Biennale de Venise : 7 pavillons nationaux étonnants à découvrir absolument
Le 23 avril, la Biennale d’art de Venise donnait le coup d’envoi de sa 59e édition, reportée d’un an après la pandémie. Au programme, des centaines d’artistes et une cinquantaine de pavillons nationaux, traditionnellement investis par un ou plusieurs artistes originaires du pays en question. Outre les pavillons britannique et français, récompensés samedi dernier par le jury, et les pavillons belge et américain salués par la critique, focus sur 7 participations nationales qui marqueront cette biennale dans les Giardini : celles de la Suisse, de la Hongrie, du Danemark, de la Roumanie, de la Corée du Sud, de l’Espagne et de l’Australie.
Par Matthieu Jacquet.
2. Le théâtre en mosaïque de Zsófia Keresztes au Pavillon hongrois
Une paire d’yeux géants guette le visiteur au seuil du pavillon hongrois. Intégrés à une sculpture en mosaïque aux couleurs pastel, l’œuvre monumentale de Zsófia Keresztes encadre l’entrée du bâtiment par son portail fantasmagorique, dont les formes boursouflées roses, violettes et orange rappellent aussi bien celles de cucurbitacées que d’intestins, tandis que les sculptures individuelles bleutées savamment disposées sur des étagères métalliques évoquent des gouttes d’eau. Cela fait maintenant huit ans que l’artiste née à Budapest a fait sienne cette technique bien particulière : taillés dans le polystyrène, ses volumes tout en courbes sont ensuite recouverts de petits carreaux en verre coloré disposés en mosaïque. Reliées dans l’ensemble du bâtiment par des chaînes métalliques qui sillonnent le sol ou s’accrochent au plafond, ces œuvres forment autant de créatures hybrides qui interrogent, par leurs formes organiques, la limite entre l’objet strictement décoratif et la sculpture figurative. Pour imaginer cette escapade fantastique, voire féérique, la trentenaire s’est inspirée du roman Le Voyageur et le Clair de lune (1937) de l’écrivain hongrois Antal Szerb, au moment personnage principal découvre les mosaïques de Ravenne qui font naître chez lui une expérience mystique. Derrière un projet d’apparence séduisante et solaire, la plasticienne interroge l’identité à l’ère d’une humanité en mutation, et offre un contrepoint à la menace du tout-virtuel ou du tout-technologique à travers son approche singulière d’un art séculaire.
Zsófia Keresztes, “After Dreams : I dare to defy the damage”, Pavillon hongrois de la 59e Biennale de Venise, Giardini, Venise.
3. La cathédrale de corps d’Adina Pintilie au Pavillon roumain
En 2018, Adina Pintilie reçoit l’Ours d’or et le prix du meilleur premier film à la Berlinale pour son long-métrage Touch Me Not. À la frontière du documentaire et de la fiction, le film croise les expériences délicates de trois personnes partageant la phobie d’être touchées par autrui. Invitée à représenter et à occuper le pavillon national de la Roumanie à la Biennale de Venise, l’artiste et réalisatrice de 42 ans y présente une extension de cette recherche, reprenant certains de ses protagonistes clés, qu’elle résume par une expression pour le moins éloquente : “A Cathedral of the body” (“une cathédrale du corps”). C’est en effet le corps qui apparaît en majesté dans son installation vidéo monumentale déployée sur neuf écrans flottant dans la grande salle sombre du bâtiment. Juxtaposées, les images filmées des proches de l’artiste roumaine révèlent leur rapport à leur propre chair : certains se montrent nus dans le confort rassurant de leur lit, d’autres se libèrent par la danse et les cris, tandis qu’un jeune homme est capturé en gros plan en train de manger, ou dévoile son visage extatique en plein orgasme… En réponse à ces chroniques simultanées et intimistes, l’exposition dévoile dans l’autre salle, baignée d’une lumière bleutée, une étrange machine : trois écrans, maintenus à l’horizontale par ce bras mécanique géant, y dévoilent – via un miroir – les vidéos de corps les uns sur les autres, s’enlaçant, s’écoutant respirer et battre leurs cœurs. Malgré ce décor technologique et froid, voire clinique, la tendresse émerge, provoquant l’étonnement chez un spectateur qui décèle derrière ce dispositif inquiétant l’expression contemporaine d’une véritable humanité.
Adina Pintilie, “You Are Another Me – A Cathedral of the Body”, Pavillon roumain de la 59e Biennale de Venise, Giardini, Venise.
4. La campagne dystopique d’Uffe Isolotto au Pavillon danois
Comment imaginer la campagne dans un univers dystopique ? Au pavillon danois, Uffe Isolotto propose un projet d’équilibriste où cohabitent le monde rural et celui de la science-fiction. Sur le modèle d’une ferme traditionnelle danoise, l’artiste a disséminé dans et autour du bâtiment des tas de fumier, suspendu au plafond et fixé, autour des ouvertures, des portes en métal teinté évoquant des clôtures de ranchs, et repeint intégralement les murs dans des teintes terreuses et violacées qui semblent usées par le passage du temps. Au sein de ce décor, un spectacle macabre attend le visiteur dans la salle de gauche : un centaure hyperréaliste, pendu au plafond par le cou. Dans l’espace d’en face, c’est la sculpture d’une centauresse allongée sur le sol qui, à cette scène de mort, semble répondre par la vie tout juste accouchée de son ventre, celle d’un nouvel être hybride encore englué dans son placenta bleuté. L’inquiétante étrangeté convoquée par le plasticien de 46 ans, qui n’est pas sans rappeler l’aura des sculptures exsangues de la Flamande Berlinde de Bruyckere, réside ici dans les détails : l’emploi dans les sculptures, de la taxidermie, avec de vraies peaux de chevaux, mêlée au silicone imitant des bustes humains, la présence au sol d’objets repoussants, entre organes, fruits pourris et excréments, la suspension dans l’entrée de vêtements et accessoires blancs aux airs de camisoles, ainsi que l’intégration d’éléments de mobilier métalliques, rebuts d’une ère contemporaine qui semblent trouver leur place dans cette fable inquiétante et uchronique. Marqué par le suicide de son propre père, l’artiste décrit lui-même son exposition comme un “théâtre obsédant de la vie et de la mort”, dont les images marqueront sans nul doute au fer rouge l’esprit de ceux qui l’auront traversée.
Uffe Isolotto, “We Walker the Earth”, Pavillon danois de la 59e Biennale de Venise, Giardini, Venise.
5. Les machines parlantes de Yunchul Kim au Pavillon coréen
Une étrange colonne vertebrale serpente dans le vide au centre du pavillon coréen. Dans le bâtiment discret et reculé des Giardini, entre pavillon allemand et pavillon japonais, on aperçoit de loin à travers les vitres qui le cloisonnent cette créature technologique pour le moins énigmatique, suspendue par des fils transparents et déployée dans la profondeur de la salle centrale. Composée de centaines de feuilles acryliques et polymères aux airs d’écrans, de LEDs et de moteurs, la structure semblent se contracter et respirer, émettant des cliquetis en rafale qui rappellent les articulations d’un corps, alors que ses dizaines d’écrans varient au rythme des nuages iridescents qui s’y déploient. Imaginée par Yunchul Kim, l’œuvre entrelacée d’une longueur totale de cinquante mètres est en fait la cinquième – et plus imposante – version d’une forme déclinée depuis 2019 : ici en partenariat avec Hyundai, l’artiste a imaginé une installation (animée par un dispositif invisible) se mouvant organiquement, comme un diaphragme technologique. Dans une autre salle, on découvre justement le dispositif qui l’active : une sculpture agrégeant des centaines de tubes en verre qui s’allument dès qu’il détectent sur eux la présence de muons, et qui enclenchent ensuite le mouvement du serpent central. À travers ce projet, enrichi également d’autres œuvres plus anciennes et de poèmes inscrits sur les murs, l’artiste et compositeur de musique électroacoustique dévoile un monde où les machines se mettent au service de la poésie et du son : en traversant son espace, on croirait presque les entendre chanter.
Yunchul Kim, “Gyre”, Pavillon coréen de la 59e Biennale de Venise, Giardini, Venise.
6. L’architecture revisitée par Ignasi Aballí au Pavillon espagnol
Là où la plupart des artistes de cette 59e édition remplissent les salles de leurs pavillons d’une ou plusieurs œuvres, Ignasi Aballí a pris au pavillon espagnol le contrepied de cette tradition. Ici, aucune œuvre matérielle, visuelle ni sonore n’est présente dans l’espace, l’œuvre étant en réalité l’architecture elle-même. Inspiré par la structure interne et externe, l’espace vide inoccupé derrière le bâtiment ainsi que sa proximité avec le pavillon belge qui l’avoisine, l’artiste barcelonais en a repris les plans pour retourner l’espace en son propre sein. Des cloisons de différentes hauteurs s’ajoutent, s’entrecroisent et s’imbriquent afin de perturber la circulation du public, faisant surgir impasses et interstices, tandis que les différences subtiles de nuances de blanc peintes sur chaque mur composent, éclairées par les ouvertures, des jeux de lumière et d’ombre déroutants. Habitué à faire du texte le corps de ses œuvres, Ignasi Aballí propose également à la lecture six livres renversant les tropismes touristiques habituellement liés à Venise, en proposant une appréhension abstraite et inédite de la ville à travers ses couleurs, ses ciels, ses infimes détails ou encore les fantasmes littéraires qu’elle peut convoquer. Une mise en abyme du bâtiment et de la Sérénisime qui invite le visiteur à se livrer dans une étonnante partie de cache-cache.
Ignasi Aballí, “Corrección”, Pavillon espagnol de la 59e Biennale de Venise, Giardini, Venise.
7. Le chaos sonore et visuel de Marco Fusinato au Pavillon australien
Les murs noirs du pavillon australien tremblent déjà lorsque l’on s’approche du bâtiment. Et pour cause : à l’intérieur, le son est tellement fort que les oreilles des visiteurs saturent, au point d’en dissuader certains de poursuivre l’expérience imaginée par l’artiste Marco Fusinato. Au quotidien The Art Newspaper, le quinquagénaire avertissait dès la fin février de l’aspect clivant de son futur projet, intitulé DESASTRES : “La plupart des visiteurs n’aimeront pas cette œuvre”, confiait-il alors. Et il ne s’est pas trompé. Envahi malgré lui par le grondement incessant diffusé par les enceintes, le public se trouve également saturé par la succession d’images en noir et blanc sur l’immense écran déployé dans la salle : clichés de guerre, crânes et ossements, monstres nichés dans des enluminures, déjections canines et sorties d’égouts mais aussi vue d’éclipses solaire ou de statues antiques… Animé par la volonté de faire émerger les tensions du monde et d’interpeller le spectateur “pour lui rappeler qu’il est vivant”, Marco Fusinato met ici la résistance humaine à l’épreuve. Originaire d’Italie, l’artiste basé à Melbourne depuis que ses parents ont quitté le pays européen dans les années 60 revient avec émotion à Venise pour prendre part à son propre spectacle : à côté de l’écran, des guitares électriques et amplificateurs sont disposés, attendant que l’homme, également musicien spécialisé dans la noise, ne vienne les activer afin d’apporter encore davantage de puissance à ce chaos organisé.
Marco Fusinato, “DESASTRES”, Pavillon australien de la 59e Biennale de Venise, Giardini, Venise.
La 59e Biennale de Venise a lieu du 23 avril au 27 novembre.
1. Le concert silencieux de Latifa Echakhch au Pavillon suisse
On connaissait Latifa Echakhch pour ses nuages suspendus au niveau du sol, ses ciels clairs ou crépusculaires tantôt imprimés sur des rideaux bancals, tantôt peints sur des murs avant d’être brisés, ou encore pour ses fragments de forêts et de branchages disposés dans l’espace. Habituée à mobiliser les éléments naturels dans ses œuvres pour traduire les traces poétiques du monde, l’artiste franco-marocaine orchestre pour le pavillon suisse une déambulation plus sombre dans un paysage en ruines, voire sépulcral, dont le feu est ici le personnage principal. Inspirée par les nombreux rituels conçus autour de cet élément – comme la fête de la Saint-Jean –, le parcours conduit le visiteur de la cour extérieure – au sol couvert de cendres et jalonné de bois noirci – aux premières salles du bâtiment, rougeoyant tels des brasiers peuplés de totems en lattes de bois, avant de terminer dans une salle plongée dans la pénombre. Réveillées par intermittences par des flashs de lumière orange, des têtes et paires de mains géantes apparaissent alors tels des spectres, qui servent de repères à des visiteurs désorientés, tâtonnant à l’aveugle sur un sol couvert de sable. En passant de la lumière du dehors jusqu’au noir complet, on croirait, au sein de ce bâtiment de plain-pied, descendre six pieds sous terre dans une crypte aussi inquiétante qu’envoûtante. Constamment au cours de ce voyage, le mystère plane sur le moment où le visiteur découvrira, au rythme des concerts de lumière ardente, les formes qui peuplent ce tombeau poétique – dans leur totalité.
Latifa Echakhch, “The Concert”, Pavillon suisse de la 59e Biennale de Venise, Giardini, Venise.