Comment Arles s’est imposée comme place forte de l’art contemporain
Entre son riche patrimoine romain et son ancrage dans la photographie, Arles attire tous les ans des centaines de touristes. Mais depuis quelques années, la ville camarguaise s’impose comme une véritable place forte de l’art contemporain, talonnant de près les grandes métropoles françaises. Retour sur un phénomène inédit, qui contribue largement à sa transformation.
Par Matthieu Jacquet.
Son théâtre antique du Ier siècle et son cimetière romain, son cadre ensoleillé et sa proximité des villes balnéaires de la Méditerranée… Les atouts d’Arles sont nombreux et ont fait de la ville une destination touristique de choix. Classé au patrimoine de l’UNESCO en 1881, ce petit bijou de la Camargue attire en effet des centaines de milliers de visiteurs par an et particulièrement durant la période estivale, où ceux-ci peuvent également découvrir depuis 1970 le festival international de photographie Les Rencontres d’Arles et ses dizaines d’expositions déployées dans l’ensemble de la ville. Si la ville s’est imposée comme centre névralgique du huitième art au fil des cinquante dernières années, appuyée par l’ouverture de la prestigieuse école Nationale Supérieure de Photographie en 1982, l’art contemporain y occupe depuis le milieu des années 2010 une place de plus en plus importante. Entre l’implantation d’institutions artistiques majeures telles que la Fondation Vincent Van Gogh, LUMA Arles, la Fondation Lee Ufan l’an passé et la Fondation Thalie cet été, de galeries parisiennes et le développement de projets transversaux et collaboratifs, l’offre artistique florissante d’Arles rivalise aujourd’hui avec les plus grandes métropoles de l’Hexagone hors Paris, telles que Lyon ou Bordeaux. Un phénomène remarquable pour une ville moyenne peuplée de quelques 50 000 habitants, qui contribue à sa transformation significative autant qu’il interroge sur les raisons de cette attractivité exceptionnelle.
De Van Gogh à Lee Ufan : Arles, une ville adorée par les artistes
Jean Cocteau, Lucien Clergue ou encore Peter Lindbergh… Nombreux sont les artistes qui ont séjourné à Arles, voire y ont élu résidence. Car depuis le 19e siècle, la ville représente en effet une source d’inspiration majeure, par sa culture autant que sa qualité de vie. Fasciné par la Camargue, ses paysages et ses corridas, Pablo Picasso la dépeint dans nombre de ses tableaux et le lui rendra bien en faisant donation d’une cinquantaine de peintures au musée Réattu d’Arles avant sa mort. L’exemple le plus significatif de ce phénomène est sans doute Vincent Van Gogh qui, en février 1888, s’installe à Arles pour seize mois durant lesquels il réalisera plus de trois cents peintures et dessins. La vile apparaît ainsi de jour comme de nuit dans nombre de chefs-d’œuvre réalisés au crépuscule de sa vie, tel que le célèbre La Nuit étoilée. Ce lien privilégié du peintre hollandais avec Arles est depuis au cœur du projet de la Fondation Vincent Van Gogh, créée en 1983 près d’un siècle après sa disparition. Depuis l’inauguration de son espace d’exposition en plein cœur d’Arles il y a neuf ans, l’institution développe une programmation pointue très ouverte sur la création contemporaine où les dialogues avec l’œuvre de Van Gogh et la ville y occupent une place majeure. En 2021, l’institution accueillait en résidence l’Américaine Laura Owens, qui a conçu sur place une remarquable scénographie rythmée par des papiers-peints pop et colorés afin d’accueillir ses propres œuvres ainsi que sept tableaux exceptionnels du Hollandais.
Grand francophile, l’artiste coréen Lee Ufan a lui aussi le coup de cœur pour Arles lorsqu’il la découvre au début des années 2010. Passionné par son histoire autant que sa lumière si particulière, la star de l’art contemporain projette dès 2017 d’y installer la fondation Lee Ufan Arles, deuxième institution consacrée à son travail après son propre musée à Naoshima. Celle-ci prend ses quartiers dans l’hôtel Vernon, bâtiment historique de la vieille ville édifié à la fin du 16e siècle dont les salles typiques de l’architecture provençale ont été réaménagées par l’architecte Tadao Ando, ami de l’artiste octogénaire. Depuis avril 2022, on peut y découvrir ne sélection de ses peintures et sculptures minimalistes, ancrées dans le mouvement artistique et philosophique japonais Mono-ha, réalisées au fil des cinq dernières décennies. Discrète, la fondation a déjà accueilli plusieurs dizaines de milliers de visiteurs depuis son ouverture, et débute ce printemps sa programmation d’expositions temporaires et événements ouverts au public. Afin de marquer son inauguration l’été dernier, l’artiste coréen investissait d’ailleurs les Alyscamps, ancienne nécropole romaine d’Arles, pour y présenter ses sculptures faites de pierres et plaques d’acier en résonance avec les stèles antiques – démontrant là encore l’influence du patrimoine séculaire de la ville sur les pratiques contemporaines.
La fondation LUMA-Arles : un acteur clé
Ces dernières années, un autre acteur clé a particulièrement contribué à ancrer la ville d’Arles dans l’écosystème international de l’art contemporain. Impossible de manquer ses lignes sinueuses imitant des vagues s’élevant vers le ciel et sa surface argentée irradiant de lumière : depuis 2016, la tour de la fondation LUMA Arles culmine à 57 mètres de hauteur, visible à des kilomètres à la ronde. Conçu par l’architecte Frank Gehry, son impressionnant édifice incarne l’influence considérable sur la ville de cette institution autant que sa fondatrice, la collectionneuse et mécène milliardaire Maja Hoffmann. Du directeur des Rencontres d’Arles Christoph Wiesner au galeriste Guillaume Sultana, nombre de professionnels impliqués dans la vie culturelle arlésienne la citent comme véritable moteur de l’ouverture de la ville à l’art contemporain. Après avoir créé sa fondation LUMA en Suisse en 2004 en vue de soutenir la création dans les arts visuels, Maja Hoffmann choisit en effet Arles pour implanter son premier centre culturel, très attachée à cette ville qui l’a vue grandir. La sexagénaire marche ainsi dans les traces de son père Luc Hoffmann, ornithologue philanthrope passionné par la région et très investi dans l’ouverture au public de la Fondation Vincent Van Gogh Arles.
Établie dans un ancien site de production de trains, la fondation LUMA Arles déploie aujourd’hui sa programmation sur une surface exceptionnelle de onze hectares, de la tour aux vastes anciennes usines en passant par le parc des Ateliers réaménagé pour l’occasion. Expositions d’ampleur de Gilbert & George et Jean Prouvé, présentées alors que la tour était encore en construction, installations in situ signées Carsten Höller ou Olafur Eliasson dans la tour, ballets chorégraphiés par Benjamin Millepied, accrochages de la collection de Maja Hoffmann ou encore département d’archives photographiques… Par sa programmation tentaculaire au risque de paraître labyrinthique, LUMA Arles est parvenue à s’imposer comme pôle majeur de l’art contemporain dans le sud de l’Hexagone, talonnant presque la Bourse de commerce inaugurée à Paris au même moment. L’Arlésienne s’en distingue cependant par “son lien fort avec la nature et l’environnement, placés au cœur du projet”, comme le signale Mustapha Bouhayati, directeur de la fondation. L’Atelier LUMA accueille en effet en résidence une dizaine de jeunes designers et artistes afin de développer des projets innovants à partir des ressources de la région, tandis que les LUMA Days proposent au rythme d’une semaine par an une série de rencontres, performances et ateliers interrogeant les rapports de l’être humain avec son environnement.
Une ville dynamique pour les galeries et projets indépendants
Malgré une communication plutôt laconique et les critiques d’une partie de la population arlésienne, dénonçant la mainmise de Maja Hoffmann sur la ville, la fondation draine en moyenne 2000 visiteurs par jour en saison estivale, sans compter les centaines de visiteurs quotidien du parc accessible à tous. Lors du vernissage en juin 2021, des centaines de professionnels se sont déplacés du monde entier pour découvrir enfin ce que renfermait cet étonnant bâtiment, provoquant une nouvelle impulsion dans le prolongement de celle donnée par la Fondation Vincent Van Gogh. La commissaire d’exposition arlésienne Julia Marchand se félicite de cette évolution, elle qui, au milieu des années 2010 déjà, lançait la plateforme curatoriale et éditoriale Extramentale, dédiée aux jeunes artistes. “A l’époque, Arles offrait un grand espace de liberté : c’était encore une page blanche”, se remémore-t-elle. Là-bas, Julia Marchand peut en effet proposer une programmation nomade et protéiforme – rythmée notamment par des événements hors-les-murs – selon les opportunités, là où le calendrier culturel plus rigide des capitales et l’accès très coûteux à des espaces d’exposition la limiterait dans ses ambitions. “Je n’aurais jamais osé lancer Extramentale à Paris ou Londres”, ajoute la commissaire, qui a récemment exposé la réalisatrice Anaïs Tohé-Commaret ou encore le photographe Robin Plus.
Attentives à ce nouveau réseau en pleine construction et les visites de plus en plus fréquentes de commissaires, directeurs d’institutions et collectionneurs, deux galeries parisiennes à l’avant-poste de la création contemporaine inaugurent en 2021 leur second espace dans la ville d’Arles : High Art et Sultana. Pour les directeurs de ces deux établissements, le choix de la ville résulte d’un heureux hasard, survenu alors qu’ils cherchaient à s’implanter ailleurs en France au sortir des confinements. Guillaume Sultana, dont la galerie existe depuis 2010, est revenu dans cette ville où il avait travaillé après ses études pour y trouver un appartement de 170 m2, au premier étage d’un bâtiment historique en plein centre. Depuis scindé en deux, entre un espace privé et un espace d’exposition, ce lieu domestique chaleureux se prête à une programmation “très organique et spontanée” qui contraste avec celle bien ficelée de son antenne parisienne. Le galeriste met également ce lieu de vie à disposition des artistes de la galerie tels que Benoît Piéron et Matthias Garcia, qui y ont séjourné pour avancer sur leurs projets, au calme. “La dimension d’Arles permet de créer des projets à la fois plus intimes et plus visibles que dans une grande capitale”, confient Philippe Joppin et Anna Frera, respectivement propriétaire et directrice de la galerie parisienne High Art. Une position rejointe par Guillaume Sultana et Julia Marchand qui louent la convivialité de la ville, propice à des rencontres privilégiées avec les visiteurs autant qu’avec les acteurs locaux. Ce samedi 11 mars, les deux galeries et Extramentale synchronisent pour la première fois leurs montres en inaugurant simultanément leurs nouvelles expositions, triplant leurs chances d’attirer un public initié autant que des visiteurs curieux.
Les Rencontres d’Arles et les visiteurs se mettent au pas
“Ce qui se passe à Arles dans l’art en ce moment est comme un condensé de ce qui se passe à un niveau beaucoup plus large, résume Christoph Wiesner, notamment la transversalité croissante entre les domaines”. Une transversalité que connaît bien le directeur des Rencontres d’Arles arrivé en 2021 et précédemment passé par la galerie berlinoise Esther Schipper, où il travaillait avec des artistes actuellement exposés à LUMA Arles tels que Philippe Parreno et Dominique Gonzalez Foerster. Sous l’impulsion de Wiesner et de son prédécesseur Sam Stourdzé, la programmation de l’incontournable festival de photographie arlésien présente de plus en plus de pratiques aux confins des médiums, investissant aussi la vidéo, la sculpture ou encore le collage. Au premier étage du grand Monoprix de la ville, transformé lors des Rencontres en espace d’exposition, on découvrait ainsi en 2019 une installation de Mohamed Bourouissa composée de photos et d’objets articulés autour des transactions financières tandis qu’il y a bientôt deux ans, l’artiste SMITH érigeait d’impressionnantes structures métalliques lumineuses, aussi importantes que les images spectrales et cosmiques qu’il y présentait, accompagnées par une bande-sonore saisissante. En attestent ces projets expérimentaux, Arles est devenue un véritable laboratoire pour redéfinir les contours de la photographie et, plus globalement, de la création artistique.
Toujours plus riche et éclectique, sa programmation culturelle se reflète également dans son public. Depuis l’inauguration de LUMA Arles, qui a attiré des centaines d’acteurs internationaux de l’art contemporain, Christoph Wiesner a constaté l’arrivée de nouveaux visiteurs jusqu’alors étrangers à la ville. Abondant dans ce sens, Mustapha Bouhayati note également un public “beaucoup plus mélangé, international et jeune”, qui demande aux différentes institutions de s’adapter. “On n’apprend pas une langue en deux minutes !” ajoute Christoph Wiesner, avant de rappeler le rôle essentiel de la médiation pour changer l’avis des amateurs de photographie les plus réticents à l’art contemporain. Si certains Arlésiens craignent la gentrification de la ville, conséquence souvent inévitable d’une attractivité croissante et internationale, ces nouvelles impulsions motivent par ailleurs toute une nouvelle génération d’artistes et photographes diplômés à y poser leurs valises après leurs études, afin de s’inscrire dans ce réseau exponentiel et profiter de cette nouvelle énergie créative. “Il y a sept ans, Arles n’était pas du tout ce qu’elle est devenue aujourd’hui”, conclut Julia Marchand. Aujourd’hui, on peut dire que la ville est devenue une grande dame.”
Sophie Crumb, du 11 mars au 14 mai 2023 à Extramentale, 7 rue de la Rotonde, Arles.
“Soft Touch”, vernissage le 11 mars 2023 à la galerie Sultana Summer Set, Arles.
Charlotte Houette, “Unbirthday”, du 11 mars au 15 avril 2023 à la galerie High Art, 19 rue de la Madeleine, Arles.
“HUMAN NATURE”, jusqu’au 10 avril 2023 à la Fondation Vincent Van Gogh, 35 rue du Dr Fanton, Arles.
Inauguration de la Fondation Thalie avec l’exposition de Jeanne Vicerial, “Quarantaine vestimentaire”, 34 rue de l’Amphithéâtre, Arles.
LUMA Arles, 35 avenue Victor Hugo, Arles.
Lee Ufan Arles, 5, rue Vernon, Arles.
Les Rencontres d’Arles 2023, du 3 juillet au 24 septembre 2023, Arles.