3 choses à savoir sur Louis Janmot, peintre fanatique et clivant exposé au musée d’Orsay
Voluptueuses et éthérées, les toiles néoclassiques aux couleurs pastel du peintre Louis Janmot (1814-1892) fascinent autant qu’elles divisent. Largement ignoré de son vivant et peu apprécié encore aujourd’hui, l’artiste lyonnais fanatique et fervent catholique se retrouve au cœur d’une exposition au musée d’Orsay, à ne pas manquer avant le 7 janvier 2024.
Par Camille Bois-Martin.
1. Le peintre lyonnais a passé 46 ans à réaliser son cycle “Le poème de l’âme”
Si de nombreux peintres font aujourd’hui d’une seule œuvre le chantier de leur vie, ils sont plus rares à s’être attelés à un tel projet au cours du 19e siècle, période charnière d’innovation et de modernité, en particulier au sein des arts appliqués. Pourtant, à l’époque, un certain Louis Janmot, né en 1814 à Lyon, se démarque déjà parmi les Courbet ou Van Gogh. Mû par une ferveur catholique, le peintre dédie en effet 46 ans de sa vie, de 1835 à 1881, à la constitution de deux cycles de dix-huit tableaux et seize dessins au fusain, regroupés sous le titre Le poème de l’âme, qu’il accompagne de 2 814 vers écrits par sa plume.
Près d’un demi-siècle de travail intensif, au cours duquel le peintre lyonnais s’applique à représenter un jeune garçon traversant, au fil des représentations, les épreuves de la vie – qui semblent d’ailleurs parfois faire écho au vécu de Louis Janmot. Incarnation de l’âme humaine, le petit protagoniste découvre dans les premières œuvres son âme sœur, une jeune fille pure aux robes plissées immaculées, qui l’accompagne dans son chemin de vertu, et affronte avec lui plusieurs obstacles et périples sur leur route. Au sein de ces toiles, on retrouve la volupté des figures féminines et néoclassiques aux proportions parfaites, inspirées par la formation de l’artiste auprès de Jean-Auguste-Dominique Ingres, que l’artiste dépeint dans une palette chromatique pastel envoûtante, drapant ses compositions d’une atmosphère éthérée. Ici, rien ne déroge aux règles classiques, pas même son style, qui semble rester le même au fil des décennies.
Mais le premier cycle s’achève sur la mort de la jeune protagniste, qui rejoint alors le paradis et condamne le garçon devenu homme à une vie terrienne. Endeuillé, ce dernier découvre la solitude et l’ennui et cède à la tentation charnelle, représentés au sein de dessins bien plus sombres et tourmentés, réalisés au fusain par l’artiste entre 1860 et 1880. Une période marquée par de grandes difficultés financières pour le peintre ainsi que par la disparition de sa femme, le contraignant à quitter son atelier de Bagneux pour s’installer à Toulon avec ses huit enfants. Autant d’épreuves qui, pourtant, ne découragent pas Louis Janmot, convaincu de l’importance de son cycle – qui ne sera d’ailleurs jamais exposé dans son intégralité de son vivant.
2. Louis Janmot, un artiste déprécié de son vivant… et encore aujourd’hui
Au 19e siècle, le conte initiatique du Poème de l’âme n’a séduit que très peu des contemporains du peintre. Riches en allégories de vertus et de vices, et conclues par une morale catholique rédemptrice (le jeune homme se relève de sa chute par la grâce divine et retrouve au ciel son grand amour), les toiles de Louis Janmot semblent presque anachroniques. À une époque où les nouveaux mouvements artistiques s’enchevêtrent et se succèdent – du romantisme puis réalisme né dans les années 30 au préraphaélisme de la moitié du siècle, en passant par la naissance de l’impressionnisme vers 1860 –, le peintre lyonnais s’apparente en effet à un rejeton du classicisme pur et dur, au coup de pinceau moralisateur et léché. Autant d’aspects qui, sûrement, entravent notamment le succès de son premier cycle du Poème de l’âme, présenté en 1855 à l’Exposition Universelle de Paris et peu apprécié des visiteurs, qui lui préfèrent l’intensité des toiles de Delacroix et l’audace de celles de Courbet.
Peu connu du grand public, son ensemble de toiles et de vers publiés en un volume en 1881 semble aussi éloigné de la réalité de son temps que Louis Janmot le fut lui-même. Refusé au poste de directeur des Beaux-Arts de Lyon vingt ans plus tôt, écarté d’une commande de l’église Saint-Augustin de Paris au profit de William Bouguereau (1825-1905), l’artiste lyonnais a été plusieurs fois déprécié pour sa pratique trop rigide et méthodique. Cloîtré dans son atelier, s’adonnant à la réalisation de son cycle, il semblait alors opaque aux vibrations de nouvelles de couleurs, aux perspectives tronquées et aux représentations féminines charnelles qui animaient la peinture de l’époque. De la même manière qu’il ne partageait pas les opinions d’une société de plus en plus moderne, se positionnant en anti-républicain et s’opposant fermement à la théorie de l’évolution de Darwin.
Les toiles de Louis Janmot semblent porteuses d’une ferveur mystique anachronique qui les rapproche, en un sens, des peintures préraphaélites tout autant que leur message pieux et moralisateur les en éloigne. Après la mort de l’artiste en 1892, son cycle Le poème de l’âme ne trouve aucun acheteur, en décalage avec le goût de la fin du siècle : cette année-là, Munch peint par exemple son illustre Cri… Conservés par ses descendants, les tableaux de l’artiste rejoignent finalement les collections du musée des beaux-arts de Lyon en 1948, sous forme de dons après que l’institution a refusé de les acheter à plusieurs reprises.
3. Des tableaux ciblés par des fléchettes lors des émeutes de Mai 68
En 1965, avec l’accord des descendants de Louis Janmot, les dix-huit peintures du premier cycle du Poème de l’âme sont installées dans la salle du conseil de la faculté des lettres de Lyon. Au sein de l’établissement se trouve alors exposé Le mauvais sentier, tableau inspiré par la loi Falloux, votée l’année de sa réalisation (1850), qui supprime le monopole de l’enseignement universitaire laïque et favorise l’enseignement catholique aux classes du primaire et secondaire. Ainsi, sur un escalier sans fin plongé dans une nature asséchée, le peintre représente deux jeunes âmes blotties l’une contre l’autre, se protégeant des terrifiants professeurs d’université en toge, coincés au sein d’alcôves et serrés telles des gargouilles.
Religieux et moralisateur, le message véhiculé par les toiles de Louis Janmot est un siècle plus tard vu d’un très mauvais œil par les étudiants lyonnais des années 1960. Symboles d’une France conservatrice, elles deviennent en effet l’une des cibles des revendications qui motivent les émeutes de Mai 68, en faveur de la libéralisation des mœurs et opposées à la “vieille université” et au patriarcat – autrement dit, tout ce que Louis Janmot s’est appliqué à représenter et à défendre pendant près de quarante-six ans. Les étudiants de la faculté de Lyon vont alors jusqu’à utiliser, lors des révoltes, le cycles du peintre lyonnais comme cibles de jeux de fléchettes. Les toiles vandalisées finissent par être retirées de la salle du conseil, restaurées et finalement restituées au musée des beaux-arts de la ville, qui lui dédie en 1976 une exposition puis une salle toute entière à partir de 1998. Une reconnaissance muséale tardive, qui se prolonge aujourd’hui à l’occasion de sa rétrospective actuellement au musée d’Orsay. Occasionnant la redécouverte, et pourquoi pas réhabilitation, d’un artiste aussi décrié que fascinant.
Exposition “Louis Janmot. Le Poème de l’âme”, jusqu’au 7 janvier 2024 au musée d’Orsay, Paris 7e.