29 juin 2023

À Montpellier, l’exposition ”Scabs” gratte sous la surface des choses

À Montpellier, l’exposition collective “Scabs” inaugurée il y a quelques jours dans l’espace Mécènes du Sud examine, à travers les différents sens du mot “croûtes”, notre hantise de ce qui échappe aux normes lisses du consensus.

Une réflexion autour des “croûtes”

 

Innervés par des injonctions contradictoires, nos corps sont des espaces de tension, de négociations et aussi, d’enfouissements. Leur régulation, leur contrôle, sont l’enjeu de doctrines, d’idéologies et de techniques qui produisent et réactualisent sans cesse des normes. Dans ce contexte, les idées les plus communément admises méritent souvent que l’on s’y penche sérieusement pour se demander ce qui gratte, ce qui gêne, ce que l’on dissimule sous la surface lisse du consensus. C’est ainsi que Madeleine Planeix-Crocker, curatrice associée à Lafayette Anticipations et professeure aux Beaux-Arts de Paris, a conçu l’exposition collective qu’elle présente aux Mécènes du Sud du 29 juin au 30 septembre. Intitulée “Scabs”, soit “croûtes” en français, l’exposition propose un parcours au sein d’une zone liminale entre attraction et répulsion. Constatant l’abondante littérature médicale prescrivant les normes d’une “bonne cicatrisation” des plaies, et accordant une place particulière aux croûtes, la curatrice d’origine franco-américaine examine d’abord par le truchement du langage, les différentes valeurs symboliques de ces dernières. Si en français, le mot “croûte” est utilisé pour désigner un tableau de piètre qualité, en anglais, “scab ”, à ses origines, dénote une femme de petite vertu, aux mœurs légères. “L’idée ici n’est pas de réhabiliter ces mots, mais d’aborder la matérialité des croûtes qui dérangent, qui démangent”, précise Madeleine Planeix-Crocker. Et par extension, en filigrane, les présences publiques des corps minorisés et les prises de parole militantes considérées comme agaçantes – notamment celles des “féministes rabat-joie” évoquées par la philosophe Sara Ahmed, et l’“affect laid” (selon la terminologie de l’autrice Sianne Ngai) qui leur est attribué, un état d’irritabilité permanent. De telles références constituent la boîte à outil de la curatrice, qui poursuit également un doctorat à l’EHESS en études de performance et de genre.

 

L’entrée dans l’exposition lie explicitement le langage et les corps, notamment avec un poème de CAConrad imprimé sur un tissu de mousseline de soie, frôlant les têtes des visiteur·euses. Auteur·e non binaire et activiste, le·a poète·sse américain·e est notamment connu·e pour sa façon de conférer une matérialité plastique et visuelle à son écriture, avec ses “shaped poems”, dont la mise en page dessine des formes. Avec ses (Soma)tic Poetry Rituals, iel a également développé une approche performative et rituelle de la poésie, proposant aux lecteur·rices de s’approprier des exercices quotidiens visant à développer leurs perceptions. Son poème, ON ALL FOURS I AM A SEAT FOR THE WIND, nous invitant à mordre dans une coagulation de sang séché, évoque l’idée d’accepter de s’intégrer dans un écosystème qui nous englobe…

La problématique des frontières entre nous et le monde, intérieur et extérieur, se retrouve dans I wear my wounds on my tongue, une série d’œuvres de Tarek Lakhrissi (également poète) évoquant des langues, organe d’articulation du langage. Ses sculptures en résine comme irriguées de nerfs nous rappellent à l’organique, au corporel, et à notre vulnérabilité angoissante, tout en nous attirant de par leurs surfaces vernies et iridescentes. Une sélection d’aquarelles de Tai Shani, représentant des seuils, prolonge cette ambiguïté : dans les œuvres choisies par Madeleine Planeix-Crocker, les portails étranges de l’artiste britannique sont parcourus de vaisseaux sanguins, et évoquent des fenêtres ouvertes sur notre architecture corporelle. Intitulées Neon Hieroglyph, elles semblent nous proposer de plonger en nous-mêmes en acceptant nos affects indéterminés et désinhibés, qui permettent aussi de rencontrer l’art plus pleinement, sans chercher à nous rassurer avec des jugements de goût définitifs : “Mes parents sont des artistes, explique encore la curatrice, et ils m’ont incitée à aller au-delà de mes attirances ou répulsions initiales. (enlevé phrase) Le parcours de “Scabs” invite à se laisser traverser par l’ensemble des particules élémentaires qui le composent : la violence sociale, l’humour pince-sans-rire, l’organicité de nos écosystèmes où cohabitent des affects, des récits et des trajectoires.”

 

Au sein de ces écosystèmes, Ève Gabriel Chabanon, qui questionne à travers son œuvre les critères de valeur de nos sociétés néolibérales, a produit une architecture de (enlevé cabanons) refuges temporaires. Pour cette nouvelle installation, nommée at least we stole the show, l’artiste recycle des vêtements, mutualisés au sein de sa communauté de vie, et sur lesquels iel cultive des champignons par la suite récoltés et mangés. Les mycéliums laissent subsister sur les tissus un paysage de traces évoquant des procédés de teinture artisanale façon tie-dye que Ève Gabriel Chabanon transforme en patchwork, témoin de cette digestion interne. Ce qui serait a priori considéré comme un rebut, devient un milieu accueillant dans lequel les visiteur·euses sont invité·es à entrer et à contempler le collectif comme espace de réparation. L’œuvre dialogue avec une pièce de Mimosa Echard – couronnée l’année dernière du prix Marcel Duchamp. Du fait de la diversité de ses matériaux naturels et manufacturés (tirage photo argentique, soie, tissus, filet, préservatif, graines de gardenia, perle de plastique… ), Gentle steam eye mask est en soi un écosystème. Son aspect presque fragile et sa forme irrégulière divergent radicalement des formats présents dans l’histoire de l’art, de la perfection rectangulaire et “cadrée” de la plupart des toiles et photographies.

“Mimosa Echard est originaire des Cévennes, ce qui lui a peut-être inspiré son rapport aux strates du vivant, et à la main humaine qui vient imposer sa loi sur la vie de la nature, poursuit Madeleine Planeix- Crocker. Dans la même pièce commence l’invasion des Pains retrouvés d’HaYoung, ces créatures étranges évoquant des millepattes, qu’iel fabrique à partir de pains abandonnés ou perdus dans la rue. Leur prolifération se poursuit au premier étage de l’exposition. Les œuvres de Mimosa Echard et de HaYoung présentent des textures et des techniques qui troublent les cadres disciplinaires du champ artistique.”

 

 Ce sont en effet toutes les binarités que les croûtes questionnent : bonne ou mauvaise cicatrisation, attraction ou répulsion, intériorité ou extériorité, corps conformes ou non-conformes aux prescriptions sociétales… Avec l’esprit qu’il déploie dans ses vidéos, l’artiste Ndayé Kouagou, exposé actuellement à la Fondation Louis Vuitton, nous perd justement dans un flot d’interrogations ironisant sur nos façons de penser trop tranchées avec A coin is a coin, exposé au premier étage des Mécènes du Sud. Au fil de son parcours, “Scabs” nous invite donc à gratter à la surface des choses, à partir à la découverte de nous-mêmes, de nos corps, de nos blessures, de nos souvenirs enfouis, en acceptant de regarder ce qui peut gêner, ce qui rebute, ce qui échappe aux classements.

 

“Scabs”, jusqu’au 30 septembre 2023 aux Mécenes du Sud, Montpellier.

“Scabs” à Mécènes du Sud : l’exposition qui célèbre la croûte

 

Innervés par des injonctions contradictoires, nos corps sont des espaces de tension, de négociations et aussi, d’enfouissements. Leur régulation, leur contrôle, sont l’enjeu de doctrines, d’idéologies et de techniques qui produisent et réactualisent sans cesse des normes. Dans ce contexte, les idées les plus communément admises méritent souvent que l’on s’y penche sérieusement pour se demander ce qui gratte, ce qui gêne, ce que l’on dissimule sous la surface lisse du consensus. C’est ainsi que Madeleine Planeix-Crocker, curatrice associée à Lafayette Anticipations et professeure aux Beaux-Arts de Paris, a conçu l’exposition collective qu’elle présente aux Mécènes du Sud du 29 juin au 30 septembre. Intitulée “Scabs”, soit “croûtes” en français, l’exposition propose un parcours au sein d’une zone liminale entre attraction et répulsion. Constatant l’abondante littérature médicale prescrivant les normes d’une “bonne cicatrisation” des plaies, et accordant une place particulière aux croûtes, la curatrice d’origine franco-américaine examine d’abord par le truchement du langage, les différentes valeurs symboliques de ces dernières. Si en français, le mot “croûte” est utilisé pour désigner un tableau de piètre qualité, en anglais, “scab ”, à ses origines, dénote une femme de petite vertu, aux mœurs légères. “L’idée ici n’est pas de réhabiliter ces mots, mais d’aborder la matérialité des croûtes qui dérangent, qui démangent”, précise Madeleine Planeix-Crocker. Et par extension, en filigrane, les présences publiques des corps minorisés et les prises de parole militantes considérées comme agaçantes – notamment celles des “féministes rabat-joie” évoquées par la philosophe Sara Ahmed, et l’“affect laid” (selon la terminologie de l’autrice Sianne Ngai) qui leur est attribué, un état d’irritabilité permanent. De telles références constituent la boîte à outil de la curatrice, qui poursuit également un doctorat à l’EHESS en études de performance et de genre.

La croûte comme frontière vers un autre monde

 

L’entrée dans l’exposition lie explicitement le langage et les corps, notamment avec un poème de CAConrad imprimé sur un tissu de mousseline de soie, frôlant les têtes des visiteur·euses. Auteur·e non binaire et activiste, le·a poète·sse américain·e est notamment connu·e pour sa façon de conférer une matérialité plastique et visuelle à son écriture, avec ses “shaped poems”, dont la mise en page dessine des formes. Avec ses (Soma)tic Poetry Rituals, iel a également développé une approche performative et rituelle de la poésie, proposant aux lecteur·rices de s’approprier des exercices quotidiens visant à développer leurs perceptions. Son poème, ON ALL FOURS I AM A SEAT FOR THE WIND, nous invitant à mordre dans une coagulation de sang séché, évoque l’idée d’accepter de s’intégrer dans un écosystème qui nous englobe…

 

La problématique des frontières entre nous et le monde, intérieur et extérieur, se retrouve dans I wear my wounds on my tongue, une série d’œuvres de Tarek Lakhrissi (également poète) évoquant des langues, organe d’articulation du langage. Ses sculptures en résine comme irriguées de nerfs nous rappellent à l’organique, au corporel, et à notre vulnérabilité angoissante, tout en nous attirant de par leurs surfaces vernies et iridescentes. Une sélection d’aquarelles de Tai Shani, représentant des seuils, prolonge cette ambiguïté : dans les œuvres choisies par Madeleine Planeix-Crocker, les portails étranges de l’artiste britannique sont parcourus de vaisseaux sanguins, et évoquent des fenêtres ouvertes sur notre architecture corporelle. Intitulées Neon Hieroglyph, elles semblent nous proposer de plonger en nous-mêmes en acceptant nos affects indéterminés et désinhibés, qui permettent aussi de rencontrer l’art plus pleinement, sans chercher à nous rassurer avec des jugements de goût définitifs : “Le parcours de “Scabs” invite à se laisser traverser par l’ensemble des particules élémentaires qui le composent, explique encore la curatrice. Soit la violence sociale, l’humour pince-sans-rire, l’organicité de nos écosystèmes où cohabitent des affects, des récits et des trajectoires.”

Au sein de ces écosystèmes, Ève Gabriel Chabanon, qui questionne à travers son œuvre les critères de valeur de nos sociétés néolibérales, a produit une architecture de refuges temporaires. Pour cette nouvelle installation, nommée at least we stole the show, l’artiste recycle des vêtements, mutualisés au sein de sa communauté de vie, et sur lesquels iel cultive des champignons par la suite récoltés et mangés. Les mycéliums laissent subsister sur les tissus un paysage de traces évoquant des procédés de teinture artisanale façon tie-dye que Ève Gabriel Chabanon transforme en patchwork, témoin de cette digestion interne. Ce qui serait a priori considéré comme un rebut, devient un milieu accueillant dans lequel les visiteur·euses sont invité·es à entrer et à contempler le collectif comme espace de réparation. L’œuvre dialogue avec une pièce de Mimosa Echard – couronnée l’année dernière du prix Marcel Duchamp. Du fait de la diversité de ses matériaux naturels et manufacturés (tirage photo argentique, soie, tissus, filet, préservatif, graines de gardenia, perle de plastique… ), Gentle steam eye mask est en soi un écosystème. Son aspect presque fragile et sa forme irrégulière divergent radicalement des formats présents dans l’histoire de l’art, de la perfection rectangulaire et “cadrée” de la plupart des toiles et photographies.