15 juil 2022

Bourse de Commerce, Christie’s, palais princier : les coulisses des plus grandes expositions avec la scénographe Cécile Degos

Bourse de Commerce, palais princier de Monaco, musée d’Art moderne de la Ville de Paris ou encore exposition d’une immense collection vendue aux enchères chez Christie’s : depuis une quinzaine d’années, Cécile Degos est l’une des scénographes les plus demandées du monde de l’art en France. Aucun projet ne l’effraie : se renouvelant sans cesse, la Parisienne de 48 ans s’empare aussi bien de bâtiments séculaires, intégrant des œuvres et du mobilier d’époque, que des galeries ou institutions dédiées à l’art contemporain. Elle ouvre à Numéro les coulisses de ses projets récents les plus ambitieux.

Les régisseurs, menuisiers et manutentionnaires s’agitent au dernier étage du musée d’Art moderne de la Ville de Paris. Coups de marteau, bruits de perceuse et de visseuse électrique, découpe au sol des structures… en ce début du printemps, toute l’équipe est sur le pont pour monter la scénographie de l’exposition personnelle du peintre français Eugène Leroy, qui ouvrira ses portes au public le 15 avril. Arrivées le 11 mars, les structures doivent être montées en trois jours afin de pouvoir entamer la peinture le plus tôt possible afin que tout soit prêt pour l’accrochage – dans 12 jours – des œuvres, textes de salles et cartels. Cheffe des travaux, Cécile Degos coordonne l’ensemble avec une certaine sérénité malgré l’échéance proche. Il faut dire que la scénographe française, qui aménage depuis une quinzaine d’années les espaces d’exposition pour les plus grandes institutions (le Jeu de paume, l’Institut du monde arabe, plus récemment la Bourse de Commerce-Collection Pinault et le palais princier de Monaco), mais également des galeries comme Kamel Mennour, a l’habitude de travailler avec l’institution parisienne : depuis son travail sur l’exposition de Giorgio de Chirico de 2009, la quadragénaire réalise un à deux projets par an pour le musée situé en face de la tour Eiffel, dans le seizième arrondissement.

 

 

“Même si je connais l’espace par cœur, je ne peux pas proposer deux fois la même scénographie”

 

 

Si la Parisienne connaît désormais son espace sur le bout des doigts, cela ne l’empêche pas de se renouveler constamment. “Je ne peux pas proposer deux fois la même scénographie”, confie-t-elle, malgré ses nombreux projets pour le musée. Suite à ses échanges avec le commissaire de l’exposition dédiée à Eugène Leroy, Cécile Degos a réfléchi à un parcours en enfilade, où l’espace légèrement courbé des salles se voit jalonné par des cloisons à hauteur égale, dont chaque ouverture est savamment alignée par rapport à la suivante. Un parti pris qui permet d’apprécier toute la profondeur de la surface d’exposition, tout en composant des espaces intimistes qui accueilleront chacun entre trois et cinq toiles. Alors que les cloisons en bois, encore teintées de leur brun foncé naturel, sont en train d’être fixées, on peut déjà constater la lumière amenée par ce parti pris, qui permet d’aérer la circulation parmi l’œuvre dense du plasticien disparu en 2000. La scénographe a déjà hâte de voir le résultat, une fois les murs fixés et peints : souvent fugace, ce court espace-temps où les structures de l’exposition sont montées, finalisées et leurs éclairages déjà installés avant l’arrivée des œuvres reste son étape préférée, pour chaque projet, moment clé qui lui permet de contempler une grande partie du travail accompli avec une certaine fierté.

“Mon métier, c’est avant tout de la rigueur”, résume Cécile Degos, qui ajoute combien elle apprécie se lever chaque matin pour travailler sur un projet différent – parfois sans savoir comment va s’organiser sa journée. Formée en scénographie à l’École des arts décoratifs, celle qui avait un temps envisagé de travailler pour le théâtre a finalement opté pour le domaine de l’art. Lorsqu’au début des années 2000, elle remporte son premier concours pour l’exposition “L’Art russe dans la seconde moitié du XIXe siècle : en quête d’identité”, présentée au musée d’Orsay en 2005, sa voie se précise : dès cette première expérience, la jeune scénographe apprend à mettre en place une organisation au cordeau pour pallier les inévitables aléas dans la préparation des expositions, dont les dates sont souvent fixées des mois, voire un an à l’avance. Ainsi, en 2019, lorsqu’elle travaille sur la grande rétrospective consacrée à Hans Hartung au musée d’Art moderne de la Ville de Paris, la scénographe fait face à d’importants imprévus dans les délais de livraison des cimaises qui devront accueillir les toiles du peintre du 20e siècle. En un week-end, elle parvient à rattraper le retard pour que les structures soient prêtes à temps. Désormais, la cheffe des travaux demande toujours à ses équipes de terminer le chantier la veille de la date butoir, afin de réserver une journée de sécurité aux derniers ajustements et éventuelles complications.

 

 

“Pour moi, une scénographie est réussie quand elle ne se voit pas.”

Vue d’exposition/ Exhibition view, « Felix Gonzalez-Torres – Roni Horn », Bourse de Commerce – Pinault Collection, Paris, 2022. Courtesy Pinault Collection. Photo Marc Domage  

Respecter l’architecture d’origine tout en sachant l’adapter aux œuvres

 

 

Très sollicitée aujourd’hui par les structures artistiques, aussi bien publiques que privées, Cécile Degos a pris l’habitude de composer avec des timings aléatoires, tantôt étendus dans le temps, tantôt très serrés. En 2018, sa réputation et son CV déjà bien fourni lui valent d’être invitée à travailler sur le projet colossal du collectionneur et hommes d’affaires François Pinault : l’installation de la Collection Pinault dans le bâtiment historique la Bourse de Commerce, son écrin au cœur de Paris, réaménagé par l’architecte japonais Tadao Ando, avant son ouverture au public. Au sein de cette nouvelle structure, la scénographe aménage les galeries dédiées à la peinture et à la photographie, avant que la pandémie de Covid-19 ne retarde le projet jusqu’à repousser son inauguration officielle à mai 2021. Mais depuis l’ouverture, le rythme s’est bien accéléré… ainsi pour monter l’exposition-dialogue entre Roni Horn et Felix Gonzalez-Torres, inaugurée mi-mai 2022, le délai laissé à Cécile Degos était particulièrement court : elle disposait seulement de 4 jours pour appréhender l’espace entre le démontage de l’exposition précédente (l’Américain David Hammons) et l’arrivée des structures à installer pour la nouvelle. Ensuite, une seule journée était allouée à leur montage, les œuvres arrivant sur place dès le lendemain.

 

“Dans tous projets, je respecte l’architecture du bâtiment et je m’y intègre, assure la quadragénaire. Je ne veux surtout pas la contredire. Pour moi, une scénographie est réussie quand elle ne se voit pas.”  Cette exposition en est la preuve : suite à ses échanges avec sa commissaire Caroline Bourgeois, Cécile Degos a ici composé un ensemble épuré dont toute la poésie réside dans le jeu de vides et de pleins, à l’aide de quelques cloisons, ouvertures et cimaises très claires, destinées à faire entrer le plus de lumière possible dans l’espace. D’apparence simple compte tenu de son minimalisme, ce projet comportait pourtant de nombreux défis. Par exemple, l’installation du rideau de perles en plastique blanches et rouges de 7 mètres de haut de Felix Gonzalez-Torres. Cette œuvre demandait en effet à Cécile Degos d’imaginer une cloison d’une longueur et d’une épaisseur suffisante pour supporter son poids important. De son côté, le double miroir de l’artiste américain, installé au fond de la dernière salle, a nécessité de creuser le Placo pour l’y encastrer. Les rideaux bleu ciel, tendus devant plusieurs fenêtres, ont eu aussi exigé des agencements particuliers, tels que concevoir des linteaux pour dissimuler leurs tringles et prévenir d’éventuels départs de feu. Enfin, l’installation des guirlandes d’ampoules déroulées jusqu’au sol a elle aussi exigé beaucoup d’expertise : la scénographe devait en effet percer le plafond de la salle, là encore avec une précision d’orfèvre, toujours en s’assurant que ces structures sur mesure n’éclipsent jamais les œuvres elles-mêmes.

Vue de l’exposition de la vente Collection Hubert de Givenchy chez Christie’s (2022). Scénograhie C.Degos © Nina Slavecheva 

Réaménager des espaces historiques dans des projets spectaculaires

 

 

Cet équilibre entre précision, innovation et discrétion fait partie intégrante de la profession de Cécile Degos, qui compose chaque fois avec des cahiers des charges très variés. Si la scénographe est habituée à imaginer projets pour des espaces modernes, souvent vierges, clairs et peu chargés en ornementation, elle s’empare aussi occasionnellement de lieux séculaires pour y proposer des scénographies plus historiques, voire maximalistes. En vue de la vente événement de l’immense collection (œuvres, mobilier et d’objets d’art) du couturier Hubert de Givenchy organisée par Christie’s mi-juin 2022 à Paris, la maison de vente aux enchères a misé gros en commandant à la quadragénaire une scénographie spectaculaire, déployée sur les trois étages de son hôtel particulier avenue Matignon. Entre six et huit mois de travail ont été nécessaires à Cécile Degos – avec l’aide de l’agence de production Arter – afin de préparer ce projet, pour lequel elle a dessiné, sur plan, les les 1200 lots de la vente. Elle a pris le parti  d’aménager les lieux en s’inspirant des deux propriétés privées du couturier français où trônaient – dans un cadre aussi intime que majestueux – les objets mis aux enchères. : son hôtel particulier du septième arrondissement et son manoir du Jonchet, en Eure-et-Loir. Pour restituer au mieux l’ambiance de ces deux demeures, la scénographe a joué avec des photographies de leurs intérieurs, qu’elle a fait imprimer à taille réelle pour en recouvrir plusieurs salles d’exposition chez Christie’s. La scénographe a également ajouté des cloisons, voûtes, fausses moulures et même fausses cheminées en MDF – panneaux de bois relativement fins –, ainsi que de nombreux miroirs pour créer l’atmosphère la plus domestique possible.

 

La scénographie de la vente Hubert de Givenchy témoignait d’une ambition inédite dans l’histoire de Christie’s. Pour présenter trois immenses lustres mis en vente, la scénographe a spécialement recomposé l’espace, et condamné un couloir. Elle a aussi érigé une tente dans la cour intérieure du bâtiment pour accueillir le simulacre de deux chambres des propriétés du couturier : le papier-peint couvrant les murs, spécialement commandé pour l’occasion, reproduisait le motif des lits, divans et fauteuils d’époque de la chambre proposés à la vente, tandis qu’au rez-de-chaussée une salle à manger recréait l’espace de réception de Hubert de Givenchy, avec la table et la vaisselle personnelles du couturier disposées comme avant d’accueillir un dîner. Cécile Degos est même allée jusqu’à faire disparaître la salle de vente située au sous-sol de la maison d’enchères pour y recomposer une partie du jardin du Jonchet, à coups d’autocollants nuages collés sur les dalles lumineuses du plafond, de fausse pelouse au sol et de caissons en bois recouvert de faux buis, au milieu desquels trônent très naturellement les cerfs en bronze de Janine Janet et les oiseaux sculptés par Claude Lalanne. Le défi principal a été la durée très courte de cette exposition – seulement quatre journées d’ouverture au public avant la vente des premières pièces – , qui a demandé à la scénographe d’imaginer des structures rapides à monter autant qu’à démonter : aussi, toutes étaient fixées par des clous et les grands stickers faciles à décoller sans altérer la surface de base. Si la vente clôturée le 23 juin dernier a rapporté un total de 114,4 millions d’euros, nombreux ont salué la qualité et la singularité de l’exposition des lots de la collection, dont la scénographie a permis de dévoiler sous un jour inédit – et presque muséal – un lieu à but lucratif, souvent jugé intimidant pour le grand public.

Vue de l’exposition de la vente Collection Hubert de Givenchy chez Christie’s (2022). Scénograhie C.Degos © Nina Slavecheva 

Alors que Cécile Degos planche actuellement sur les scénographies de trois expositions à Paris pour la rentrée de septembre, Oscar Kokoschka, Zoé Léonard au musée d’Art moderne de la Ville de Paris et Walter Sickert au Petit Palais, les Monégasques et visiteurs de la principauté peuvent découvrir dès le 1er juillet l’une des réalisations les plus ambitieuses de sa carrière : le réaménagement des appartements privés du Prince Albert II de Monaco, dont une partie est ouverte au public en période estivale. Pour ce projet remporté sur concours en 2015, la scénographe travaille depuis sept ans à repenser la circulation et l’accrochage des œuvres et objets d’art du domaine princier pour proposer un parcours chronologique, accessible aux personnes à mobilités réduites. Conseillée par les équipes en charge des archives du palais, de sa bibliothèque et de sa riche collection, la quadragénaire a collaboré avec des tapissiers, des constructeurs de mobiliers, des carabiniers et équipes de sécurité, jusqu’à préparer un livret pour les jeunes publics et un support pour les visiteurs malvoyants afin de leur faire comprendre l’espace. Toujours mue par le désir de se renouveler, particulièrement appuyé il y a deux ans par le confinement qui a mis son activité à l’arrêt, la scénographe a commencé à développer en parallèle une application qui permettrait de revisiter numériquement des expositions passées. À partir de photos et de documents témoignant de ces événements historiques figés dans le temps, Cécile Degos prévoit de redessiner leurs plans pour orchestrer un parcours virtuel et interactif ponctué par du contenu théorique sur les œuvres, avec la même précision que lui demandent ses scénographies physiques. En cours de développement avec un ami, cette “archive vivante” portera le nom “Emotion.art”. Une manière éloquente de valoriser, au sein d’un support encore souvent aride et désincarné, tout le potentiel d’émerveillement offert par l’expérience physique.

 


Retrouvez l’ensemble des projets de Cécile Degos sur son site.

Eugène Leroy, “Peindre”, jusqu’au 28 août au musée d’Art moderne de la Ville de Paris, Paris 16e.
Roni Horn et Felix Gonzalez-Torres et“Une seconde d’éternité”, accrochage collectif de la Collection Pinault  26 septembre à la Bourse de Commerce, Paris 1er. 
Palais Princier de Monaco, ouvert au public depuis le 1er juillet, Monaco.

Salon des Officiers du Palais de Monaco © Photo Geoffroy MOUFFLET Archives du palais de Monaco