Bouleversant et renversant, Bruce Nauman se dévoile comme jamais à Venise
À Venise, la Collection Pinault présente une puissante exposition de l’immense Bruce Nauman, en forme de retour à l’essence même de son œuvre : l’action du fragile corps de l’artiste au sein de son atelier. Une bouleversante réflexion sur la condition humaine.
Par Thibaut Wychowanok.
“Monstre sacré” ou “légende vivante” de l’art contemporain, les expressions ne manquent pas pour présenter Bruce Nauman. Pourtant chacune manque sa cible. À 79 ans, l’artiste est certes bien “vivant”, en témoigne son étourdissante exposition à la Punta della Dogana, mais il n’a rien d’une “légende”. Son œuvre n’a rien d’imaginaire, bien au contraire. Elle est physiquement incarnée. À Venise, le corps en action de Bruce Nauman, marchant, vieillissant, pesant, bien réel, se démultiplie au sein d’un tourbillon de vidéos. Un “monstre”, l’Américain l’est plus certainement, mais alors au sens premier du terme : il est celui qui se mon(s)tre. Les vidéos de son propre corps, filmées dans l’intimité de son atelier, sont projetées sur la monumentalité des lieux. L’artiste se dévoile en grand, mais n’a rien pour autant d’un intouchable “sacré”. Le corps n’est pas glorifié, il est au contraire rendu à toute sa condition humaine : fragile, en péril, au bord de l’effondrement.
Que pouvait apporter une nouvelle présentation du travail de Bruce Nauman après le show exhaustif qui lui a été consacré au Schaulager de Bâle en 2018 ? Les curateurs Caroline Bourgeois et Carlos Basualdo apportent une réponse évidente : revenir à l’essence de Nauman. Rarement une exposition – pourtant imaginée à l’origine à partir d’une seule série de vidéos – aura rendu aussi palpable la singularité d’un artiste. Elle offre sans doute la meilleure rencontre avec Bruce Nauman que peut espérer un néophyte. Tout y est éclairant. Depuis les années 60, Nauman s’est emparé de toutes les possibilités que la technologie de chaque époque lui procurait : vidéo, son, néon, puis, plus récemment, hologramme et 3D. Mais, au-delà des objets, l’art, pour Nauman, est – littéralement – ce que fait un artiste lorsqu’il est dans son atelier. “Comme j’étais un artiste dans son atelier, tout ce que je faisais dans l’atelier devait donc être de l’art, explique-t-il. À ce moment-là, l’art est devenu davantage une activité qu’un produit.” Toute l’exposition se concentre, justement, sur cette activité.
Cet événement trouve sa source dans l’acquisition conjointe par la Collection Pinault et le Philadelphia Museum of Art de l’ensemble de vidéos Contrapposto Studies, I through VII (2015-2016) et du travail connexe Walks in Walks Out (2015). La première série ouvre l’exposition, la seconde vidéo la clôture. Entre les deux, un ensemble de travaux aident à contextualiser ces œuvres récentes. Bruce Nauman s’y filme au sein de son atelier, marchant obsessionnellement en tenant la pose du contrapposto – cette attitude très spécifique dont on trouve l’origine au Ve siècle avant Jésus-Christ et qui fut reprise par les artistes et philosophes de la Renaissance. Tout l’enjeu était alors la représentation idéale du corps. Le contrapposto, l’une des principales caractéristiques de l’art de la Renaissance, n’a rien de complexe, et pourtant… l’être, figuré debout, tout le poids de son corps reposant sur une seule jambe, se voit placé dans un mouvement de torsion dynamique, loin de la raideur des représentations archaïques.
Nauman rend à la fois hommage à la tradition et la déconstruit. Grâce à la vidéo, il substitue son propre corps en mouvement à une représentation figée du contrapposto. Le réel remplace l’idéal. Ce corps, en 2015 et 2016, se remet justement d’une maladie qui l’a affaibli durant plusieurs mois. Nauman évalue sa propre condition physique – l’exercice est éprouvant – autant qu’il offre une expérience tragique. Le corps y est lourd, pesant, bruyant (le son est traité de manière exceptionnelle)… infiniment présent, comme pour conjurer une disparition inéluctable. La vidéo le démultiplie : Nauman le fragmente, le décompose à la manière des études des maîtres de la Renaissance et le recompose à l’envi, dans un geste obsessif de réappropriation et de survie. Comme s’il fallait qu’il en épuise toutes les possibilités avant le passage du destin. “Je veux que mon art soit véhément et agressif, parce que cela oblige les gens à y prêter attention”, dit-il.
L’expérience subjugue et déroute. Pris en étau par la multiplication des images, des mouvements, des corps, le visiteur, désorienté, perd pied comme sur un bateau : ancré sur le sol, pourtant, il tangue. Empêché, contraint par ses limites physiques (ou par les règles qu’il s’impose), le corps de l’artiste, pourtant, apparaît toujours libre : sa fragilité le conduit à faire un geste inattendu, un pas de côté. L’atelier de l’artiste se voit lui aussi disséqué : son “corps”, recréé en 3D, est projeté lui aussi sur des murs monumentaux. Le visiteur est invité à s’y promener via une tablette, à y zoomer pour le décomposer et le recomposer, encore. Il croit en prendre possession, mais l’atelier le submerge toujours. Cette tension sublime entre sentiment de liberté et d’oppression était offerte en réalité dès le vestibule de l’exposition. On y entend une pièce sonore de 2010, Pour débutants (Instructions pour piano). Le musicien Terry Allen y joue au piano des notes suivant des instructions d’une autre pièce de Nauman. Mais un décalage apparaît entre les indications données et les actions corporelles. La règle d’un côté, la liberté de l’autre. Entre les deux : l’art de Bruce Nauman et la vie.
“Bruce Nauman: Contrapposto Studies”, jusqu’au 9 janvier 2022 à la Punta della Dogana, Venise.