Baiser mortel et miroir enchanté : 6 œuvres à découvrir à la BRAFA 2022
Ce samedi 19 juin, la BRAFA donnait le coup d’envoi de sa 67e édition dans le parc des expositions de Bruxelles, un espace qu’elle investit jusqu’au week-end prochain pour la première fois de son histoire. La foire belge réputée internationalement pour les antiquités et les arts anciens s’ouvre de plus en plus à la création contemporaine. En témoigne l’invité d’honneur de cette édition, l’artiste Arne Quinze, qui a pensé toute la scénographie, des sculptures aux suspensions jusqu’aux tapis. À cela s’ajoute l’entrée croissante de galeries d’art contemporain, à l’instar de Nosbaum Reding ou la Zidoun-Bossuyt Gallery. Parmi les 115 exposants, caractérisés par leur éclectisme s’étendant de la joaillerie aux arts premiers, Numéro a sélectionné 6 œuvres d’artistes âgés de moins de 50 ans dont les thématiques et les techniques évoquent aussi bien le rêve, la relation avec la nature, les mythologies ou encore le poids de la mémoire et sa transmission.
Par Matthieu Jacquet.
Les créatures de Gert & Uwe Tobias, hybridation des mythes
Cinq étranges créatures proches du dragon, du vautour, du hibou et de la gargouille appellent de leur œil espiègle le visiteur du stand de la galerie Rodolphe Janssen. Par leurs formes hybrides et leurs couleurs chatoyantes, ces personnages semblent sortir d’un conte fantastique médiéval peuplé de démons inquiétants. Frères jumeaux originaires de Roumanie et aujourd’hui basés en Allemagne, Gert & Uwe Tobias, les deux auteurs de cette œuvre, se passionnent pour le folklore de leur pays d’origine et ses arts populaires, pour l’art ornemental des églises gothiques, les artistes surréalistes Max Ernst et Victor Brauner et les films d’épouvante – autant d’inspirations qui font germer chez eux un imaginaire décalé, qu’ils déclinent de la peinture à la sculpture. Pour cette œuvre de 2020, comme pour la plupart de leurs toiles, les quadragénaires utilisent la technique du woodcut sur toile, découpant minutieusement dans le bois chaque forme qui compose leur ensemble, imbibée ensuite d’une peinture utilisée en sérigraphie avant d’être imprimée sur la surface. Cette approche leur permet à la fois de contrôler l’intensité de la matière en créant des jeux de transparence et de reproduire une même toile en plusieurs exemplaires – en l’occurrence deux, presque identiques, pour l’œuvre précitée. Particulièrement marquante par ses dimensions imposantes de 2 mètres sur 2 mètres, celle-ci s’ajoute à deux autres pièces exposées par le duo à la Brafa : une peinture bleutée reprenant le même procédé technique et un vase bombé en céramique dégoulinant de couleurs.
Stand de la galerie Rodolphe Janssen.
La nature évanescente photographiée par Su-Mei Tse
Pour sa première participation à la BRAFA, la galerie Nosbaum Reding présente une sélection d’œuvres de plusieurs de ses artistes phares, de JKB Fletcher à Barthélémy Toguo en passant par la peintre Tina Gillen, qui investit actuellement le pavillon du Luxembourg à la 59e Biennale de Venise. Mais parmi les nombreuses toiles accrochées, deux photographies détonnent du stand par leur aspect étonnamment pictural et leur épurement. Réalisés par l’artiste luxembourgeoise Su-Mei Tse, dont la pratique investit aussi bien les territoires musicaux, visuels et spatiaux, ces clichés issus de sa série Plants and shades (2017) laissent émerger d’un fond vert clair quelques feuilles et fins branchages d’une plante photographiée à travers la vitre d’une fenêtre, qui viennent happer le regard du spectateur autant que jouer avec sa perception. Par ce jeu habile sur le flou rétinien, la netteté et la profondeur de champ, l’artiste parvient à composer des images aux portes de l’abstraction dont l’équilibre entre dépouillement, trouble et détail ne sont pas sans rappeler les œuvres les plus ambiguës du photographe Wolfgang Tillmans, où le sujet lui-même s’efface pour laisser libre cours à la contemplation – on croirait en effet sur cette cimaise voir s’ouvrir deux fenêtres vers le dehors de la foire. Très attachée à la nature, l’artiste multidisciplinaire expose également sur le stand un rocher à l’image de ceux qu’elle repère lors de ses promenades puis récupère avec soin, qui vient compléter l’immersion dans son univers poétique.
Stand de la galerie Nosbaum Reding.
Le souffle de vie – ou de mort – du peintre Xie Lei
Sur le stand de la galerie bruxelloise Meessen de Clercq, Xie Lei dévoile en quelques peintures sa savante maîtrise de l’entre-deux. Celui qui existe entre le désir et la violence, la mélancolie et la sérénité, le rêve et le cauchemar… Réalisée cette année et présentée à la foire pour la première fois, Encounter I en est l’exemple même : on y voit en gros plan, sur une toile à l’humble format de 40 par 50 centimètres, un corps entièrement sombre donner un baiser à un visage couché, contrastant par les tonalités beiges et jaunâtres de sa peau. Orchestrée à l’huile par l’artiste chinois, basé à Paris depuis une quinzaine d’années, cette rencontre est en effet bien mystérieuse : sommes-nous les témoins d’une étreinte ou d’un étouffement, d’un souffle de vie ou de mort ? Dans l’ensemble de son œuvre pictural, l’artiste entretient l’énigme par la technique et par les formes. Les visages sont toujours réduits à leur reliefs essentiels jusqu’à l’effacement des organes les plus sensoriels, expressifs et distinctifs, comme les yeux et le nez la plupart du temps, mais aussi parfois la bouche ou les oreilles. En travaillant à la brosse, l’artiste âgé de 39 ans laisse apparaître les traces du geste sur la surface – qui frappe par son aspect légèrement brillant – tout en brouillant les silhouettes et les décors pour n’en laisser émerger que les ombres spectrales. Difficile de ne pas penser aux personnages des peintures d’Edvard Munch ou encore de celles de Leon Spilliaert, artiste belge particulièrement présent dans les stands de la BRAFA. Nul n’aura la réponse sur le motif ni l’issue de cet échange charnel, ouvrant la voie à de multiples interprétations.
Stand de la galerie Meessen De Clercq.
L’épopée féminine sur frise colorée de Summer Wheat
Depuis près de vingt ans, la galerie Zidoun-Bossuyt contribue entre Luxembourg et Dubaï à la promotion de nombreux artistes africains et afro-américains outre-Atlantique. En attestent les nombreux noms présents sur son stand et plusieurs œuvres marquantes, comme un crâne de Jean-Michel Basquiat peint à l’aquarelle. Moins connue en Europe que son homologue, une artiste contemporaine en pleine ascension y est aussi mise à l’honneur à travers deux œuvres impressionnantes, mesurant plus de 3,60 mètres de large chacune : Summer Wheat, artiste de 45 basée dans le Queens à New York. Sur ces deux pièces, l’artiste met à l’œuvre une technique devenue sa signature, qui demande un temps considérable : le passage de couches d’acrylique et de la gouache à travers de très fines feuilles d’aluminium maillé pour faire apparaître en relief des formes aux couleur saisissantes. Inspirée à la fois par l’art égyptien antique et l’art amérindien, l’Américaine décline, avec sa propre technique, la maîtrise du récit visuel raconté dans la longueur, en déployant de véritables frises sur plusieurs panneaux, tout en appuyant la bidimensionnalité des corps et la géométrisation de leurs membres à la manière des hiéroglyphes. Accrochée à la gauche de la toile Movie Star Yellow, l’œuvre Movie Star Night, son pendant nocturne, réunit les deux thématiques qui traversent constamment le travail de Summer Wheat : la femme et l’eau. Plusieurs personnages féminins de diverses tailles interagissent voire fusionnent dans une composition fantastique dominée par les nuances de bleu – du plus clair au plus sombre : l’une semble flotter sur la mer (qui s’avère être la chevelure du visage – immense comme une montagne – qui lui fait face), tandis que d’autres déversent le contenu d’un seau ou font tomber la pluie de leurs mains magiques. Un aperçu envoûtant de la mythologie foisonnante de l’artiste, que l’on pourra découvrir dès la mi-septembre à Paris lors de l’exposition de la galerie Zidoun-Bossuyt, inaugurant alors son nouvel et premier espace dans la capitale française.
Stand de la Zidoun-Bossuyt Gallery.
Le miroir enchanté de Joana Vasconcelos
De la théière géante installée dans les jardins de Versailles au cœur érigé dans le nord de Paris, en passant par son installation monumentale au Bon Marché en 2019, l’univers fantastique de Joana Vasconcelos est déjà bien connu en France, où il est régulièrement mis à l’honneur. À Bruxelles, La Patinoire Royale – Galerie Valérie Bach permet, à travers sa participation à la BRAFA, de s’arrêter plus en détail sur un aspect particulièrement prégnant de son œuvre sculpturale : le monde domestique. C’est ainsi que l’on découvre sur le stand un étrange miroir encadré dans le bois, dont émergent des volumes rouges et pourpres aux airs de tentacules, qui s’enroulent tels des ressorts ou serpentent sur le sol comme des racines de plantes imaginaires. Habituée à travailler à partir d’objets trouvés, à l’instar de ce meuble ancien qu’elle a transformé par son intervention sculpturale, l’artiste portugaise de 50 ans met aussi en avant la culture de son pays en valorisant des savoir-faire ancestraux tels que le textile. Un matériau qui historiquement est associé aux femmes autant que déprécié par rapport au travail des matériaux durs – traditionnellement masculin – comme le bois, le bronze ou le marbre. Telle une porte ouverte vers un autre monde à la fois séduisant et dangereux, comme semblent l’indiquer les fleurs carnivores qui le bordent, ce miroir que l’on pourrait croiser dans les recoins d’un grenier invite à le traverser autant qu’à y observer sa propre image, désormais déformée par ce jaillissement de formes écarlates et vivaces.
Stand de La Patinoire Royale | Galerie Valérie Bach.
Le tapis manuscrit de Mekhitar Garabedian
Si Mekhitar Garabedian vit à Gand depuis des années et a grandi en Belgique, sa pratique est constamment centrée sur les migrations. Né à Alep, en Syrie, l’artiste a également vécu quelque temps au Liban, et a fait de ses origines arméniennes le cœur de sa pratique. Très sensible à l’histoire de sa famille, qui a fui l’Arménie un siècle plus tôt au moment du génocide perpétré contre la population, l’artiste ne cesse d’interroger la transmission de cette culture, tout particulièrement à travers le langage. Que cela transite chez lui par la réalisation de vidéos, d’affiches, de sculptures ou encore l’écriture de textes directement sur les murs, la question de l’identité transparaît constamment dans ses œuvres, qui utilisent la linguistique comme principal support. En atteste le tapis présenté au sol du stand de la galerie Baronian : réalisé à la main, l’objet duveteux de couleur beige reprend les lignes d’une feuille de papier où se décline l’alphabet arménien à travers une liste de mots manuscrits. Ainsi transposée du carnet de notes intime – caché dans la poche d’une veste, au fond d’un sac ou d’un tiroir –, la mémoire textuelle se voit transposée et affirmée au grand jour par son agrandissement dans un format de plus de 2 mètres de long et sa manifestation dans un artefact à la fois décoratif, fonctionnel et confortable, qui rappelle lui aussi l’héritage d’une technique séculaire de tissage transmise de générations en générations.
Stand de la galerie Baronian.
BRAFA 2022, du 19 au 26 juin à Brussels Expo, Heysel, Bruxelles.