Carte blanche à Simon Fujiwara : “Des millions d’adolescents sur internet tentent de mettre leur visage sur le marché”
En 2018, dans son exposition personnelle à la fondation Lafayette Anticipations, l’artiste Simon Fujiwara réunissait plusieurs pièces, dont une reproduction en cire de la tête d’Anne Frank ainsi que son travail autour de Joanne. Joanne fut son professeur d’art. Cette femme à la beauté parfaite était également championne de vélo, reine de beauté, amatrice de boxe, investie dans œuvres caritatives. Mais en 2011, des photos d’elle topless fuitent dans la presse tabloïd. Un de ses étudiants les a découvertes sur une clé USB malencontreusement oubliée. Sa vie tourne au cauchemar. Et c’est là que l’artiste anglais intervient. Joanne devient son sujet – sa chose. Il la photographie, il la filme. Il gère jusqu’à son compte Instagram. À travers ce geste, Simon Fujiwara dévoile la manière dont l’individu d’aujourd’hui devient un pur produit marketing, prisonnier d’une image qui ne lui appartient plus, car dépendante pour toujours du jugement des autres. Il y questionne la représentation des femmes dans les médias, mais surtout le fonctionnement de la rumeur et la propagation de l’information. Via les réseaux sociaux, l’expérience personnelle dramatique devient un objet d’entertainment dans un processus fou de déréalisation du monde. Les récits personnels ne sont plus “réels”, ils sont hyperstylisés, photoshopés, facetunés. Dans ce monde si loin du vrai, plus aucune personne réelle ne peut être à la hauteur – aussi belle et parfaite que les images qui transitent. Dans la création originale que Simon Fujiwara a réalisé pour Numéro art avec le photographe Reto Schmid, il n’est question de rien d’autre. Pure mise en abîme, les clichés présentent l’artiste en train de préparer un shooting avec Joanne, de choisir ses vêtements et sa coupe de cheveux. Pire, l’artiste fait de même avec l’Anne Frank de cire. Le processus de déréalisation et d’hyperstylisation agit comme un virus, il ne touche plus seulement les images envoyées sur les réseaux, mais leur processus de production même, et les icônes les plus sacrées.
Numéro art : À la Fondation Lafayette Anticipations, aux côtés d’œuvres comme Joanne et Empathy I, vous présenterez une effigie en cire d’Anne Frank, dans ce quartier du Marais qui a évidemment un riche passé juif. La famille fondatrice des Galeries Lafayette est, elle aussi, d’origine juive. Était-ce pour vous le point de départ du travail sur Anne Frank ?
Simon Fujiwara : Mon intérêt pour Anne Frank est intégralement né le jour où j’ai vu pour la première fois sa maison, à Amsterdam. Je suis attiré par les lieux qui suscitent l’engouement populaire, en particulier à une époque où beaucoup de nos rencontres se limitent à Internet et où il existe en réaction un certain désir d’entre-soi élitiste. Dans une histoire comme celle d’Anne Frank, j’étais fasciné par le côté intouchable, comme s’il n’y avait absolument plus rien à ajouter à ce récit. C’est précisément dans ces cas-là que je reconnais la nécessité de dire quelque chose de nouveau. J’ai commencé par envisager ce musée en tant qu’objet culturel en soi. À la boutique on trouve, en guise de souvenirs éducatifs, des modèles réduits en kit de la maison, ou bien tout ce qu’il faut pour “écrire son propre journal”. Le musée a sa page Facebook et son compte Instagram. La maison a été rénovée avec des papiers peints importés d’Allemagne. Comme toute institution qui opère dans notre monde ultra capitaliste, le musée, s’il veut rester dans la course, se doit d’avoir une politique marketing, une marque, et d’aborder avec pragmatisme le monde réel. Je n’aurais jamais imaginé à quel point tous ces mécanismes peuvent être pervers et révélateurs à la fois. Même Anne Frank a succombé à la logique capitaliste.
“Le musée, s’il veut rester dans la course, se doit d’aborder avec pragmatisme le monde réel.”
Intitulé Hope House, le projet né de cette expérience était une reconstitution à l’échelle 1 de la maison d’Anne Frank, que vous avez présentée au Kunsthaus de Bregenz et à la Galerie Dvir, à Tel-Aviv. Pourquoi cette allusion à l’espoir dans le titre ?
J’ai toujours eu un problème avec la notion d’espoir. Bien entendu, c’est une nécessité dans certaines circonstances et, pour beaucoup, à un moment donné de leur vie, mais d’un point de vue philosophique l’espoir n’a jamais été pour moi une idée positive, parce que c’est quelque chose qui n’existe que dans l’avenir, et qui, par conséquent, s’éloigne à mesure que vous vous en approchez. L’espoir, c’est l’acceptation de vivre en permanence au stade du purgatoire. Mais cette Hope House représenterait pour beaucoup l’exact opposé d’une vision du monde nourrie d’espérance. Ma reconstitution de la maison d’Anne Frank est équipée de tout un confort moderne qui est, à bien des égards, problématique et pervers, et qui met en scène la tendance de plus en plus répandue à un capitalisme effréné, pour tout et partout. Je voulais que la Hope House mette à votre portée le plaisir de retrouver un bâtiment empli de toutes les vérités et de tous les monstres du monde qui est le nôtre, horribles infestations et enchevêtrements que nous ne voulons pas voir – mais je souhaitais aussi que cela se produise dans un environnement sûr et agréable, ce qui à toujours été pour moi le type même d’expériences que l’art peut offrir. Votre plus grand espoir, c’est de pouvoir plonger dans ce monde, et tenter de le comprendre.
“L’image d’Anne Frank vous rendrait presque misanthrope, parce qu’à côté d’elle aucun enfant ne peut être à la hauteur, et n’importe quel adulte vous semblera insensible.”
Pourquoi avoir décidé de présenter l’effigie en cire d’Anne Frank à Lafayette Anticipations ?
À la Fondation, cette œuvre est placée sur une plateforme mobile, au dernier étage, dans une sorte de “grenier” en verre qui fait étrangement écho à celui où la petite Anne était cachée. L’idée du mannequin en cire est née du fait que, dans son établissement de Berlin, le musée Madame Tussauds a sorti sa propre version d’Anne Frank. Cela devient donc une histoire en soi, et une histoire aussi problématique qu’intéressante – non seulement parce que le personnage devient ainsi une sorte de people dans une attraction très grand public, mais aussi parce que les réseaux sociaux ont une telle influence aujourd’hui qu’il devient possible et normal d’interagir avec chacun de ces mannequins de cire, de les toucher et de les inclure dans des selfies, y compris celui d’Anne Frank. J’ai passé beaucoup de temps à observer les gens dans leurs interactions avec la statue d’Anne Frank chez Madame Tussauds, à Berlin, et j’ai constaté des “décalages” très dérangeants. Des hommes de type moyen-oriental d’une quarantaine ou d’une cinquantaine d’années, embrassant Anne sur le front le temps d’une photo. Des enfants en bas âge lui tripotant le visage. Le problème survient lorsqu’on se rend compte qu’Anne Frank est devenue un objet, un produit de grande consommation, et que, une fois ce glissement opéré, le monde est autorisé à faire ce qu’il veut de cet objet, dans la logique capitaliste de notre époque. Pourtant, l’image d’Anne Frank vous rendrait presque misanthrope, parce qu’à côté d’elle aucun enfant ne peut être à la hauteur, et n’importe quel adulte vous semblera insensible. L’ironie paradoxale est que la forme la plus aboutie du bien puisse, par comparaison, faire paraître mauvais tous ceux qui l’entourent.
Parlons maintenant d’Empathy I, une œuvre coproduite par Lafayette Anticipations. Il s’agit d’une projection de “cinéma dynamique” d’une durée de quatre minutes, un peu comme dans un parc d’attractions Disney, mais dans l’univers de YouTube…
Empathy I est une sorte de jeu sadomasochiste dans lequel vous prenez un numéro, vous attendez votre tour, puis vous passez dans un simulateur. C’est une version extrêmement condensée de la vie : vous êtes physiquement projeté, balayé par de l’air pulsé, aspergé d’eau; on vous déplace, on vous crie dessus, vous volez, vous plongez sous l’eau. Je souhaitais créer une expérience très contrôlée, qui impose de devoir d’abord faire la queue, avant de vivre un moment bref mais intense. Je souhaitais que le spectateur puisse se dire que, d’une certaine façon, l’artiste est son “dominant”, qu’il contrôle chacune de ses expériences physiques. Mais tous les dominants savent également que la seule façon de faire en sorte que leur rôle “fonctionne” dans la vie, c’est de donner du plaisir à leur “soumis”. En tant qu’artiste, dans ce cas précis, c’est en réalité moi qui suis votre esclave. Ce que je ne peux pas faire – une fois que j’ai créé de toutes pièces cette expérience, et maîtrisé tout ce que je pouvais maîtriser –, c’est intervenir sur ce que vous ressentez dans votre propre corps, parce que c’est en vous. Je ne peux pas vous forcer à prendre du plaisir, je ne peux pas contrôler votre véritable ressenti. C’est en cela que je m’éloigne du contrat qui régit habituellement le rapport entre le regardant et l’œuvre d’art – lorsque celle-ci a été conçue comme autonome, et le regardant pensé comme une entité distincte qui la contemple et choisit ou non d’y pénétrer. Ici, je me transforme en obsessionnel du contrôle, mais au bout du compte, si vous vous levez de ce simulateur en disant que vous n’avez rien ressenti, l’œuvre aura perdu la partie. Cela m’amène d’ailleurs à une question que je ne cesse de me poser, à savoir : que reste-t-il à faire pour un artiste aujourd’hui? Quel peut être mon rôle dans un monde qui devient toujours plus artistique, plus extraordinaire que ce que n’importe quelle œuvre d’art pourrait vous proposer? Un monde où chacun, armé de son Smartphone, peut se montrer extrêmement créatif. Le musée est-il en train de devenir un lieu de nostalgie où l’on va chercher de la tranquillité, du calme et une forme d’évasion? Je ne le crois pas. Mais j’ai absolument besoin que mon travail reflète l’époque dans laquelle nous vivons.
Comment ou par quoi a débuté ce travail ?
J’ai commencé par observer la façon dont nous abordons aujourd’hui le populisme, sous l’influence de notre vécu de masse, de l’omniprésence de l’image – et comment nous réagissons face à ce mur infranchissable constitué chaque jour d’une multitude de rencontres, avec tant de réalités individuelles différentes, à travers nos écrans. Nous profitons de ce monde “globalisé” et nous nous appuyons sur cette réalité de la masse mais, parmi les élites au moins, il y a aussi un dégoût croissant pour tout ce qui est populaire. Je me suis mis à visiter des attractions très grand public, comme le château de Neuschwanstein, et il y a là pour moi un phénomène délicieusement pervers. Chaque année, quatre millions de visiteurs découvrent ce château de conte de fées – une construction assez grotesque, construite par un roi fou qui, pour cela, a ruiné les finances de son royaume, bâtie comme un décor de théâtre sur des plans matériellement presque impossibles à réaliser. À une époque où nous voulons nous convaincre que “nous exigeons la démocratie, que cette histoire du 1 % doit cesser, que nous voulons l’égalité des droits pour tous”, nous traversons le monde, depuis la Corée ou le Paraguay, pour venir visiter cet exemple dément d’abus de pouvoir. On fait la queue pendant trois heures, par moins quatre degrés, pour pouvoir entrer avec son ticket, être poussé au pas de course à travers les différents décors et expédié vers la sortie! Je me suis ensuite rendu à Disneyland, et j’ai pris le fameux Star Tours pour une simulation de vol qui dure trois minutes – et j’ai adoré ça. C’était un vrai bonheur, et une expérience physiquement très puissante. J’ai commencé à me demander pourquoi on ne donne jamais de contenu à ce type d’expériences. Si elles sont si fortes, pourquoi les réserver au seul divertissement ? Elles vous videraient le cerveau, sans jamais le remplir ou le stimuler ? Je me suis rendu compte qu’en réalité, ce vecteur était tellement puissant que si on mettait du contenu dans un simulateur, en évoquant les conflits dans le monde ou divers sujets politiques, il serait probablement capable de vous détruire. C’est ainsi que j’ai décidé de créer mon propre parc d’attractions à thème, d’utiliser les techniques de ces lieux de production de masse et leur expérience lorsqu’il s’agit de vous vendre une certaine vision de la vie. Mais cette fois, pas celle d’une vie fantasmée : la vraie vie ou, tout au moins, l’expérience que nous faisons de la vie à travers les écrans.
“On vit dans un monde où devenir simplement soi-même passe pour l’accomplissement suprême.”
Reparlons de Joanne. Vous avez appliqué dans ce travail une stratégie de chef de marque à une personne tirée de votre vie privée, en l’occurrence votre ancienne enseignante en arts plastiques, qui était aussi une reine de beauté. Joanne est littéralement incrustée dans un monde d’images duquel elle ne peut s’échapper – y compris dans les images seins nus ayant entraîné le scandale médiatique qui a détruit sa carrière.
Joanne a changé ma vie. Ce que Joanne m’a véritablement enseigné, c’est la bravoure. C’est l’une des femmes les plus courageuses que je connaisse. On pourrait voir en elle une sorte de “personnalité futuriste”, parce que cette existence qui est la sienne, prisonnière d’un monde d’images et de sa propre image, c’est ce vers quoi nous allons : c’est ce qui nous arrivera à tous d’ici cinquante ans si nous continuons à vivre avec cette obsession des images (et il me semble que nous sommes bien partis). Joanne est une sorte de prototype de cela. C’est en partie un choix de vie qu’elle a fait, mais c’est aussi la nature qui a choisi pour elle, à cause de son apparence physique, et du potentiel commercial de sa beauté. Ce qui est fou, c’est que tous les adolescents courent après “l’effet Joanne”, pour eux-mêmes. Des millions d’adolescents sur Instagram, sur Facebook, sur Twitter tentent de mettre leur visage sur le marché. Ils sont prêts à le déformer et à le modifier de toutes les manières possibles pour réaliser leur rêve, qui consiste à faire de leur propre vie un marché, et leur principale source de revenus : voilà l’objectif de la génération du millénaire. Je le comprends et l’accepte complètement. Pourquoi pas? Ils vivent dans un monde bâti par la génération précédente – un monde où tout semble facile, à portée de main, et où il est possible de devenir tout ce que l’on veut. Un monde où devenir simplement soi-même passe pour l’accomplissement suprême. Vous ne pouvez pas reprocher à quelqu’un de manger une grappe de raisin que vous lui avez mise entre les mains.
Interview réalisée en 2018 à retrouver dans le troisième numéro de Numéro art.