Behjat Sadr : la femme qui a révolutionné l’art moderne en Iran
Du 5 avril au 1er juin, la galerie Balice Hertling met en lumière les œuvres informelles, organiques et rythmiques ainsi que les photo-peintures de cette artiste avant-gardiste disparue en 2009.
Par Estelle Laurent.
En 1947, alors qu’elle enseigne au collège à Téhéran, Behjat Sadr rentre dans l’atelier de l'artiste Ali Asghar Petgar. Ce digne héritier de Kamal-ol-Molk – connu pour ses œuvres inspirées de la peinture classique européenne – lui dispense des cours de peinture académique. Peu intéressée par ce courant classique, Behjat Sadr a suffisamment appris au niveau technique pour pouvoir s’en émanciper. “Un jour, dans sa classe, j'ai choisi de peindre un ventilateur au lieu d’une nature morte traditionnelle. C'était inhabituel. Cet objet gisait dans un coin de la pièce, personne ne l'avait remarqué. Les composants mécaniques et les pales m'ont permis de jouer avec les lignes à ma guise. À partir de ce moment, ce type de jeu est devenu plus important pour moi que de représenter la réalité…” déclarait l’artiste lors d’une interview avec la plasticienne Narmine Sadeg. Elle décide alors de rentrer à la faculté des beaux-arts de Téhéran. À l’époque en Iran, il existe alors deux catégories d’artistes ; ceux qui ont suivi les enseignements de Kamal-ol-Molk et un autre groupe – qualifié de “modernistes” – regroupant ceux qui sont partis étudier en Europe, et dont le style était plus proche de celui de la peinture européenne de la fin du 19e et du début du 20e siècle. Behjat Sadr, elle, ne fait partie d’aucun des deux.
Si la jeune fille ne souhaite pas imiter les Occidentaux, celle-ci ne désire pas pour autant reproduire des œuvres du style “qajar” (mouvement pictural représentant des personnages en miniature datant de l'époque de la dynastie “Qajare” de 1781 à 1925, et dont les copies au 20e siècle étaient particulièrement à la mode). En 1954, la jeune femme sort diplômée de la faculté des beaux-arts de Téhéran avec mention et félicitations. Elle obtient alors une bourse pour aller étudier à Rome dans l’atelier de Roberto Melli.
Rome : Les années informelles
Dès son arrivée dans la Ville éternelle, c’est un véritable choc. “Ma mère a débarqué dans une ville ou tout était représenté ; de l’art antique à l'art moderne en passant par le Moyen Âge, la Renaissance… À chaque coin de rue, elle me confiait qu’elle voyait des choses qu’elle n’avait jamais vues. À cette période, l’Italie rayonne à travers le monde, notamment grâce à son cinéma en plein âge d’or. De plus, il faut bien comprendre le contexte : ma mère venait d’un pays ou il était compliqué de se procurer des livres d’art. Elle devait aller à la bibliothèque ou à la faculté pour pouvoir être au courant de ce qui se passait en Occident”, raconte sa fille Mitra Hananeh-Goberville. Un soir, alors que Behjat Sadr rentre dans sa chambre, un simple incident transforme complètement sa vision de peintre. Une longue ficelle qu’elle tenait à la main tombe par terre. Lorsqu'elle la contemple, là, sur le sol de l'entrée, elle est alors fascinée par les lignes enchevêtrées et les courbes expressives qui se présentent sous ses yeux. Inspirée, elle décide alors d’abandonner définitivement la peinture figurative pour se lancer dans ses expériences personnelles.
Au revoir chevalet, pinceaux et peinture traditionnelle… qu'elle troque contre de grands contenants de peintures industrielles, des couteaux à plâtre ou à palette, des grattoirs et des immenses toiles qu’elle étend au sol pour peindre.
Ses premières séries sont alors semblables aux œuvres de l’art informel. Cette tendance artistique abstraite et gestuelle a débuté dans la période d’après-guerre, à une époque où les peintres d'avant-garde entreprenaient également diverses expériences de gestes et de mouvements corporels. Ces techniques ont obligé les artistes à poser leurs toiles sur le sol, à l’image du “goutte à goutte” de Jackson Pollock en 1946 ou des œuvres réalisées par Alechinsky à son retour du Japon. “Cela m'a permis de faire des mouvements beaucoup plus grands. Cette relation entre les gestes de mon corps et les formes qu'ils ont produites m'a fascinée…”, déclare Behjat Sadr. En 1956, elle décroche le deuxième prix du concours de San Vito Romano et participe à la Biennale de Venise. L’Iran n’a pas de pavillon à cette période, mais Marco Grigorian, artiste irano-arménien, réussit à présenter les œuvres de quelques artistes, dont une nature morte de Behjat Sadr. Portée par sa fièvre créatrice, la jeune femme travaille jour et nuit sans relâche et se met alors à sécher les cours de Roberto Melli, qu'elle croise par hasard dans la rue. Le peintre et sculpteur italien décide alors d’aller voir de plus près ce qu’elle fait. Au lieu de la réprimander, le professeur de la Scuola Romana l’encourage, et l’aide à monter sa première exposition à la galerie Il Pincio. Ses tableaux y séduisent le poète artiste plasticien Emilio Villa, ainsi que les critiques d'art Giulio Carlo Argan et Lionello Venturi (ce dernier la présentera d'ailleurs à la galerie “La Bussola” où elle exposera également). Roberto Melli la pousse également à poursuivre ses études à l’École des beaux-arts de Naples, dont elle sortira diplômée en 1958.
Retour en Iran : les œuvres organiques, cinétiques et rythmiques.
En 1959, Behjat Sadr retourne à Téhéran ou elle obtient un poste de professeur à la faculté des beaux-arts. Elle poursuit sa peinture gestuelle sur des grands formats et participe à de nombreuses expositions internationales dont la IIIe Biennale de Téhéran, en 1962, où elle obtient le prix impérial, la XXXIe Biennale de Venise, et celle de São Paulo en 1963. À partir des années 60 commence une nouvelle période artistique pour la jeune femme, qualifiée “d’organique”. Inspirée par les arbres de son enfance, Behjat Sadr peint les mouvements rythmiques et les textures des troncs. “Lors de nos voyages à la campagne, je courais parmi les plantations. Avec leurs rythmes fascinants, les lignes verticales des troncs m’ont interpellée. Quand je courais, des bandes de corbeaux s'envolaient et leurs mouvements vifs et chaotiques m'impressionnaient… Sur la route qui traverse la chaîne de montagnes Alborz, un passage au cœur de ces montagnes noires et rocheuses m'a fascinée. Nous roulions entre ces énormes murs de pierre. J'étais été saisie par leur puissance. Je pense que ces expériences mémorables expliquent beaucoup mes œuvres picturales”, affirme l’artiste. Cette relation avec la nature ou la réalité est particulièrement intéressante chez Behjat Sadr.
En effet, si l’artiste ne crée pas des environnements ou des objets véritablement existants, celle-ci invente des formes et des expressions capables de faire ressentir à son auditoire ce qu’elle a vu. Behjat Sadr ne peint pas directement la nature, elle préfère reproduire l’effet qu’elle suscite… de la manière la plus organique qui soit.
En 1962, la jeune femme réalise deux grandes planches murales en céramique de 90 mètres carrés pour la façade de l'hôtel Hilton à Téhéran. Ces travaux ont conduit à de longues recherches sur les formes et les techniques de la céramique ancienne. L’art traditionnel iranien qui a influencé Behjat Sadr lors de cette commande se retrouvera également dans ses œuvres inspirées des mosquées d’Ispahan, ou dans sa gestuelle, notamment lorsqu’elle manie le racloir sur le support tel le calligraphe avec son “kaalam”.
Quelques années plus tard, l’artiste se lance dans l’art cinétique en créant des peintures sur stores vénitiens motorisés. À l’occasion d’un concours artistique organisé par l'Unesco dans le cadre d'une campagne de lutte contre l'analphabétisme, Behjat Sadr conçoit l’installation intitulée “Lumière de connaissance” : des stores noirs y recouvrent une toile représentant un soleil rouge et minimaliste. Lorsque les stores s’ouvrent, l’astre – métaphore du savoir – apparaît… Malheureusement ces œuvres optiques avant-gardistes sont très mal accueillies en Iran. Un drame pour cette pionnière, qui ressent une certaine tristesse lorsqu’elle s’aperçoit (lors d’une année sabbatique en France) que des œuvres cinétiques exposées dans de célèbres musées et galeries parisiennes rencontrent un franc succès. Mais il en faut plus pour décourager cette artiste au tempérament rebelle.
À partir de 1968, elle débute sa période rythmique. Dans ces séries en particulier, le noir est devenu une couleur très dominante. En 1975, elle détourne un outil trouvé au BHV lors d'un voyage à Paris pour tracer les courbes et mouvements de ses oeuvres avec de la peinture à l'huile. “Ses œuvres marquées par des répétitions graphiques sont réalisées du métal, de l’aluminium, du papier glacé collé sur des plaques de bois, du placo-plâtre et des panneaux Isorel. On traçait des scions sur ces supports ensemble, puis elle les peignait par la suite.” confie sa fille Mitra Hananeh-Goberville. Toutes les peintures réalisées entre 1974 et 1979 caractérisent la période la plus prolifique et aboutie de son œuvre.
L'artiste n'aliènera jamais sa liberté de penser.
“Dans les années 70, l'époque est marquée par la mise en valeur de l'art moderne grâce à l impératrice Farah Diba, qui promeut des activités culturelles avant-gardistes telles que le festival de Chiraz et la création du musée d'art moderne de Téhéran. Ma mère conserve sa liberté de penser et de parole, mais n'entre pas dans les clans entourant le pouvoir. Cependant, beaucoup de ses œuvres ont été acquises pendant cette période par des collections d'état ou par le musée d'art moderne de Téhéran. À l'ouverture de ce dernier, elle s'interroge sur les bénéfices d'une telle structure alors que la population est loin d'avoir les bases économiques. Son regard critique sur la monarchie n'épargnerait pas non plus le régime qui suivra….“ déclare sa fille.
Exil en France : Le temps des photo-peintures
En 1980, Behjat Sadr part à Paris pour un bref séjour, qui va finalement se transformer en escale définitive. Sujette à de graves problèmes de santé, l’artiste ne peut plus peindre sur des toiles immenses posées au sol. “On vivait toutes les deux dans 30 mètres carrés au 14 rue du Pont-Louis-Philippe, on lui a diagnostiqué un cancer du sein et des métastases pulmonaires l’année d’après. Entre la maladie, l’opération, la radiothérapie, la chimiothérapie, elle ne pouvait plus faire de grands mouvements, ni utiliser la peinture à l’huile comme elle le faisait auparavant, surtout dans un petit appartement avec sa fille qui passe l’internat, c’était un peu compliqué. Donc elle s’est mise à sélectionner toutes les photographies qu’elle avait réalisées au cours de sa vie en Iran et en France, pour les incorporer avec ses peintures. Elle est soutenue par le critique d’art Pierre Restany, avec qui elle s’est liée d’amitié.”
Les fragments de photographies (clichés de terrasses ensoleillées, de plages désertes, de forêts mystérieuses ou de bords de Seine) se voient mêlés aux peintures abstraites et forment des photo-peintures emplies de grâce et de cohérence. Même dans la maladie, Behjat Sadr est un symbole de résilience.
“Un jour ma mère a passé un examen où elle devait avaler une capsule qui filme. Au lieu de lui faire peur, ce test l’avait excitée. Elle avait écrit des textes, essayé de dessiner l’intérieur de son corps… Une autre fois, à l’automne, elle s’était fait opérer. Je suis arrivée dans sa chambre… on lui avait placé un système respiratoire. Elle était déjà en train de dessiner la forêt rouge… Il y a aussi cette histoire après une biopsie, où elle se retrouve avec un pneumothorax. Nous étions toutes les deux et on nous avait placées dans une salle où il y avait une morte. L’infirmière nous sert un plateau repas, et elle me dit “eh bien, mange ! qu’est ce que tu veux qu’on fasse ? Il faut bien manger ! La vie ne s’arrête pas. Il faut continuer.”
En 2004, Behjat Sadr fait l'objet d'une immense rétrospective au musée d'Art contemporain de Téhéran de son vivant. Après son décès, elle entre dans les collections du musée Pompidou et de la Tate Modern à Londres. Aujourd'hui, la galerie Balice Hertling rend hommage à l'une des plus grande artistes de la scène artistique contemporaine iranienne. Que cela s'explique par sa condition de femme ou de la collusion des artistes avec le pouvoir, cette grande pionnière et professeur d'art (qui a formé toute une génération d'artistes, dont certains ont étés fortement remarqués lors de l'exposition “Unedited history” au Musée d’Art moderne en 2014) n’a en effet pas toujours eu l’occasion de montrer son travail comme il le méritait. Et pourtant, que ça soit à travers ses œuvres informelles, cinétiques, organiques ou rythmiques, qu’elle ait recours ou pas au collage photographique, la peinture de Behjat Sadr nous permet d’explorer une représentation alternative du modernisme, qui n’est ni européenne ni orientale mais profondément cosmopolite et internationale.
Exposition "Behjat Sadr” à la galerie Balice Hertling, du 05 avril au 1er juin.