9 sept 2022

Au Palais de Tokyo, le festival de Marinella Senatore fait danser tous les corps

Pour fêter son vingtième anniversaire, le Palais de Tokyo accueille du 15 au 18 septembre “Alliance des corps”, un festival orchestré par l’artiste italienne Marinella Senatore et la commissaire d’exposition Vittoria Matarrese. À l’image de sa pratique pluridisciplinaire mêlant performances, danse et chant, la fondatrice de la School of Narrative Dance (SOND) – une compagnie de danse nomade et protéiforme – y invite 42 associations qui proposeront des après-midis et soirées de workshops, de performances et de DJ sets. Pour Numéro, elle revient sur les coulisses de ce projet ambitieux et engagé réalisé grâce au soutien de la maison Dior.

Propos recueillis par Matthieu Jacquet.

Réunir une chorale gospel, une équipe de natation synchronisée, un groupe de cheerleaders LGBTQ+ et des danseurs en fauteuil roulant dans un même espace ? Tel est le projet ambitieux et engagé de Marinella Senatore avec son festival “Alliance des corps”, véritable “take-over” organisé pendant les quatre prochains jours au Palais de Tokyo pour célébrer les vingt ans de l’institution. À 45 ans, l’Italienne qui a aussi bien travaillé comme chef opératrice et directrice de la photographie au cinéma que comme violoniste dans un orchestre, se définit aujourd’hui comme une “artiste multidisciplinaire”. Mue depuis ses débuts par l’énergie du collectif ainsi qu’une fervente volonté d’inclusion et une grande sensibilité aux questions sociales, sa pratique passe rapidement de la vidéo aux performances et projets participatifs. En 2012, elle concrétise cette démarche lorsqu’elle fonde la School Of Narrative Dance (SOND), une école de danse nomade et protéiforme réalisant des parades dans les espaces publics du monde entier, de l’Afrique du Sud à la Chine en passant par le Danemark.

 

Dans la lignée de cette structure, qui accueille à chaque événement des performeurs locaux et non professionnels sur la base d’un appel à projet, Marinella Senatore prévoit pour “Alliance des corps” de traduire l’énergie de Paris et de sa région en invitant 42 groupes et associations implantées dans et autour de la capitale à se rencontrer dans le vaste espace du Palais de Tokyo, avec l’aide de la commissaire Vittoria Matarrese. Du jeudi 15 au dimanche 18 septembre, de midi à minuit, le public pourra assister aussi bien à des ateliers de découverte de krump – danse urbaine née à Los Angeles –, de beatbox ou de langue des signe qu’à des performances mêlant footballeuses portant le hijab et équipe de rolller derby, ainsi qu’à des DJ sets terminant chaque soir ces journées riches en découvertes. Une manière de célébrer les corps dans toute leur diversité autant que de mettre à l’honneur la richesse de ces multiples cultures et leurs modes d’expression, au sein de scènes délimitées par d’immenses sculptures lumineuses de l’artiste. Pour Numéro, cette dernière dévoile les coulisses de ce projet hybride et transversal, inédit dans sa carrière et dans l’histoire de l’institution parisienne.

 

 

Numéro : Vous avez été révélée par les différentes projets développés dans le monde entier par la School Of Narrative Dance, que vous avez fondée en 2012. En quoi ce festival s’inscrit-il dans cette lignée ?

Marinella Senatore : Si le format festival est nouveau pour nous, tout comme le fait que l’événement se déroule en intérieur, ses principes sont les mêmes que ceux de la SOND : nous arrivons dans un nouvel endroit dont nous tentons de retranscrire l’énergie locale, avec une vision de “l’école” comme un laboratoire très ouvert où chacun peut être à la fois l’élève et le professeur, et où les limites de chaque individu sont en fait le point exact de leur émancipation. Cet événement ayant lieu pour les vingt ans du Palais de Tokyo, sa particularité est sans doute d’incarner l’esprit de cette institution et des thèmes qui lui sont chers, plutôt qu’y organiser seulement une performance ou une soirée. Le format du festival est très en phase avec ma perception du partage avec le public, et ma volonté de diversifier son expérience. Ici, nous proposons des performances mais aussi des ateliers, tables rondes et masterclass, non pas donnés par moi mais par les membres des communautés invitées. Le partage des savoirs, la puissance du collectif et l’idée d’empowerment… tout cela rejoint les valeurs que nous avons injectées dans la SOND dès sa fondation il y a dix ans.

 

Ce festival est en effet organisé à l’occasion des vingt ans du Palais de Tokyo. Vous qui avez vécu à Paris deux ans, qu’appréciez-vous dans ce lieu et pourquoi pensez-vous qu’il se prête à votre pratique ?

Quand je vivais à Paris, je visitais régulièrement le Palais de Tokyo et j’appréciais justement le fait qu’il ne soit pas un musée au sens premier du terme, avec une hiérarchie rigide qui peut installer une certaine distance avec les visiteurs, mais plutôt un lieu pluriel qui accueille une grande variété de propositions. De mon côté, je ne me considère pas comme une performeuse et qualifierais davantage mes œuvres de rituels collectifs liés à des questions sociales. Dans la plupart de mes projets, nous ne répétons pas en amont. Tout se passe en direct, devant le public qui intervient régulièrement dans les événements et peut parfois complètement modifier leur déroulement. On ne danse pas juste pour danser : j’invite des associations LGBTQ+, des équipes sportives, des groupes à animer des ateliers… Autant d’initiatives très en phase avec la ligne du Palais, qui accueille aussi bien performances que conférences et masterclass, tout en disposant de nombreux espaces très agréables où l’on peut simplement prendre un livre et s’installer sur un sofa, le tout au sein d’une architecture ouverte qui se transforme au fil de chaque projet. À mes yeux, le caractère protéiforme, accueillant et inclusif du lieu incarne complètement la mission d’une institution culturelle aujourd’hui.

School of Narrative Dance, Palermo, 2018. Courtesy: Manifesta 12 Palermo

Pour ce projet, vous avez invité 42 groupes et associations au Palais de Tokyo, parmi lesquelles une équipe de natation synchronisée, des footballeuses défendant le port du hijab dans le sport – Les Hijabeuses –, des intervenants en langue des signes… Comment les avez-vous trouvés et contactés ?

Avec la SOND, j’ai pour habitude de faire des appels à projet par voie de presse et d’accepter systématiquement ceux qui me contactent. Ici, nous avions un temps limité qui ne nous a pas permis de procéder de la sorte, donc nous avons immédiatement mis en place un travail de prospection dans la région, tout en invitant des communautés déjà en lien avec l’institution ou que je connaissais déjà – par mes expériences au Centre Pompidou ou aux Laboratoires d’Aubervilliers, notamment. Plus que dans mes précédents projets, nous avons eu de nombreuses discussions avec les participants car je souhaitais que les structures réunies soient directement liées à des questions de société, notamment l’empowerment et la transformation, enjeux majeurs de ce festival. Les Hijabeuses, par exemple, sont aussi activistes. Tout comme les autres équipes sportives invitées, elles disputeront au Palais des matchs de football où personne ne gagnera ni ne perdra, ce qui est très beau. Nous organisons aussi des sessions de danse contact [genre de danse né dans les années 70 aux États-Unis] avec des personnes en fauteuil roulant, un projet que je trouve d’autant plus touchant après ces années de pandémie. En ce sens, la programmation du festival interroge la notion de fragilité en montrant que ce que l’on perçoit généralement comme un talon d’Achille peut s’avérer extrêmement moteur dans un processus créatif. Ici, il n’est aucunement question de productivité – on peut d’ailleurs échouer ou se tromper devant les yeux du public. Ce qui compte, c’est la manière donc chacun relève ses propres défis au sein d’un groupe et peut impulser un changement à échelle plus large.

 

Très concrètement, comment ces quatre journées vont-elles s’organiser et se dérouler dans les salles du Palais ?

Les espaces d’expositions seront occupés dans leur quasi intégralité et délimités plusieurs de mes grandes installations lumineuses. Celle-ci feront naître au moins trois scènes principales dans l’enceinte du Palais : dans l’Orbe, dans la Grande Rotonde et dans le Hall. Il y aura toujours quelque chose à voir sur ces scènes, ce qui permettra au spectateur de se laisser porter et de constituer sa propre expérience. Chaque jour, de midi à minuit, on sera plongé simultanément dans des activités très différentes qui se rencontreront de manière inattendue, comme des séances de lutte rythmées par des airs lyriques chantés par des sopranos. Les ateliers auront lieu l’après-midi, les performances en fin de journée puis chaque soirée se terminera par un DJ set. Les visiteurs seront guidés au sein du Palais par la musique et parfois par des parades qui l’emmèneront d’une scène à une autre, presque comme des processions. Tout est pensé pour paraître très spontané, presque improvisé, mais l’organisation de chaque journée est en réalité très préparée.

 

Pour autant, vous dites ne pas avoir organisé de répétitions collectives avant l’événement. Comment les associations et les groupes invités ont-ils préparé leur intervention et travaillé ensemble ?
Ces derniers mois, les groupes ont pu venir répéter au Palais de Tokyo s’ils le souhaitaient le mardi, jour de fermeture au public, afin de s’approprier l’espace, faire des essais avec les lumières et le son… Ce qui n’est pas répété en revanche, c’est leur collaboration. Les groupes savent avec qui ils vont se produire dans l’espace et sont tous en contact via Zoom ou d’autres plateformes, mais n’ont pas encore eu l’occasion de travailler dans une même pièce. C’est ce qui rendra l’émotion si réelle durant le festival : tous les intervenants se rencontreront physiquement pour la première fois le jour de la performance ! Grâce à cela, chacune des quatre journées sera différente de la veille.

Marinella Senatore, “Assembly” (2021). Centrale électrique de Battersea, Londres, 2022. Courtesy : L’artiste, Mazzoleni, London – Torino. Crédits : Hektor – FOIfilms

Tous ces événements se dérouleront dans une scénographie que vous avez conçue pour l’occasion, imaginée d’après des sculptures lumineuses traditionnelles du sud de l’Italie. Pourquoi ces formes reviennent-elles régulièrement dans votre pratique et que signifient-elles à vos yeux ?
Je m’inspire beaucoup des traditions en général, à l’instar des danses populaires comme la tarentelle. Les formes de ces sculptures me viennent d’une tradition des Pouilles, les luminarie, des créations lumineuses utilisées à l’origine pour célébrer des saints et, dans les anciens récits, pour délimiter des “places idéales” où pouvaient survenir des événements magiques. Au-delà de leur connotation religieuse, je suis attirée par la brillance de ces structures dans la nuit et leurs couleurs, le fait qu’elles laissent apparaître le paysage et l’architecture environnants grâce à leurs ouvertures, mais aussi par la manière dont elles parviennent à réunir autant de personnes en un même lieu. Chaque fois que j’ai installé une de mes luminarie, du sud au nord de notre planète, les spectateurs sont devenus fous, même si ces formes n’avaient rien à voir avec leur culture ! Ce qui les attire, c’est avant tout le fait de pouvoir se rassembler au sein de ces portails lumineux, qui amènent des énergies que je n’aurais jamais soupçonnées. En cela, ces sculptures donnent naissance à une forme de scène au sein de laquelle tout le monde est convié.

 

Pourquoi les questions sociales sont-elles si centrales dans votre démarche artistique ?

Je considère que tout le monde doit être conscient de son rôle social, d’autant plus lorsque l’on est artiste, écrivain ou penseur. Je n’ai pas la prétention de pouvoir changer le monde, mais je fais mon maximum pour provoquer des transformations à mon niveau, comme par exemple amener les institutions à repenser leurs protocoles. À travers des projets comme ce festival, qui donnent accès à l’espace de manière inhabituelle, celles-ci sont invitées à s’adapter et trouver de nouveaux fonctionnements. Chez le public, j’essaie de provoquer le plus d’émotions possibles pour que l’expérience de chacun soit mémorable, tout en leur donnant la liberté lors de ce festival de choisir ce qu’ils vont aller voir parmi la diversité de propositions, et de pouvoir rester autant de temps qu’ils le souhaitent sur les douze heures quotidiennes. Car à l’instar de certains films qui nous marquent à tout jamais, l’art doit selon moi pouvoir changer notre vie et notre vision du monde.

 

 

Festival “Alliance des Corps”, Carte blanche à Marinella Senatore, du 15 au 18 septembre 2022 au Palais de Tokyo, Paris 16e.

Inaugural participatory performance of ‘Marinella Senatore. Afterglow’ at Battersea Power Station, 9th June 2022. Courtesy: the Artist, Mazzoleni London – Torino. Credits: Photo © Christina Almeida

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Festival “Alliance des Corps”, Carte blanche à Marinella Senatore, du 15 au 18 septembre 2022 au Palais de Tokyo, Paris 16e.