Chronique du monde impitoyable de l’art contemporain [épisode 3]
Notre chroniqueur infiltré a passé une semaine (intensive) à Singapour, entre restaurants et visites de musées, d’ateliers et de galeries. Découvrez le troisième épisode de notre chronique du monde impitoyable de l’art contemporain.
Par Nicolas Trembley.
Un dimanche soir, il y a peu, je me suis retrouvé dans un centre commercial de Singapour à l’occasion d’un dîner auquel m’avait convié la galerie ShanghART. J’y ai rencontré les imprésarios qui défendent l’art dans ce pays, tandis que nous dégustions un canard laqué et des œufs de 100 ans. Avec Lilian Wu et Rosa Daniel, du National Arts Council, il fut question de l’expansion de la scène artistique de Singapour – et, dans leur propos, les termes de “plateforme internationale” ou “hub artistique” furent presque aussi nombreux que les mets – savoureux – l’étaient sur la table. Un tel discours se justifie parfaitement. Pour les lecteurs qui connaîtraient mal Singapour (comme c’était mon cas il y a deux semaines), je peux dire ici que la ville-État est en plein essor, notamment en raison de l’afflux des capitaux qui se détournent de Hong Kong. Le 12 janvier, Art Outreach, organisme (à but non lucratif) d’éducation aux arts visuels, lançait la Singapore Art Week (SAW), avec le retour dans les locaux de la School of the Arts (SOTA) d’une troisième édition de son événement Impart, destiné aux collectionneurs. Sous la houlette curatoriale de Boon Hui Tan, directeur de l’Asia Society Museum de New York, l’exposition mettait ainsi à l’honneur des collections singapouriennes et internationales, avec notamment des œuvres de Jakkai Siributr, El Anatsui, Bharti Kher ou Kehinde Wiley.
La foire singapourienne intitulée S.E.A. Focus (initiales en anglais d’Asie du Sud-Est), est une sorte de plan B, le plan A – Arts Stage, fondé par Lorenzo Rudolf – ayant été brutalement déprogrammé l’an dernier. Davantage “événement curatorial” que foire à proprement parler (les galeries sont invitées à participer plutôt qu’à simplement postuler), la manifestation est organisée sous l’égide du Singapore Tyler Print Institute (STPI). À Singapour, on aime beaucoup les sigles. Le lendemain, lors d’un déjeuner chic donné pour le National Arts Council sur le rooftop de la NGS (National Gallery Singapore) – à ne pas confondre avec le SAM (Singapore Art Museum), actuellement en travaux, ni avec le NMS (National Museum of Singapore) –, nous avons savouré des plats cantonais aussi beaux que minimalistes en compagnie de la ministre de la Culture, Grace Fu. Chez Yàn (l’un des sept restaurants que propose la NGS), se trouvaient donc réunis autour de la table plusieurs organisateurs d’expositions, comme Clara Kim, de la Tate Modern, ou Catherine David, du Centre Pompidou – curatrice dans le cadre de la SAW d’une exposition des toiles de Latiff Mohidin, l’un des modernistes les plus en vue de toute l’Asie du Sud-Est. J’ai repéré aussi à ce déjeuner la conservatrice Ute Meta Bauer, de l’institution singapourienne NTUCCA (Nanyang Technological University Center for Contemporary Art). Et en guise de friandise postprandiale, nous avons pu visiter la sixième Biennale de Singapour, orchestrée cette année par le conservateur philippin Patrick Flores, entouré de six complices.
L’après-midi, j’ai suivi le collectionneur Andreas Teoh à la Arts House (sise dans les anciens locaux du Parlement), où il était aussi le commanditaire d’une renversante installation de l’artiste Yinka Shonibare, sous le commissariat de Zehra Jumabhoy (The Courtauld Institute of Art de Londres). Nous y avons pris toute la mesure de l’œuvre – une éclatante variation en forme de melting-pot culturel sur le thème de Lady Justice (la statue en bronze doré qui surmonte la dôme du tribunal londonien, plus connu sous le nom d’Old Bailey) arborant des motifs de batiks hollandais imprimés sur du tissu ciré, devenus une signature de l’artiste anglo-nigérian. Après quoi nous avons dîné frugalement d’un riz au poulet dans une échoppe de rue où, à l’instar de mes camarades Tamara Corm (Pace London) et Karon Hepburn (Stephen Friedman Gallery), j’ai commencé à ressentir les effets du décalage horaire.
Hélas, pas de repos pour les braves ! Le mardi, l’architecte Simon Heah – basé à Londres, mais dont le père a construit le tout premier hôtel Shangri-La de Singapour, en 1971 – m’a très gentiment convié (en même temps que la conseillère en art Cordula von Keller et que le curateur de MONAD, Olivier Varenne) à un déjeuner chez le collectionneur Peter Lee, dans sa résidence à la somptuosité toute tropicale, en lisière de la ville. Sur le trajet du retour, nous avons fait une halte au Goodman Arts Center – “ruche artistique” gérée par l’association AHL (Arts House Limited), elle-même filiale du NAC (National Arts Council) –, pour visiter les ateliers du jeune peintre Luke Heng et de la moins jeune sculptrice Han Sai Por. Mais nous n’avions que peu de temps : le propriétaire anonyme de la collection DRAT, dont le fonds artistique va de Picasso à Kusama en passant par Team Lab, organisait une présentation éphémère dans l’ultra élégant Singapore Freeport. Au centre de cet entrepôt profilé et hautement sécurisé du port franc de Singapour, qui est à la vente depuis quatre ans maintenant, trône une sculpture de Ron Arad de près de trente-huit mètres de long.
Après cette visite, nous avons dîné de spécialités peranakan dans le restaurant que la célèbre cheffe Violet Oon a ouvert à l’aéroport de Changi (SIN), au cœur de l’extravagant terminal récemment construit par Moshe Safdie, avec ses jardins, sa myriade de boutiques et le “vortex pluvial” de sa cascade intérieure. Étaient notamment présents l’artiste coréenne Minjung Kim, la présidente d’Art India, Sangita Jindal, Alessio Antoniolli, de Gasworks, et l’archéologue Agnes Hsu-Tang (également présidente d’Art Triennial of Asia 2020, à New York). Certains convives, encore attablés parmi nous, procédaient déjà à l’enregistrement de leur vol pour Taipei, où ils se rendaient à l’occasion du festival annuel de la ville.
Ce mercredi-là, pour une bonne dose d’art contemporain venu de tout le Sud-Est asiatique, la foire S.E.A. Focus – même si elle ne comptait que vingt galeries – n’a pas manqué d’impressionner par ses expositions : Danh Vo chez Vitamin Creative Space, Rirkrit Tiravanija chez neugerriemschneider, et Pinaree Sanpitak et Melati Suryodarmo chez STPI (organisateur de l’événement). Le parcours de la foire s’achève sous une tente plantée sur le site des Gillman Barracks, qui, autrefois, était un camp militaire britannique, mais où sont aujourd’hui établis des ateliers d’artiste, des galeries d’art, des restaurants, le Centre for Contemporary Art (CCA) et l’un des trois espaces d’exposition de la biennale.
Le jeudi est passé comme un éclair. J’ai attrapé au vol quelques expositions hors les murs, parmi lesquelles Emerging: Collecting Singapore Contemporary, vitrine de nouveaux talents issus de la mystérieuse DUO Collection (dont les propriétaires, à l’instar de l’entité cachée derrière DRAT, préfèrent rester anonymes), dans les locaux de The Private Museum et à Cavan Road, lieu éphémère installé sur le site d’un chantier naval abandonné, sous la supervision du Singapore Arts Club. J’ai pu voir aussi State of Motion, un programme produit par l’Asian Film Archive sur proposition des commissaires Cheong Kah Kit, Selene Yap et Tan Guo-Liang, dans un ancien entrepôt ayant connu une véritable renaissance pour devenir The Warehouse. Inutile de dire qu’il n’est pas resté une minute pour faire des courses en prévision des festivités toutes proches du Nouvel An chinois (l’année du Rat de Métal).
Lorsqu’Art Stage a dû jeter l’éponge l’an dernier, Lorenzo Rudolf avait déclaré à la presse : “Quand un bateau prend l’eau, on ne reste pas à son bord jusqu’à ce qu’il ait coulé.” C’était pourtant notre programme pour la soirée. Nous étions en effet réunis à la National Gallery afin d’assister au lancement d’une œuvre commandée spécialement pour le toit à l’artiste chinois Cao Fei : un bateau en bois rempli d’eau salée. On nous a expliqué que, normalement, le navire tangue de la proue à la poupe, éclaboussant le sol de ses eaux de fond de cale. Malheureusement, la machine chargée de lui imprimer son mouvement était en panne ce soir-là. Mais je suis tout de même tombé sur Glenn Lowry, venu pour participer à l’un des entretiens donnés tout au long de la semaine sur des thèmes aussi chargés que “Le musée et le xxie siècle”. Le dîner (et les généreuses tournées de saké) étaient offerts par Adeline Ooi, directrice d’Art Basel Asia, chez Bincho at Hua Bee, un minuscule restaurant de yakitoris, délicieusement surpeuplé, près du marché de Tiong Bahru.
Le vendredi, Hans Ulrich Obrist (HUO) est arrivé au STPI à 6 heures du matin, pour participer à une conférence dans le cadre de “S.E.A Spotlight”, une série d’entretiens avec des artistes comme Dinh Q. Lê, Robert Zhao Renhui, Korakrit Arunanondchai ou Ade Darmawan. Obrist a soulevé une multitude de questions sur l’avenir de la production d’expositions, avant d’y apporter – peut-être – une réponse en annonçant une collaboration de la Serpentine avec le groupe de K-pop Bangtan Boys (BTS). Il m’a aussi offert un gâteau pour mon anniversaire. Publiquement. À 22 heures, il reprenait un avion vers l’Ouest, où il était attendu à Munich pour la DLD Conférence sur le design et la technologie. Même le Singapore Tourism Board (STB) n’en revenait pas ! J’ai décidé de rentrer avec lui, et me suis aussitôt endormi, après une semaine de SAW aussi intense qu’enrichissante.