3 tableaux qui précipitent au fin fond des Enfers, exposés au Louvre-Lens
Jusqu’au 22 juillet au Louvre-Lens, l’exposition “Mondes souterrains” illustre à travers plus de 200 œuvres, datant de l’Antiquité à aujourd’hui, l’obsession séculaire et universelle des artistes pour les mystères contenus dans les tréfonds de la Terre. Focus sur trois peintures fascinantes, qui nous plongent dans les entrailles des Enfers.
Par Camille Bois-Martin.
1. Jacob Isaacsz. van Swanenburgh : damnés, défunts et monstres infernaux
Des corps tombent du ciel, leurs visages sont tordus de douleur, tandis que d’autres sont écartelés ou mêmes bouillis dans une marmite géante. Tout autour, des bâtiments s’enflamment, d’autres s’écroulent… Réalisé au début du 17e siècle par le mystérieux peintre néerlandais Jacob Isaacsz. van Swanenburgh (1571-1638), ce tableau dépeint les Enfers comme un monde fourmillant de dizaines de défunts, de monstres, de damnés et de scènes de tortures. Devant cette œuvre de plus d’un mètre de haut et de large, difficile de pas penser aux toiles réalisées quelques décennies plus tôt par Bruegel l’Ancien (1525-1569) ou Jérôme Bosch (1450-1516).
Principalement connu pour avoir été le maître de Rembrandt (1606-1669), Jacob Isaacsz. van Swanenburgh a manifestement concentré son œuvre sur la représentation de scènes infernales, sujet de huit tableaux sur les onze au total qui lui sont aujourd’hui attribués. Celui accroché sur une cimaise rouge du Louvre-Lens reste probablement l’un des plus évocateurs, et littéraux : on y retrouve les protagonistes que rencontre, d’après l’Énéide de Virgilde, le héros grec Enée lors de sa visite aux Enfers pour rencontrer son défunt père.
Sur la partie droite du tableau, la bouche béante du gouffre de l’Orcus, gardien du monde des morts, capture immédiatemment le regard. Trônant devant le vestibule des Enfers, le monstre engloutit une foule d’êtres humains, parmi lesquels Énée et la sibylle de Cumes, et les personnifications du Sommeil (une femme allongée la langue pendante), de la Luxure (un couple enlacé) et de la Mort (un homme tendant son épée sur le cou d’un autre). Sur la gauche, ces mêmes personnages se voient embarqués sur la barque d’un nocher, naviguant au sein d’un paysage tourmenté dont l’architecture en ruines rappelle celle des villes d’Italie, où le peintre originaire de Leyd s’est installé à partir de 1591. Un clin d’œil au monde réel qui rend la scène d’autant plus terrifiante : sortant ainsi des limbes des mythes antiques, les Enfers s’invitent dans le décor familier des spectateurs, qui découvrirent l’œuvre à l’époque.
2. Alphonse Mucha : les limbes des corps et des esprits
Si l’on retient surtout du travail d’Alphonse Mucha (1860-1939) ses affiches colorées et vaporeuses des grandes personnalités de la fin du 19e siècle, l’artiste tchécoslovaque avait également une part d’ombre plus méconnue. Loin du style Art nouveau – mouvement dont il est l’un des plus célèbres représentants –, son tableau Le Gouffre (réalisé autour de 1898) invite dans un paysage obscur et nébuleux, sorte d’abîme entre deux immenses rochers noirs d’où émergent quelques silhouettes squelettiques et spectrales. L’une agonise dans les bras de l’autre qui, tête levée vers le ciel, s’enfonce paradoxalement dans les entrailles de la Terre, toutes deux étant prises au piège dans ce précipice.
Alors qu’aucune source n’atteste à ce jour ni du sujet ni de l’inspiration de cette toile, la représentation se rapproche en tout cas des nombreuses Porte de l’Enfer que ses contemporains matérialisent néanmoins de manière plus idéaliste, à l’image des figures athlétiques sculptées par Auguste Rodin (1840-1917) à partir de 1880, probablement empreintes des affres des guerres qui détruisent alors l’Europe de l’Est à la fin du siècle. Vision des tranchées ou vision infernale, l’œuvre de Mucha plonge ses spectateurs dans un gouffre anxiogène, où le flouté obtenu grâce à la technique du pastel laisse planer une étrange sensation de chaos. Du premier plan, ténébreux et boueux, au second, envahi d’un trainée rouge orangée, la toile expose les méandres de la mort, mais aussi l’imagination d’un Mucha torturé, dont le trait s’éloigne drastiquement de ses habituelles allégories.
3. John Melhuish Strudwick : quand le destin s’écrit sous terre
Nous voilà face à un étonnant diptyque vertical. Dans la partie supérieure de la toile, paysage solaire et printanier, une jeune fille assise chez elle converse avec un chevalier en armure accoudé à sa fenêtre, pendant qu’un ange sonne la trompette de l’autre côté du mur. Sous leurs pieds, toutefois, la partie inférieure du tableau invite dans un paysage bien plus sombre et désolé, où trois vieilles dames tissent un fil d’or… et agissent sur le destin des deux protagonistes. Réalisée par le peintre préraphaélite John Melhuish Strudwick (1849-1937), cette toile de 1875 aborde un des thèmes de prédilection de l’artiste britannique : celui du temps qui passe et de la vie qui s’écoule.
Car ici, l’être humain n’est pas maître de son destin, mais bien à la merci de ces figures terrées dans un univers souterrain. Il s’agit en réalité des trois Moires, divinités de la mythologie grecque chargées chacune d’une mission bien précise : la première, de tisser le fil de la vie, la deuxième, de le dérouler, et la troisième, de le couper pour y mettre fin. En bas de la toile, ces femmes sont dépeintes plutôt calmes et impassibles, tirant machinalement les ficelles de l’histoire qui se déroule au plan supérieur.
Empreint de l’esprit du Moyen Âge et des primitifs italiens (propre à l’esthétique du mouvement préraphaélite), ce tableau plonge dans une vision mystique du monde réel et de ses univers parallèles : dans la lignée des représentations symboliques d’Edward Burne-Jones (1833-1898), l’imagerie de Strudwick dépeint une vision des Enfers plus contemplative et moins chaotique, dépourvue de monstres ou scènes d’horreur. Du char de l’amour perché dans le ciel à l’ange caché derrière un mur en passant par le vieil homme barbu sonnant la cloche dans la tour gauche, toutes les figures allégoriques réunies agissent sur le cour de cette idylle naissante. Ignorant ce qui les attend, les deux jeunes mortels ne pourront s’en remettre qu’à ces forces supérieures inatteignables, cachées dans les entrailles de la Terre.
“Mondes souterrains”, exposition jusqu’au 22 juillet 2024 au Louvre-Lens, Lens.