pointe du doigt les systèmes parfois discutables instaurés par les espaces d’exposition et de transmission. “J’aime qu’ils exhument ces histoires tapies dans les grottes, mais en même temps j’interroge leur manière de se présenter en garants d’une vérité absolue, explique-t-elle. La vérité, ça ne m’intéresse pas, et je vois même une certaine beauté dans le mensonge.” Deux de ses grands projets graphiques s’intitulent d’ailleurs Anticodexxx et Le Livre des anomalies, pied de nez explicites aux normes autoritaires des ouvrages scientifiques.

Mythes ancestraux et vieux grimoires : une artiste aux multiples obsessions
 

Passionnée par les traces du vivant et ses artefacts, Aïcha Snoussi développe dès l’enfance une appétence pour la collection. Dans l’espoir de tomber sur la perle rare, elle passe des journées à parcourir les plages de la Méditerranée, sous l’eau ou sur un bateau, et dans les rayons des grossistes, accumulant des dizaines de flacons vides et des pierres en tous genres, qui ressurgiront ultérieurement dans ses impressionnantes sculptures, mais aussi de vieux cahiers d’écolier qui accueilleront ensuite ses dessins. “Ce qui me plaît, c’est l’excitation que l’on ressent lorsqu’on trouve un objet qui va permettre de raconter une histoire, explique-t-elle. Mais que ce soit dans le papier, dans le mur ou dans la pierre, je cherche toujours à creuser.” Au fil des années, celle qui, adolescente, faisait exploser des roches avec des pétards pour “voir ce qu’il y avait à l’intérieur”, se met à perforer les pages de ses cahiers pour y créer des cavités. Formée à la gravure à la pointe sèche lors de ses études à l’Institut supérieur des beaux-arts de Tunis, elle gravera plus tard des lettres arabes dans des os de bœuf, qu’elle empilera au sol ou réunira dans des vivariums pour former des sortes de vanités uchroniques.

 

Des mythes grecs antiques aux gravures rupestres du tassili des Ajjer en Algérie, en passant par les chants et poèmes arabes, les inspirations d’Aïcha Snoussi se déplacent et s’enrichissent au gré de ses projets, souvent marquées par les thématiques du voyage maritime et de l’exil. Il y a quelques années, la jeune femme découvre les Tchechs, civilisation africaine méconnue qui vivait il y a trois mille ans autour de l’île de Zembra, en Tunisie, révélée récemment par la découverte de sépultures. Fascinée, elle s’intéresse à leurs correspondances – notamment amoureuses – à travers la mer, transmises par des bouteilles remplies de poèmes, de dessins et autres récits intimes. À cette civilisation, Aïcha Snoussi associe la couleur bleu-vert, inspirée par les bijoux de sa grand-mère, et le cuivre oxydé. Devenue leitmotiv de son œuvre, cette teinte éclatante inonde les pages de ses cahiers, colore ses roches et les visages imprimés et fragmentés sur ses pierres, jusqu’à éclairer par des néons la salle du Palais de Tokyo qu’investit l’artiste en 2022 lors de sa première exposition personnelle dans un musée français, emmenant son univers vers des contrées toujours plus surnaturelles.

De Tunis à Sète, la mer Méditerranée comme point d’ancrage

 

Dix ans après avoir quitté sa Tunisie natale, Aïcha Snoussi réside aujourd’hui à Sète, de l’autre côté de la Méditerranée au bord de laquelle elle a grandi, et qui continue à irriguer son œuvre. En 2021, elle dévoilait au MO.CO. sa Sépulture aux noyé·e·s, une installation monumentale réalisée dans le musée montpelliérain, véritable mausolée en hommage à la civilisation disparue qui l’obsède. Pendant un mois, l’artiste y a agrégé huit cent une bouteilles en verre piochées dans les poubelles de son quartier pour former une pyramide de 2,5 mètres de hauteur. Fermée par un bouchon de liège, chaque bouteille contient de l’eau, parfois teintée de jaune, de violet ou de vert, ainsi qu’un rouleau de papier rempli de dessins et de caractères arabes. Mais l’artiste le précise : ces écritures partiellement illisibles ne renferment aucune signification particulière. “Je ne cherche pas à utiliser la calligraphie comme véhicule d’une pensée. Pour moi, la calligraphie relève avant tout du dessin, au sens premier du terme : celui du geste.” Enfermés dans leur contenant et figées dans cet émouvant monument aux morts, ces papiers composent alors un récit sibyllin qui met l’être humain face aux limites de ses connaissances, tout en stimulant son pouvoir de projection. Un précieux pouvoir capable, selon la jeune femme, de “nous porter jusqu’à l’infini”.

 

Les œuvres d’Aïcha Snoussi sont présentées dans(Re)generation”, troisième exposition du Prix Reiffers Art Initiatives sous le commissariat de Vittoria Matarrese, jusqu’au 8 juin 2024 chez Reiffers Art Initiatives, 30 rue des Acacias, Paris 17e.