13 sept 2021

Christo et Jeanne-Claude : l’Arc de Triomphe s’emballe et les critiques s’enflamment

Soixante ans après que Christo en ait eu l’idée, l’emballage de l’Arc de Triomphe a finalement commencé et son résultat sera présenté du 18 septembre au 3 octobre. Un projet ambitieux et coûteux de l’artiste bulgare et de son épouse Jeanne-Claude, duo dont l’œuvre fut consacrée à la transformation et l’emballage d’espaces et de monuments publics. Disparu en 2020 à l’âge de 84 ans, onze ans après sa femme, l’homme ne pourra pas voir l’issue de son projet qui suscite déjà plusieurs critiques, souvent injustifiées. L’occasion de revenir sur le fond de sa démarche.

L’image est aussi marquante qu’intrigante. Depuis ce week-end, l’un des plus célèbres monuments au monde se transforme sous les yeux des passants : l’Arc de Triomphe, emblème de Paris érigé au début du XIXe siècle sur l’initiative de l’empereur Napoléon Ier, drapait ce dimanche sa voûte haute de cinquante mètres d’un manteau argenté. Derrière ce geste fort, on reconnaîtra la signature de l’artiste Christo, disparu le 31 mai 2020, qui avec son épouse Jeanne-Claude a poursuivi toute sa vie le projet d’emballer des espaces et monuments publics. Toujours éphémères, leurs installations à très grande échelle — où le Bulgare dessinait les projets pendant que la Française en gérait l’organisation colossale – visent à ré-attirer l’attention sur des éléments familiers de leur environnement, parfois chargés d’histoire, qui se présentent grâce à eux sous un nouveau jour. Entre une côté au sud de Sydney recouverte de tissu blanc en 1968, le paysage d’une vallée du Colorado enrichi d’immenses tentures oranges, ou encore l’imposant Reichstag de Berlin habillé d’argent en 1995, les œuvres du duo ont souvent demandé de nombreuses années d’aller-retours bureaucratiques avant de pouvoir voir le jour. Fin septembre 1985, Christo et Jeanne-Claude parviennent à accomplir l’un de leurs projets à Paris pour la première fois, en recouvrant l’historique Pont Neuf du sommet de ses réverbères à ses voûtes trempant dans la Seine d’un immense tissu en polyamide couleur or, sur lesquels les passants pouvaient marcher gratuitement pendant deux semaines.

 

En ce milieu des années 80, alors que cette installation marque les esprits, les yeux de Christo Vladimiroff Javacheff et Jeanne-Claude Denat de Guillebon lorgnent déjà depuis longtemps sur un autre bâtiment emblématique de la capitale française. Plus de vingt ans avant leur coup de maître sur le Pont Neuf, le Bulgare, fraîchement installé à Paris, habitait une chambre de bonne à quelques rues seulement de l’Arc de Triomphe. Cette proximité lui inspire en 1961 une idée folle : emballer l’immense voûte comme un paquet cadeau. Dès l’année suivante, le couple formé depuis seulement quelques années commence alors à réaliser une série d’études sur ce projet, dont un photomontage présentant l’arche de 50 mètres de haut recouvert d’un emballage, et s’imagine même étendre son œuvre aux arbres de l’avenue des Champs Elysées. Comme de nombreux projets du duo, l’emballage de l’Arc du Triomphe n’aboutit pas, ce qui ne décourage pas les deux artistes. Quelques années après le décès de Jeanne-Claude en 2009, la brèche s’ouvre à nouveau alors que Christo prépare sa première rétrospective au Centre Pompidou : l’œuvre publique est alors prévue pour être produite et présentée en septembre 2020. Hélas, trois mois avant de découvrir le monument recouvert, l’artiste s’éteint à l’âge de 1984 sans jamais avoir pu voir le résultat de ses nombreuses années de travail. Quant au projet, retardé à nouveau par la crise sanitaire, il sera finalement reporté.

Si l’œuvre L’Arc de Triomphe, Wrapped partait pour être maudite, la rentrée 2021 sonne enfin l’heure de son avènement. Ce dimanche 12 septembre, les ouvriers perchés en son sommet entamaient la phase la plus spectaculaire du processus, le déroulé des lés de tissu. Au total, 14 millions d’euros de budget, 25 000 mètres carrés de polypropylène – un plastique fluide réfléchissant la lumière du soleil et ondulant au gré du vent –, 3000 mètres de corde ,1000 personnes et plus de 30 entreprises sont nécessaires pour réaliser cette œuvre colossale, visible à tous jusqu’au 3 octobre prochain avant d’être démontée. Mais avant même son inauguration ce samedi, des critiques commencent à fuser, attaquant aussi bien le fond que la forme du projet : sur Twitter, certains dénoncent le gaspillage de textile et le caractère anti-écologique de l’œuvre, d’autres s’offusquent de son coût supposé pour le contribuable, l’assimilent à l’agenda politique de la maire de Paris désormais candidate aux élections présidentielles de 2022, ou encore s’insurgent contre la laideur de l’emballage et son atteinte symbolique à un monument historique. Le 11 septembre dernier, Carlo Ratti publiait même dans Le Monde une tribune incitant à la démonter. L’architecte italien y soulignait notamment les dégâts environnementaux considérables provoqués par l’industrie textile et espérait une innovation quant à la transformation des bâtiments urbains, arguant notamment que “les nouvelles technologies peuvent (…) aider à repousser les limites créatives des transformations temporaires de nos paysages.” 

 

Déjà rencontrée par Christo et Jeanne-Claude lors de l’emballage du Pont Neuf ou encore du Reichstag, cette ritournelle mécontente est bien connue du duo et plus généralement des artistes, amplifiée dès que leurs œuvres sortent des cimaises muséales pour prendre place dans l’espace public. Aujourd’hui, elle se double de critiques envers l’art contemporain lui-même et son caractère élitiste, négligeant l’agrément populaire pour ne satisfaire qu’une poignée de privilégiés. Pourtant, durant toute leur vie, la démarche de Christo et Jeanne-Claude fut fondamentalement démocratique, le couple invitant tous ceux qui le souhaiteraient à faire librement l’expérience physique de leurs installations, dont les matériaux et principes techniques préservaient systématiquement la nature ou l’architecture qu’elles enveloppaient temporairement. Suivant cette volonté de “rendre leur art accessible à toutes et à tous”, comme le rappelle le neveu de Christo et directeur du projet Vladimir Yavachev, le carrefour de la place de l’Étoile habituellement saturé de voitures sera réservé aux piétons tous les week-ends où l’Arc de Triomphe sera emballé. Quant au coût important de l’œuvre, celui-ci puise exclusivement dans les recettes des ventes des œuvres originales du duo d’artistes, un système d’autofinancement qu’ils mirent en place très tôt afin de s’affranchir des subventions d’État autant que des mécènes privés. Toute la durée de son installation, la célèbre maison de vente aux enchères Sotheby’s organise à ce titre une exposition de 25 dessins réalisés par Christo pour préparer cette installation, dont la vente enrichira à n’en pas douter la succession de l’artiste et permettra la réalisation d’œuvres posthumes. Car si l’Arc de Triomphe emballé représentait un accomplissement majeur dans la carrière du couple disparu, celle-ci laisse également derrière elle un projet entamé en 1977 : une mastaba (édifice funéraire égyptien) de 150 mètres de haut composée de barils colorés, prévue pour être édifiée un jour au sud d’Abu Dhabi. Elle y deviendra alors la première œuvre des deux artistes à s’inscrire dans l’espace public de façon permanente.

 

 

L’Arc de Triomphe, Wrapped de Christo et Jeanne-Claude, à voir gratuitement du 18 septembre au 3 octobre sur la place de l’Etoile, Paris 8e.