28 juin 2024

À Venise, le peintre Chu Teh-Chun plonge dans les remous de l’âme

Des années 50 à sa mort en 2014, le peintre franco-chinois Chu Teh-Chun a déployé une peinture lyrique et tumultueuse, qui a pourtant tardé à connaître la reconnaissance qu’elle mérite. À Venise, la Fondation Giorgio Cini lui consacre sa plus grande exposition à ce jour dans le décor insolite d’une ancienne piscine.

Chu Teh-Chun, “Le point du jour” (1988-1989). Huile sur toile, 200 x 200 cm © Adagp 2023 © Fondation CHU Teh-Chun.

Chu Teh-Chun, “Composition 228” (1966). Huile sur toile, 195 x 130 cm © Adagp 2023. Coll. Musée d’art moderne, Paris © Paris Musées / Musée d’Art moderne.

Chu Teh-Chun à la Fondation Cini : une exposition dans une piscine à Venise

La Biennale de Venise offre régulièrement l’occasion de découvrir des lieux exceptionnels et historiques. À l’instar de l’île de San Giorgio Maggiore de l’autre côté de la Lagune et en face de la mondialement célèbre place Saint-Marc, dont la basilique et le monastère se font les hôtes des expositions de la Fondation Giorgio Cini. Mais le site renferme aussi un autre trésor plus loin, niché dans ses jardins : la piscine Gandini, désormais vidée de ses eaux pour accueillir des œuvres d’art entre le grand bassin, l’échelle, le plongeoir… Et surtout les baies vitrées, qui offrent une vue dégagée sur la Sérénissime, au loin.

C’est dans ce décor unique que s’invitent depuis avril celles de l’artiste franco-chinois Chu Teh-Chun (1920- 2014), Sur les murs jusqu’aux cimaises en bois et escaliers en bois descendant jusqu’au fond du bac, des dizaines de toiles dévoilent une peinture tumultueuse, où des paysages abstraits et habités émergent des couches de couleurs et traits de pinceaux. Sur certaines, des bleus profonds sont réveillés par des jaillissements de jaune, de rouges, d’oranges ardents. Sur d’autres, l’apparition ponctuelle du blanc de la toile dans les méandres ombrageux capte immédiatement le regard. La lumière éclate et l’obscurité dévore ces compositions lyriques et sensorielles, qui trouvent une place tout à fait appropriée à quelques mètres de l’eau qui borde l’île vénitienne. Et invitent à découvrir un travail encore trop méconnu du grand public dans toute sa force picturale.

CHU devant notre dame. Paris, 1955.

De la Chine à Paris : l’itinéraire de l’artiste Chu Teh-Chun

Plus doux que Hans Hartung et moins explosif que Sam Francis, Chu Teh-Chun a développé tout au long du 20e siècle une “peinture de l’atmosphère”, comme la qualifie Matthieu Poirier, commissaire de cette exposition. Si le peintre débute sa pratique en Chine, en pleine guerre sino-japonaise dans les années 30, c’est lorsqu’il émigre à Paris en 1955 qu’il trouve son style caractéristique, délaissant la figuration narrative et la tradition picturale de son pays au profit de la pure sensation, à l’image de ses contemporains de l’expressionnisme abstrait.

Dans une petite chambre d’hôtel de la capitale, il commence à réaliser des œuvres sur format réduits avec les moyens du bord. Rapidement, il se distingue par sa façon de travailler la peinture à l’huile en la diluant tant qu’elle adopte l’aspect aqueux et léger de l’aquarelle, et ce même sur des toile très grandes, s’étendant jusqu’à deux mètres de haut et cinq mètres de large.

Une peinture pulsionnelle et liquide

Aussi intuitive et pulsionnelle semble-t-elle, l’œuvre du peintre est en réalité le fruit d’une approche très méthodique qui permet à son auteur de mettre de l’ordre dans le chaos. En attestent ses carnets présentés dans l’exposition, chaque peinture est d’abord ébauchée sur une feuille de papier pour en définir les couleurs et la composition, avant de changer d’échelle et passer sur la toile. 

Là, tout se joue alors dans une dialectique entre transparence et opacité. Grâce à une riche palette et une grande variété de pinceaux, le peintre superpose les couches et fait émerger dans ses lavis des taches de couleurs plus intenses. Sur la toile, les lignes douces et sinueuses tracées par ses brosses évoquent parfois, à la verticale, des cascades déferlant d’une falaise vers le bas de la toile quand, à l’horizontale, elles rappellent plutôt le mouvement de vagues ou des nuages dans des des ciels couverts d’orage. Ici, les lignes et les formes sont rarement nettes : Matthieu Poirier parle d’ailleurs volontiers d’un “sfumato” pour décrire l’effet vaporeux et flou créé par l’artiste, qui accentue leur vibration visuelle.

Vue de l’exposition “Chu Teh-Chun. In Nebula” à la Fondation Cini, Venise, 2024. © Yvon Chu.

Un électron libre dans la scène artistique parisienne

Imprégné par l’histoire de l’art occidental, Chu Teh-Chun compte d’ailleurs parmi ses principales inspirations Rembrandt et Goya, deux peintres maîtrisant à leur manière cet équilibre ténu entre clarté et obscurité pour baigner leurs sujets d’une intensité rare. Matthieu Poirier le précise : la peinture atmosphérique de Chu Teh-Chun est aussi une peinture de “l’intranquille”, qui évoque les remous de l’âme à travers l’expressivité du geste. Face à elle, on pense beaucoup à Turner et ses paysages maritimes embrasés tendant vers l’abstraction.

À Paris, où il résidera jusqu’à sa mort, le peintre évolue comme un électron libre dans le monde de l’art. Refusant d’être représenté par une galerie, et peu bavard sur son travail, il vend ses œuvres lors d’expositions ponctuelles et ne gagne une reconnaissance internationale qu’à partir des années 80 – là où son homologue et camarade d’école Zao Wou-Ki, venu de Chine lui aussi, se fait une place bien plus marquée dans la scène artistique française. Malgré tout, le musée d’Art moderne fera entrer plusieurs œuvres de Chu Teh-Chun dans sa collection, dont certaines font partie du corpus présenté à Venise. En 1997, l’Académie des Beaux-Arts de Paris le consacre en l’accueillant parmi ses membres. 

L’héritage du peintre Chu Teh-Chun

C’est à cette période que Chu Teh-Chun se fait construire un grand atelier à Vitry-sur-Seine, dans lequel il pourra déployer sa peinture dans toute son ampleur durant encore une quinzaine d’années. Malgré sa renommée croissante, il conservera toutefois, jusqu’à l’arrêt définitif de sa pratique en 2009, une certaine discrétion. En 2017, trois ans après sa mort, ses descendants assureront son héritage en créant la Fondation Chu Teh-Chun, très mobilisée pour cette exposition vénitienne — la plus grande à ce jour pour l’artiste.

Partant du niveau le plus bas du bassin pour remonter jusqu’aux allées qui le bordent, la proposition de la Fondation Cini suit, dans un ordre plutôt chronologique, l’évolution de la peinture de l’artiste, voyant les formats s’agrandir au fil des décennies. Une scénographie aussi subtile qu’étonnante, qui permet de découvrir les œuvres sur plusieurs niveaux en évitant la monotonie des rétrospectives qui enchaînent les salles à quatre murs. Valorisée par cette disposition et un éclairage minutieux, les œuvres de Chu Teh-Chun invitent à se plonger à corps perdu dans l’exercice de la contemplation. Et à (re)découvrir le talent d’un peintre discret, dont le travail n’a définitivement pas pris une ride.

“Chu Teh-Chun. In Nebula”, exposition jusqu’au 30 juin 2024 à la Fondation Giorgio Cini, Venise. Catalogue de l’exposition par Matthieu Poirier, Gallimard, 240 p. (publié en avril 2024) .