22 juil 2019

Alicja Kwade, l’artiste qui jongle avec les planètes

Ses installations épurées brouillant notre perception du temps et de l’espace ont fait sa notoriété. Alicja Kwade, artiste allemande d’origine polonaise, est actuellement mise à l’honneur par deux expositions : l’une à New York, sur le toit du Metropolitan Museum, et l’autre à Tours, dans la grande nef du CCC OD, pour lesquelles elle a réalisé des œuvres exclusives. Portrait.

The Roof Garden Commission, Alicja Kwade, “ParaPivot” (2019)

En plein cœur de Manhattan, le toit du Metropolitan Museum se dote jusqu’à la fin octobre d’un étonnant système solaire à taille humaine. Agrémentées de 9 sphères évoquant les planètes de la galaxie, deux structures rectangulaires en acier encadrent le paysage, prenant la 5ème Avenue, Central Park West et la 59ème Rue comme arrière-plans. À travers cette œuvre commandée par le musée, l’artiste Alicja Kwade dote le ciel new-yorkais d’un décor cosmologique.

 

Au même moment, de l’autre côté de l’océan Atlantique, le CCC OD de la ville de Tours accueille une autre installation déroutante de l’artiste jouant avec les limites de la perception : la nef, vaste espace ouvert sur l’extérieur par de hautes baies vitrées, se trouve investie d’un labyrinthe fait de cloisons et d’escaliers en béton, de cadres vides ou bien pourvus de miroirs où s’invitent des fragments d’arbres et de colonnes. Au plafond, une grande horloge et une pierre suspendues virevoltent sans relâche, rythmant la découverte de l’espace par un tic-tac solennel.

 

Remarquée par ses installations épurées d’une grande précision modifiant sensiblement l’appréhension de l’espace, Alicja Kwade connaît aujourd’hui une renommée internationale, consacrée par des projets d’ampleur. À l’occasion de ces deux expositions magistrales, portrait d’une figure de proue de la création contemporaine.

Portrait d’Alicja Kwade ©Luise Müller-Hofstege (2017)

Le dessin comme point de départ

 

Bien que l’installation soit le médium privilégié d’Alicja Kwade, ses premiers pas dans la création artistique se font à travers le dessin. Durant son enfance en Pologne puis en Allemagne, la jeune fille sait qu’être artiste sera son destin. Son père, historien de l’art et galeriste, organise avec elle, son frère et sa cousine des concours de dessin : c’est alors que naît chez la fillette une forme d’obsession, dans laquelle elle persévère et se surpasse avec ambition. Animée par le désir d’y exceller, elle voit dans le dessin un moyen de trouver la confiance en elle dont elle manque alors. Si ces travaux ont depuis changé d’échelle, le dessin reste toujours à l’origine de sa pratique, l’artiste commençant par des esquisses pour aboutir ensuite sur des croquis plus techniques.

Des œuvres pensées au millimètre près

 

Dès les premières années de sa pratique, Alicja Kwade compose souvent ses œuvres à partir d’objets et matériaux du quotidien, qu’elle récolte dans la nature ou bien achète chez des antiquaires. L’acier et les miroirs y reviennent fréquemment pour encadrer ses installations, dans lesquelles l’artiste intègre des pièces naturelles (pierres, arbres) ou bien des objets créés par l’homme (formes en béton, en marbre, en cuivre). Au fil des années, elle réalisera des œuvres de plus en plus monumentales et imposantes, convoquant des techniques plus spécifiques afin de transcrire sa vision. L’installation ParaPivot sur le toit du Metropolitan en est l’exemple même : pour ces deux sculptures, l’artiste a fait réaliser 9 sphères, chacune dans un marbre extrait d’une région du monde – Portugal, Inde, Italie, Norvège, Brésil, entre autres – comme pour refléter dans l’œuvre la grande variété de ressources culturelles et matérielles de notre planète.

Alicja Kwade, “The Resting Thought” vue de l’exposition au CCC OD, Tours, France (février 2019) © Alicja Kwade. Photo: F. FERNANDEZ – CCC OD, Tours. Courtesy the artist and kamel mennour, Paris / London.

Au sol d’une galerie, des pierres d’envergure similaire alignées maintiennent debout, entre elles, des miroirs de même taille. Dans une autre, des parois courbes et tuyaux de hauteur et matériaux divers forment des cercles concentriques d’une remarquable harmonie. Les œuvres d’Alicja Kwade sont dominées par la rectitude, la symétrie et la pureté : afin d’obtenir cet équilibre entre les éléments, l’artiste pense ses sculptures au millimètre et les dispose selon des calculs très élaborés. Sa sensibilité créative se conjugue à une curiosité scientifique et un esprit cartésien, qui l’amèneront même à étudier l’art et la médecine simultanément à l’université pendant quelques temps.

The Roof Garden Commission, Alicja Kwade, “ParaPivot” (2019)

Maîtresse du temps et de l’espace

 

Dans son œuvre, Alicja joue sur deux données essentielles à notre rapport au monde : l’espace et le temps. Comme une allégorie de la destinée, l’horloge et la pierre tournant au CCC OD tels un pendule sont déjà au cœur de l’installation Die Bewegte Leere en 2015, puis investissent les berges de Seine lors de la Nuit Blanche de 2016. Car la pratique d’Alicja Kwade s’inscrit avant tout dans une continuité : encore avant cela, l’expression matérielle du temps passait chez elle par des montres ou des réveils, composant de saisissantes vanités contemporaines.

 

En vue d’altérer l’espace, l’artiste brouille méticuleusement les frontières du perceptible. Au CCC OD, elle étudie l’espace de la nef dans ses moindres recoins afin de créer un effet de trompe-l’œil : tantôt placés en face à face, tantôt face à des miroirs, les objets et sculptures se trouvent métamorphosés par l’artiste. Quelle que soit sa position, le spectateur évolue alors à tâtons dans cette haute salle lumineuse, désorienté par ce parcours confus. Sur le toit du Metropolitan, Alicja le place cette fois-ci au sein d’une révolution copernicienne à échelle humaine, bouleversant les rapports préétablis entre l’Homme et l’univers. Maintenues en équilibre par une véritable prouesse technique, les lourdes sphères en marbre perturbent la verticalité des structures et des gratte-ciels, telles le subtil rappel à l’être humain de son irrémédiable contingence. Le palpable et le concret de la sculpture se voient ainsi immédiatement confrontés à l’abstraction d’une idée qui s’étend vers l’infini.

 

L’exposition Alicja Kwade : The Resting Thought est à voir au CCC OD de Tours jusqu’au 1er septembre. Son installation Parapivot est à voir sur le toit du Metropolitan Museum de New York jusqu’au 27 octobre.