Prix Roederer à Arles : les nouveaux talents de la photographie prennent racine
Défricheur de talents, le Prix Découverte Fondation Louis Roederer récompense chaque été des photographes émergents pour un projet présenté dans le cadre des Rencontres d’Arles. Les lauréats de son édition 2023 Isadora Romero et Soumya Sankar Bose se démarquent par des projets émouvants inspirés par leurs racines.
Par Matthieu Jacquet.
Le Prix Découverte Fondation Louis Roederer récompense la photographe Isadora Romero
En 2019, un collectif de scientifiques rendait un verdict consternant : en trois siècles, près de 600 espèces végétales ont disparu de notre planète, leur diminution ne faisant que s’accélérer avec le réchauffement climatique. À mesure que ces plantes s’effacent de la surface de la Terre, elles s’effacent également de la mémoire de ceux qui la peuplent, qui perdent peu à peu l’habitude de les cultiver et de les travailler. Le constat inquiète particulièrement Isadora Romero. Née dans une grande lignée d’agriculteurs, la photographe et documentariste équatorienne ressent l’urgence de préserver ces espèces lorsqu’elle découvre que les espèces de pommes de terre cultivées par ses ancêtres colombiens ont presque toutes disparues. S’ensuit alors un long travail de recherche sur le continent latino-américain : dans chaque région qu’elle explore, du Paraguay au Mexique, la photographe de 36 ans se concentre sur l’effet de la disparition des semences et la réponse de la population locale. Exposé cet été au festival Les Rencontres d’Arles, son ambitieux projet, réunissant des séries réalisées ces dernières années dans ces différents pays, lui a valu de remporter vendredi dernier le Prix Découverte Fondation Louis Roederer. Une distinction remise par la fondation éponyme qui, chaque année depuis 2018, soutient des photographes dont le travail a été récemment découvert pour une création in situ, présentée lors de ce rendez-vous incontournable de photographie.
Au cœur de l’église des Frères Prêcheurs, le projet Fumée, Racine, Semence d’Isadora Romero dénote en effet des neuf autres finalistes du prix par sa variété de supports mais aussi la richesse de ses sujets. À l’image de sa recherche, dont on ne peut s’empêcher d’apprécier la dimension scientifique et anthropologique, l’Équatorienne déploie en effet un état des lieux chapitré par région à laquelle elle s’est intéressée. À Oaxaca, au Mexique, c’est aux “gens du maïs”, spécialisés dans la culture de cette plante très développée sur place, que la photographe rend hommage dans des clichés ainsi qu’une étonnante série de cyanotypes sur tortillas séchées typiques de la région, où se dessinent en négatif la forme des épis. Au Paraguay, elle immortalise les paysannes membres d’une organisation sociale qui, à l’aide de méthodes naturelles et ancestrales, préservent des espèces végétales contre les pesticides et autres ravages de l’agro-industrie autant qu’elle déploie une mosaïque de Polaroïds, comparant des dizaines de sols plus ou moins affectés par les pesticides. Mais la quête de l’artiste prend racine en Colombie, où elle a constaté la disparition de nombreuses espèces de pommes de terre cultivées dans sa famille depuis plusieurs générations : un portrait en noir et blanc de l’arrière-grand-mère d’Isadora Romero, autour de laquelle cette dernière a tissé un réseau de pommes de terre maintenues par des fils dans la pénombre, s’affirme indéniablement comme le noyau dont découle chacune de ses séries.
Si les clichés lumineux et sensibles de la photographe témoignent de l’échange profond et respectueux développé avec les habitants de chaque région, dont elle capture avec douceur aussi bien les visages que les gestes de la main, ils témoignent également de l’engagement qui caractérise sa démarche. Ses précédents projets autour des femmes indigènes de la forêt amazonienne, des manifestantes contre les mesures restrictives du gouvernement équatorien ou encore des victimes de violences conjugales au Guatemala ont en effet affirmé Isadora Romero en documentariste de talent, couronnée par National Geographic, l’agence Magnum ou encore World Press Photo. Particulièrement préoccupée par la situation des femmes sur son continent, l’artiste a également cofondé Ruda Colectiva, un collectif de femmes photographes latino-américaines, afin de renforcer leur visibilité. À l’heure de l’urgence climatique et de la crise des métiers agricoles, la trentenaire rappelle ainsi par son dernier projet que la préservation des espèces doit justement passer par la préservation – et la transmission – de ces coutumes ancestrales, alternatives nécessaires face aux dangers et ravages de l’agro-industrie dont on réalise aujourd’hui la dimension militante. Avec le Prix Découverte, elle remporte une dotation de 15 000 euros pour une acquisition qui intègrera la collection des Rencontres d’Arles.
Soumya Sankar Bose remporte le Prix du Public avec un projet émouvant sur sa mère
Au-delà de son prestigieux jury, composé notamment du directeur de la fondation Henri Cartier-Bresson Clément Cheroux et de la photographe Hannah Darabi, la fondation Louis Roederer se démarque également en décernant un deuxième prix fondé cette fois-ci sur le vote du public. Au terme des cinq premiers jours des Rencontres d’Arles, les visiteurs et électeurs ont ainsi sélectionné le projet de Soumya Sankar Bose, qui avec le Prix du Public reçoit la somme de 5000 euros pour une acquisition. Dans l’église des Frères Prêcheurs, le jeune photographe présente un projet éminemment intime centré sur la disparition de sa mère Shanu à l’âge de neuf ans, revenue à sa famille trois ans plus tard, à la période des émeutes qui agitèrent l’Inde avant la partition du Bengale. Cet événement ne lui ayant laissé que très peu de souvenirs, Soumya Sankar Bose se fonde sur les récits de ses proches pour assembler les morceaux d’une histoire qui restera incomplète, racontée icu par des photographies nocturnes saisissantes, mises en scène aux portes du rêve, portraits émouvants de sa mère ainsi qu’une bande sonore où l’on entend les mots écrits par son grand-père après avoir perdu sa fille.
Réunis dans une exposition curatée par Tanvi Mishra, les projets des dix finalistes du Prix Découverte Fondation Louis Roederer 2023 montrent chacun, à leur manière, tout ce qu’une expérience personnelle, souvent familiale, peut dire du contexte socio-politique d’une région ou d’un pays. Parmi le cru de cette nouvelle édition prometteuse, on trouve ainsi des projets traitant des racines et du déracinement, tels celui de Hien Hoang inspiré par l’immigration de sa tante du Vietnam à l’Allemagne ou celui de Samantha Box, dont les multiples origines ont entravé la constitution de l’identité, mais aussi des problèmes de société ancrés tels que les crimes sexistes, objet de la série de Nieves Mingueza, ou encore la période de confinement et ses stigmates émergeant aujourd’hui dans la création artistique, dont attestent les images saisissantes presque surréalistes de Md Fazla Rabbi Fatiq, réalisées dans l’intimité de son appartement… et de son frigo.
Prix Découverte Fondation Louis Roederer, exposition des finalistes jusqu’au 27 août 2023 à l’église des Frères Prêcheurs dans le cadre des Rencontres d’Arles.