15 fév 2023

À la Bourse de commerce : l’art face à une planète qui brûle

Jusqu’au 11 septembre, l’exposition collective “Avant l’orage” à la Bourse de commerce montre, avec une vingtaine d’artistes contemporains, les nouvelles possibilités de représenter la nature et le passage du temps à l’heure de questionnements prégnants sur l’avenir de notre planète.

Au centre d’une immense peinture horizontale teintée d’un dégradé de couleurs ardentes, la silhouette du continent américain se dessine dans le chaos apparent. Dès 1971, cette représentation par Frank Bowling d’un planisphère consumé par le feu nous avertissait déjà : la planète brûle et l’être humain regarde ailleurs. Et si les quatre autres continents sont absents de la toile, comme avalés par les eaux jaune orangé, rouge et brune, seule l’Amérique semble résister à cette menace – un écho direct à l’histoire de son auteur, Britannique né en Guyane et résidant aujourd’hui aux États-Unis. Présentée en préambule de “Avant l’orage”, la nouvelle exposition collective de la Bourse de commerce courant jusqu’au 11 septembre, cette peinture de près de sept mètres de long donne le ton du parcours qui la suit. À travers les productions d’une vingtaine d’artistes contemporains présentées dans l’ensemble du bâtiment parisien, la Collection Pinault installe salle après salle une multitude d’écosystèmes obéissant à leurs propres climats et temporalités pour montrer comment, face à l’urgence climatiques, l’art peut apporter un contrepoint aux données objectives en nous éclairant sur les devenirs d’un monde instable et empli d’incertitudes.

 

Toiles petit format de Lucas Arruda dépeignant l’horizon derrière les arbres ou l’océan, vidéo en noir et blanc d’un feu de forêt en pleine expansion signée Tacita Dean, ou encore plongée en trois grands écrans dans une mer agitée maculée de lait avec Dineo Seshee Bonpape… Les nombreuses œuvres réunies à la Bourse de commerce offrent de multiples interprétations du paysage qui éclairent son titre énigmatique. “Avant l’orage” pourrait d’un côté formuler le présage d’une catastrophe à venir, si bouleversante qu’il serait impossible d’y échapper. Il nous reviendrait alors de trouver les parades pour s’y préparer le plus sereinement possible. Plus littéralement, le titre pourrait renvoyer aux transformations temporaires et permanentes de la nature, provoquées par les saisons climatiques – comme l’illustre l’installation monumentale de Danh Vo qui envahit l’ensemble de la Rotonde. Pour cette nouvelle création in situ, baignée par la lumière du jour qui traverse la verrière du bâtiment, l’artiste danois d’origine vietnamienne a agrégé plusieurs grands troncs de chênes trouvés dans les forêts françaises et ébranlés par les intempéries, avant d’y “faire pousser” ses propres photographies de fleurs. Dans cette œuvre poétique, si ce n’est néo-romantique, le plasticien de 47 ans met en scène la renaissance artificielle d’un environnement naturel où l’être humain intervient à la fois comme tuteur et chef d’orchestre.

“Avant l’orage” : une exposition qui repense le thème du paysage



Altérée sans relâche par notre espèce, la nature n’a pourtant cessé de représenter pour elle une source d’inspiration inépuisable. Aussi, qu’il apparaisse paisible, luxuriant, tourmenté ou encore dépouillé, le paysage a souvent dans l’histoire de l’art agi comme un reflet des émotions humaines. Imprégnées par des récits tragiques et l’urgence écologique, plusieurs œuvres présentées par la Collection Pinault proposent aujourd’hui des images presque apocalyptiques d’un monde au seuil de l’implosion. Dans une installation vidéo de Diana Thater, six écrans diffusent des vues contemporaines de la ville de Tchernobyl près de trente ans après la terrible catastrophe nucléaire de 1986 : si les bâtiments laissés à l’abandon remplis de ruines et de poussière et les prairies en friche montrent les conséquences délétères de cet accident, des images d’arbres florissants et d’une faune sereine rappellent que, partout, la nature reprend ses droits pour faire germer de nouvelles pousses de vie.

 

Au troisième étage, le paysage pictural de Thu-Van Tran se répand quant à lui de la toile jusqu’aux murs, comme pour contaminer l’espace. Inspirées par les attaques au napalm des Américains au Vietnam, dont l’artiste est originaire, les grandes taches violettes et roses – réalisées à base de peaux de caoutchouc chargées en pigments avant d’être arrachées du mur – dépeignent un monde toxique du monde tout comme elles peuvent traduire une vision hallucinée ou apparue dans un rêve. Une image plus positive qui paraît rejoindre celle illustrée par la sculpture de Robert Gober, présentée à quelques pas de là. Au dos d’une veste de costume grise d’apparence ordinaire accrochée au mur, un carré de tissu a été découpé pour accueillir une forêt miniature, que l’on découvre en approchant l’œil. L’œuvre semble l’affirmer : le paysage le plus puissant est notre paysage intérieur.

La nature morte reprend vie à la Bourse de commerce

 

Si le passage du temps s’incarne très lisiblement dans ces nombreuses représentations macroscopiques de la nature, plusieurs œuvres exposées par la Bourse de commerce invitent parallèlement à l’appréhender sous un angle plus intimiste, avec la relectures d’un autre genre artistique séculaire : la nature morte. Au rez-de-chaussée, l’artiste belge Edith Dekyndt s’empare ainsi des 24 vitrines encerclant la rotonde pour y installer des objets divers imprégnés d’un passé mystérieux. Citron plongé dans du formol, œuf recouvert de poils par la moisissure, rouleaux de papier noirci par l’humidité… Dans ce cabinet de curiosités composé de toutes pièces, la plasticienne prolonge la quête entamée par les peintres de vanités aux 16e et 17e siècle en présentant directement l’impact de l’environnement sur la matière. Une démarche complémentaire à celle du film Présage de Hicham Berrada, où des réactions chimiques microscopiques capturées en gros plan dans un aquarium chamboulent un paysage naturel d’apparence immobile devant les yeux des spectateurs. En insufflant ainsi une nouvelle vie à la nature morte, ces deux artistes rappellent que le vivant se transforme sans cesse, bien au-delà du regard et du contrôle de l’être humain.

 

 

Une exposition qui offre l’espoir de nouveaux cycles à venir

 

Comme le résume la peinture de Frank Bowling dès l’introduction de l’exposition, la perception de l’espace et du temps est avant tout le fruit de la subjectivité des regards, façonnés par l’âge, la culture, l’environnement et bien sûr l’expérience et l’histoire de chaque individu. Ainsi, “Avant l’orage” n’évoque pas tant la traversée de différents environnements que l’ancrage dans un seul écosystème dont les acteurs éprouveront les transformations, bien que parfois très subtiles. Par le choix et l’agencement des œuvres, ses commissaires Emma Lavigne et Nicolas-Xavier Ferrand esquissent dans la Bourse de commerce de nouvelles saisonnalités rythmées par des cycles constants, qui nuanceront les pensées des plus nihilistes. Dans une série de chefs-d’œuvres peints en 2000, Cy Twombly livre ainsi au pinceau sa propre interprétation du mouvement du soleil, se muant toile après toile en un œil rassurant, telle une figure protectrice qui n’est pas sans rappeler la divinité égyptienne Rê. À l’issue d’un parcours entre chien et loup où les figures humaines se font rares, sept grands cocons réalisés et suspendus par Anicka Yi éclairent quant à eux de leurs lumières chaudes l’espace environnant. Après le chambardement nécessaire et parfois douloureux d’une époque exsangue, ces sculptures dont le contenu reste inconnu pourraient bien renfermer la promesse optimiste d’une nouvelle ère. Car si le calme précède la tempête, celui-ci reviendra également après elle, comme un ultime soulagement, pour rappeler que les désastres ont toujours une fin.

 

 

“Avant l’orage”, jusqu’au 11 septembre 2023 à la Bourse de commerce, Paris 1er.

Anicka Yi, “Elysia Chlorotica” (2019-2023). Vue de l’exposition “Avant l’orage” à la Bourse de commerce, Collection Pinault, 2023.