A la découverte du chamanisme et des cultures amérindiennes avec la Fondation Cartier
Célèbre anthropologue, iconoclaste notoire, Bruce Albert est le codirecteur artistique de la nouvelle exposition de la Fondation Cartier à Milan. Il y propose une plongée ébouriffante dans la création inspirée par les cultures amérindiennes où le chamanisme révèle certains de ses secrets. Décryptage.
Propos recueillis par Thibaut Wychowanok.
Rencontre avec Bruce Albert, codirecteur artistique de l’exposition “Siamo Foresta”
Anthropologue engagé et iconoclaste, Bruce Albert s’envole au milieu des années 70 vers le Brésil pour s’installer au sein du peuple yanomami dans une zone frontalière amazonienne. “C’était l’apocalypse. D’un côté, les bulldozers qui arrivaient par la route et dépeçaient la forêt. De l’autre, des Indiens isolés, en haillons avec des boîtes de conserve. Si je voulais faire de l’anthropologie avec eux, je devais aussi m’engager à leurs côtés dans la lutte pour leur survie et pour la préservation de leur territoire. C’était une question d’éthique.” Albert délaisse l’observation participante classique des anthropologues pour une participation observante active. Avec l’ouvrage La Chute du ciel – Paroles d’un chaman yanomami (coécrit avec Davi Kopenawa), il renouvelle l’anthropologie académique en se faisant le traducteur direct de la parole des Yanomami.
Les Amérindiens passent ainsi du statut d’objet du discours à celui de sujet. “J’ai appris avec ce livre, au milieu des années 80, à décoloniser l’ethnographie et à devenir l’instrument des Yanomami”, explique-t-il. Il est aujourd’hui le directeur artistique de l’exposition Siamo Foresta à Milan, aux côtés du directeur général artistique de la Fondation Cartier, Hervé Chandès. Au sein de la Triennale, la fondation parisienne réunit, jusqu’au 29 octobre, vingt-sept artistes internationaux, essentiellement latino-américains et appartenant majoritairement à des communautés autochtones. S’y joue un dialogue passionnant entre art contemporain et culture amérindienne, entre chamanisme et écologie. Bruce Albert décrypte pour nous ces enjeux.
Numéro Art : Comment expliquer le concept de “chamanisme” à l’origine de nombreuses œuvres de l’exposition de la Fondation Cartier à Milan?
Bruce Albert : Il faut accepter d’oublier quelques instants la vision exotique occidentale.
Le chamanisme est un mode de connaissance, une technologie de connaissance, que partage l’ensemble des peuples amérindiens. Les chamans sont chargés de produire des explications pour tout. On ne peut jamais bluffer un chaman. Si vous l’emmenez pour la première fois au bord de la mer, il ne sera pas ébloui. Il vous dira simplement : “J’ai déjà vu ça dans mes visions. C’est la grande eau des origines du monde souterrain, etc.” Ces gens sont chargés d’apporter un surplus symbolique qui permet d’expliquer tout ce qui n’est pas explicable. Toujours en ayant recours à ce moment des origines.
“Les chamans sont capables d’aller dans cette dimension parallèle et de faire descendre les images de ces tout premiers ancêtres qui étaient à la fois humains, animaux, végétaux.” – Bruce Albert
À quelles mythologies fait référence le chamanisme ?
Les mythologies circulent, en réalité, de l’Amérique du Nord jusqu’au fin fond de l’Amérique du Sud. Dans cette mythologie, les humains, les plantes, les animaux sont tous des êtres uniques, indistincts. Il existe une unicité entre l’humanité, l’animalité et les végétaux. Mais il était impossible de fonder un ordre social moral à partir de cette indistinction. Alors vient une seconde humanité. Cette fois, l’unicité se perd entre humains, animaux et végétaux. Un ordre social peut se constituer, avec des règles, des cérémonies funéraires… On ne se mange plus les uns les autres. Il n’y a plus d’inceste. Le chamanisme est une philosophie où l’on réfléchit sur ces deux phases, sur leurs possibilités et leurs impossibilités. Il y a, surtout, dans le chamanisme, une grande nostalgie de ce premier moment mythologique où tous les êtres étaient unis. Parce que la relation des humains à ces êtres vivants avec lesquels on ne peut pas communiquer demeure une énigme. Une énigme résolue par le chamanisme, qui offre la possibilité d’un retour à cet état primordial. Les chamans prennent un hallucinogène qui leur permet de faire descendre des images des êtres primordiaux. C’est le temps des origines qui survient. Mais ce temps n’est pas dans le passé, il constitue une dimension parallèle constante du présent. Un peu à la manière d’une bande de Möbius. Les chamans sont capables d’aller dans cette dimension parallèle et de faire descendre les images de ces tout premiers ancêtres qui étaient à la fois humains, animaux, végétaux. Ils en tirent un pouvoir qui permet de réaliser des cures, de réguler l’écologie, d’améliorer la pousse des plantes, etc. Le chamanisme permet une médiation qui concilie les deux choses, les deux possibilités. La société est telle qu’elle est, avec une distinction et des règles, mais demeure la possibilité théorique de cette première mythologie d’indistinction qui avait été rejetée. Elle est toujours présente et accessible pour en tirer un certain pouvoir.
À la Fondation Cartier de Milan, dialogue passionnant entre art contemporain et culture amérindienne
Quel lien peut-il y avoir entre chamanisme et création artistique ?
Le chamanisme consiste notamment à “downloader” des images, des êtres, des images-origines. Pourtant, les Yanomami n’ont traditionnellement aucune forme de matérialisation d’image dans leur société. Il n’y avait aucune représentation visuelle, quelle qu’elle soit. Des peintures corporelles existaient, mais les Yanomami les considèrent comme des traces, des parures des pelages et des plumages des ancêtres animaux, végétaux, etc. Les chamans ne représentent pas des images, ils les présentent. Ce sont des sortes de corps conducteurs. Ils chantent, dansent pour préparer l’arrivée de l’esprit. Et tout d’un coup, on les voit imiter un animal. Il le personnifie.
Pourtant, dans l’exposition de la Fondation Cartier, nous découvrons certains artistes visuels issus de ces peuples amérindiens.
Nous avons fait venir des artistes contemporains en résidence, notamment chez les Yanomami. Ils ont pu discuter avec eux, et avec les chamans, de ces questions d’image. Nous voulions voir ce qui pouvait en ressortir, pour les artistes contemporains et pour ces peuples. Au sein de l’exposition, on trouve ainsi les créations d’un artiste yanomami, Joseca Mokahesi. Il s’est intéressé à cette histoire d’initiation chamanique. Pour devenir chaman, il faut rêver aux esprits pour que les esprits commencent à te regarder, à s’intéresser à toi. À partir de ce moment, tu commences à prendre des hallucinogènes. C’est très douloureux : tu sens ton corps se couper en morceaux. Et puis ton corps se recompose. Ton anus est à la place de la bouche, ta tête à la place de ton cul, tes bras à la place de tes jambes. C’est ce que l’on voit dans les œuvres de Joseca Mokahesi.
De nombreuses créations exposées à Milan présentent des transformations d’humains en animaux, ou inversement. Qu’est-ce que cela dit du rapport à la nature?
Cela raconte justement que la nature, c’est un gros mot. Dire nature, c’est une manière de perpétuer la hiérarchie des êtres, la distinction entre humain et non-humain, issue de notre Antiquité et intensifiée avec le christianisme. Le concept de “nature” était une façon de se retrancher des autres êtres vivants. La nature, qu’est-ce que c’est? Un décor extérieur où l’on a stocké tous les autres êtres vivants, tandis que nous restions les maîtres et possesseurs, comme disait Descartes en parlant de ladite nature. Justement, pour les Amérindiens la nature n’existe pas. Ils ne connaissent que l’unicité : le monde des vivants. C’est une sorte de multivers. Une forêt dans laquelle cohabitent les humains, les plantes, les animaux qui ont perdu cette unicité de corps des premiers temps de la mythologie, mais qui en ont encore les caractéristiques, les sensibilités et les intentionnalités. Ce sont toujours des personnes, mais avec des corps différents – humains, animaux, végétaux – avec lesquels on doit établir des compromis. Il faut bien manger, il y a donc des conflits, il faut négocier. L’univers est ontologiquement plat, c’est-à-dire que, dans cette affaire, on est tous sur un pied d’égalité. L’idée de l’exposition est justement de nous aider à repenser d’une manière un peu plus humble notre place parmi les vivants. Cette idée de multivers égalitaire des vivants est un concept qui peut avoir une résonance importante dans notre réflexion sur notre avenir écologique et politique.
Exposition “Siamo Foresta”, jusqu’au 29 octobre 2023 à la Fondation Cartier, Triennale de Milan, Palazzo dell’Arte.