2 juil 2025

Karl Lagerfeld : les secrets derrière 5 maisons du couturier

Alors que la villa Louveciennes, une des anciennes demeures de Karl Lagerfeld, vient d’être vendue pour plus de 4 millions d’euros, Numéro se plonge dans cinq décors indissociables du grand couturier, aidé des connaissances de Marie Kalt, co-auteure du sublime ouvrage illustré Décors d’une vie, paru en 2023, où ont été regroupés toutes les maisons et appartements ayant appartenu au Kaiser.

  • par Erwann Chevalier

    et Camille Bois-Martin.

  • Si le nom de Karl Lagerfeld incarne un immense pan de l’histoire de la mode, il évoque également un train de vie démesuré. Outre les nombreux voyages aux quatre coins du monde, le rythme effréné de ses collections pour Chanel, Fendi puis son propre labe,l ou encore les nombreuses réceptions mondaines, le grand couturier, styliste et photographe était aussi un féru de mobilier et d’objets d’art.

    Une passion plutôt méconnue, qu’il retranscrit très tôt au travers de ses acquisitions immobilières en France et à Monaco. En témoigne notamment la Villa Louveciennes, petite pépite d’architecture, qui vient d’être vendue à plus de 4 millions d’euros. Pour l’occasion, Numéro revient sur les secrets de cette maison et de quatre autres logements où le Kaiser a, un jour, vécu, réunis au sein de l’ouvrage Décors d’une vie (paru en 2023) par Marie Kalt, ex-rédactrice en chef du magazine AD et l’écrivain français Patrick Mauriès.

    La Villa Louveciennes : l’écrin aux souvenirs de Karl Lagerfeld

    À l’orée de la forêt de Marly-le-Roi, non loin de Paris, Karl Lagerfeld s’évade de la frénésie parisienne – et des paparazzi, devenus sa plus grande hantise – en achetant une maison de campagne datant du milieu du 19e siècle, qu’il renomme la Villa Louveciennes. Alors âgé de 81 ans lors de cette acquisition, le couturier fait de ce lieu un véritable mausolée. Après presque 10 ans de travaux, il imagine une demeure où il peut entreposer tous les objets d’art accumulés des précédents lieux où il a vécu. La Villa Louveciennes devient ainsi “l’endroit qui ressemble le plus au goût profond du Karl” selon Marie Kalt, regroupant les décors de toute sa vie.

    Cet “écrin aux souvenirs” (expression utilisée par Patrick Hourcade au sein de l’ouvrage Karl Lagerfeld. Décors d’une vie) rassemble donc tous les fragments de l’histoire du couturier, jusqu’à la reconstitution au premier étage de sa chambre d’adolescent où figure la reproduction du fameux tableau d’Adolph von Menzel. S’il fait de ce lieu une sorte de fenêtre ouverte sur sa vie intime, on dit qu’il n’y dormit qu’une nuit et n’y donna qu’un seul dîner, pour son amie Françoise Dumas et la princesse Caroline de Monaco

    L’ode à l’Art déco : l’appartement rue de l’Université à Paris 

    Dès son arrivée à Paris dans les années 1950, Karl Lagerfeld montre un véritable attachement pour la Rive Gauche. Il s’installe en 1963 au 35 rue de l’Université, non loin du Café de Flore. Dans cet appartement, le jeune couturier crée un premier univers singulier, au sein duquel il rassemble des dizaines de meubles et d’objets Art déco. “C’était un acheteur et collectionneur compulsif. Avec ses décors, il voulait se raconter des histoires, jouer un personnage” nous explique Marie Kalt. 

    Avec Andy Warhol et Yves Saint Laurent, il est l’un des premiers à se passionner pour les objets de cette période, qui connaît son âge d’or au début du 20e siècle. Des œuvres d’Émile Ruhlmann et André Groult trouvent progressivement leur place entre les sièges de Joe Colombo ou d’Eero Saarinen. Les murs sont habillés d’un rose bonbon laqué, tandis que les boiseries se recouvrent d’un noir profond. Malgré l’investissement du couturier dans ce projet, il finit par le quitter, mu par l’envie de rédécorer un tout nouvel appartement. Il se sépare par la même occasion d’une partie de ce premier ensemble d’objets d’art. 

    Le Palais Pozzo di Borgo à Paris : immersion dans le siècle des Lumières 

    Parmi les demeures les plus mémorables, Marie Kalt retient le palais parisien Pozzo di Borgo (construit en 1706), acquis par le couturier en 1977. En point de départ, un tableau de 1850 signé du peintre Adolph von Menzel représentant Frédéric II recevant ses amis à Sanssouci. Cette œuvre inspire à Karl Lagerfeld l’entièreté des décors boisés et dorés du lieu, où l’opulence règne en maître. “Quand il se lançait dans un nouveau projet, il se renseignait sur tout. Ici, il connaissait véritablement toute la période sur le bout des doigts” explique l’autrice.  

    Pour être à la hauteur de ce cadre somptueux, le styliste se lance alors dans une frénésie d’acquisition, écumant, avec l’historien d’art Patrick Hourcade, les salles de ventes et les antiquaires. Tableaux de maitres, meubles aux estampilles prestigieuses, déco au style rocaille, néo-classique ou antique : l’ensemble, somptueux, semble issu d’une autre époque. À la façon d’un membre de la noblesse du 18e siècle, Karl Lagerfeld occupe cet immense hôtel particulier pendant plus de 30 ans, trouvant en ces lieux un havre de paix pour travailler et organiser de temps à autres des réceptions mémorables.

    Le Roccabella à Monte-Carlo : l’appartement étrange et enfantin 

    En 1981, François Mitterand est élu président de la république. Alors au pouvoir, il met en place la loi de finances, qui consiste à taxer les personnes disposant d’un patrimoine supérieur à trois millions de francs (environ 1 200 000 euros). Pour éviter de crouler sous les impôts, Karl Lagerfeld s’exile sur la Principauté de Monaco, seulement deux ans avant de présenter sa première collection pour la maison Chanel. Ici, il acquiert un appartement, le Roccabella, situé à Monte-Carlo, dans lequel il s’enthousiasme et accumule le mobilier design du groupe Memphis – un mouvement italien postmoderne puisant son inspiration dans les nouvelles formes et les nouvelles textures –, loin du faste du palais Pozzo di Borgo

    Décrit avec humour par la designer Andrée Putman comme un “palais pour enfants”, le nouvel appartement du Kaiser se constitue de mobilier aux formes étranges et colorées, installés face à de sublimes clichés d’Helmut Newton

    J’ai eu un coup de foudre pour Memphis. En septembre 1981, j’avais pris un grand appartement à Monte-Carlo. Je n’avais jamais vécu dans une maison moderne. Memphis était la solution idéale. J’ai adoré vivre entouré de tant de couleurs et de formes nouvelles” explique notamment Karl Lagerfeld au sein d’un catalogue d’une vente de son mobilier Memphis par Sotheby’s en octobre 1991. 

    La Vigie à Roquebrune Cap-Martin : le faste monégasque

    Du balcon de son appartement le Roccabella à Monte-Carlo, Karl Lagerfeld admire cette bâtisse qui le fait tant rêver. Tel un gâteau de mariage, couleur sucre glace, posé au bord de la Méditerranée, la villa La Vigie située à Roquebrune Cap-Martin finit par devenir une des propriétés favorites du couturier, qui l’achète au cours des années 80. Construite en 1902 par un industriel britannique, cette demeure était cependant tombée dans l’oubli, en proie au difficile passage du temps – les peintures sont écaillées, les volets rouillés et les balustres ébréchés…

    Après deux ans de travaux initiés par le couturier, La Vigie retrouve finalement son éclat d’antan en 1986. L’intérieur est une débauche de soierie, et de grands espaces décloisonnés, tel que l’escalier principal, s’inspirent des proportions des décors de Marie-Antoinette au château de Saint-Cloud. Le premier étage accueille, lui, un salon d’hiver, décoré de soie cramoisi dans le plus pur goût Rothschild. Dans une très grande bibliothèque trône également un imposant bureau russe aux armes de la cour de Courlande (une des quatre régions historiques de la Lettonie), aux côtés de chambres luxueuse pour les invités.

    Même si le créateur pense que cet endroit le rend paresseux, il y travaille énormément, produisant notamment de nombreuses campagnes pour la maison Chanel. Or, ces travaux grandioses et fastueux vont attirer l’attention des agents des services fiscaux, que karl Lagerfeld cherchait pourtant fuir sur la côte de Monaco… Bien qu’appartenant à la Principauté, La Vigie se situe en effet sur le territoire français. Le nouveau résident monégasque se voit alors condamné à payer de lourds impôts : pour s’éviter de nouvelles difficultés, il disperse le mobilier de cette demeure aux enchères, et quitte définitivement les lieux. 

    “Karl Lagerfeld. Décors d’une vie”( 2023), par Marie Kalt et Patrick Mauriès, éditions Thames & Hudson