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Albert Watson nous raconte 5 clichés iconiques, de Steve Jobs à Andy Warhol
Il est l’auteur de portraits iconiques qui traversent depuis près de cinquante ans l’imaginaire collectif : Albert Watson, né en 1943 à Édimbourg, a capturé le visage des personnalités les plus influentes de notre siècle – Steve Jobs, Andy Warhol, Alfred Hitchcock… Tout comme il signe, encore aujourd’hui, les éditoriaux de grands magazines de mode. Alors qu’il présente, jusqu’au 20 décembre 2025, une exposition à la A. Galerie et qu’il dévoilera, le 28 novembre prochain, une grande monographie chez Taschen intitulée Kaos, le photographe écossais raconte, exclusivement pour Numéro, les coulisses derrière cinq clichés devenus incontournables.
Propos recueillis par Camille Bois-Martin.
Publié le 14 novembre 2025. Modifié le 17 novembre 2025.

Albert Watson revient sur 50 ans de carrière dans un livre publié chez Taschen
Si son nom peut parfois échapper au grand public, ses photographies figurent parmi les plus célèbres des 20e et 21e siècles. À 83 ans, Albert Watson présente, à la A. Galerie, une exposition jusqu’au 20 décembre 2025 et réunit également ses plus beaux clichés au sein d’un somptueux ouvrage publié le 28 novembre prochain par les éditions Taschen. Au fil des 400 pages, on découvre ses paysages poétiques de la lande écossaise comme ses images graphiques capturées à Rome en 2024, tout en croisant, évidemment, ses fameux portraits de célébrités – Mick Jagger, Sade, Michael Jackson. Ce livre, le photographe le conçoit comme un “chaos” (qui lui donne d’ailleurs son titre), où toutes les décennies et les médiums se croisent, de ses clichés sur pellicule à ses tirages numériques.
En phase avec son temps, le photographe écossais imagine cette succession d’images comme un “feed Instagram”, où différents sujets s’entremêlent, sans être réunis par thématiques ni organisés par ordre chronologique. “Ma pratique est assez inhabituelle, car je mélange les genres” nous confie Albert Watson, sourire en coin. “Je n’irai pas jusqu’à dire que je suis inclassable mais, si je devais définir mon travail, je dirais qu’il est la somme de mes études et de mes passions. J’ai suivi un cursus sur le graphisme comme un autre sur le cinéma et un dernier sur les arts appliqués. Autant d’influences qui se retrouvent dans les formes graphiques et l’aspect cinématographique de mes images !”
Difficile de mieux résumer le photographe que par ses propres mots… Numéro laisse donc Albert Watson nous dévoiler les coulisses et les anecdotes derrières cinq photographies qui ont marqué sa carrière, dont ses iconiques portraits de Steve Jobs, Andy Warhol et Alfred Hitchcock.

Alfred Hitchcock, la première célébrité photographiée par Albert Watson (1976)
“Ce portrait d’Alfred Hitchcock n’est pas ma plus belle photo, mais elle a beaucoup d’importance à mes yeux car il s’agit de mon tout premier projet pour un magazine. Le réalisateur devait concocter une recette pour la cuisson d’une oie pour le Harper’s Bazaar à l’occasion de Noël. Je n’avais, à l’époque, jamais photographié de célébrité. Avant d’arriver sur le set, j’étais terrifié. Imaginez-vous apprendre que vous allez devoir photographier Hitchcock, alors que vous êtes encore un étudiant en cinéma !
Malgré tout, j’ai réussi à écouter mon instinct et je lui ai même proposé un tout autre shooting que celui qui était prévu. Le magazine souhaitait qu’il pose avec un plat cuisiné, mais j’ai suggéré qu’il se présente avec l’oie morte entre les mains, l’agrippant au cou. Je trouvais cette mise en scène plus drôle et surtout plus fidèle à l’image du cinéaste. J’ai même ajouté un petit ruban sur l’oiseau pour rappeler les décorations de Noël ! Ce portrait représente mes débuts et me rappelle la confiance en moi dont j’ai dû faire preuve à l’époque… Même si je ne peux pas m’empêcher de remarquer des erreurs d’éclairage [Rires].”

Le portrait légendaire de Steve Jobs (2006)
“Le rendez-vous était donné pour neuf heures du matin. Je suis arrivé deux heures avant, afin d’installer l’éclairage et de tout préparer au millimètre près : je savais que Steve Jobs était un homme occupé et je n’avais qu’une heure pour réaliser son portrait. Quelques minutes avant le shooting, un attaché de presse m’informe qu’il déteste les photographes. Mais, à cette époque, j’avais bien plus confiance en moi qu’à mes débuts : peu importe s’il était désagréable, tout ce qui m’intéressait était de faire du bon travail. Alors, j’ai réfléchi à ce que je pourrais faire pour fluidifier la séance : quand il est arrivé, je lui ai dit, ‘J’ai une bonne nouvelle pour vous. Dans trente minutes, on aura tout bouclé !’ Il a souri, et m’a demandé ce qu’il devait faire.
J’avais réussi à le mettre à l’aise. Je lui ai demandé de prendre la pose comme s’il se trouvait à une réunion remplie de personnes en désaccord avec lui, tout en sachant très bien qu’il a raison. Il m’a répondu : ‘Aucun problème, je fais déjà ça tous les jours.’ En quelques minutes, le tour était joué. Je lui ai offert une version polaroïd de ce portrait. Il l’a observée quelques instants, avant d’ajouter ‘C’est probablement la meilleure photo qui existe de moi’.
Il m’a avoué plus tard l’avoir gardé des années sur son bureau. Je me souviens aussi que Steve Jobs était surpris de me voir utiliser une pellicule et non pas une caméra numérique. Je lui ai rétorqué que le numérique ne permettait pas encore de capturer ce que je souhaitais. Il a acquiescé et m’a promis que ça serait bientôt le cas. Et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il ne s’est pas trompé !”

Quand Andy Warhol se rêvait en Terminator (1986)
“À cette époque, Andy Warhol était dans une agence de mannequinat : on pouvait l’engager pour un shooting comme on appellerait Naomi Campbell. Si le projet lui plaisait, il acceptait. Il adorait poser pour des photos, tout comme il aimait en diriger la vision artistique. Il avait notamment cofondé le magazine Interview. Donc, quand le Vogue allemand m’a proposé de réaliser une série avec Warhol, pour une campagne de lunettes de soleil, j’ai immédiatement dit oui. Je le connaissais depuis des années et j’avais déjà collaboré avec lui à de nombreuses reprises. Je savais comment il aimait travailler.
Mais, cette fois-ci, c’est lui qui m’a proposé un concept pour le shoot : il m’a demandé si on pouvait faire un portrait similaire à l’affiche du film Terminator avec Arnold Schwarzenegger [sorti en 1984, ndlr]. Il a même sorti l’image de sa poche pour me la montrer et insister sur tous les détails qu’il aimait. Non sans sourire, j’ai immédiatement accepté sa proposition. Je l’ai photographié en contre-plongée, pour rester fidèle à la photo d’origine, et on a joué sur les reflets miroités de ses lunettes de soleil. Il a adoré le résultat : s’imaginer en Terminator le faisait beaucoup rire. Andy était vraiment une personne drôle et brillante.”

La nature, actrice principale de la prise de vue
“C’était en fin de journée, en plein hiver. Nous étions en voiture et nous avons décidé de faire une pause près d’un loch [“lac” en écossais, ndlr]. C’est juste à ce moment que le soleil est apparu : j’avais mon appareil numérique et, lorsque j’ai pointé l’objectif vers le lac, j’ai vu ces rayons de lumière transpercer l’écran. Puis j’ai pris une seconde photo, qui s’est avérée totalement différente car le vent modifiait toute la composition. Pourtant, j’étais exactement dans la même position, au même endroit.
J’ai observé ces deux clichés similaires et totalement distincts, et j’ai décidé de poursuivre cette série, tout simplement, en laissant la nature modifier chacune de mes images. La surface de l’eau, le vent, la lumière, les reflets, les nuages… Tout bougeait autour de moi et changeait les compositions. Les photographies ressemblent presque à des tableaux abstraits ou impressionnistes, très graphiques, qui possèdent une dimension conceptuelle car notre œil n’a rien de concret à quoi se rattacher. J’aime particulièrement cette idée, qui s’éloigne totalement de mes portraits de célébrités, que l’on reconnaît généralement immédiatement.”

Entre mafia et terrain vague : une autre vision de Rome
“J’aime énormément cette photo. Je l’ai réalisée au cours de mon dernier projet, à Rome. Cette prise de vue se situe sur le port d’Ostie. Je me promenais dans les alentours et j’ai découvert ce plongeoir, probablement des années 20, complètement abandonné, décrépi et protégé par un large grillage. Dès l’instant où j’ai vu ce bâtiment, j’ai su qu’il fallait absolument que je l’intègre au sein de ma série. Mais c’est là qu’ont commencé les problèmes… C’était en effet très difficile d’accès. Le plongeoir se trouve derrière une boîte de nuit, dirigée par la mafia italienne, tandis que le terrain appartient à la ville de Rome, qui interdit à quiconque de le traverser afin de pouvoir, un jour, isoler cette discothèque et forcer les mafieux à quitter les lieux.
Pour faire ma photo, je devais donc obtenir deux permissions : une de Rome, et une de la mafia ! Une fois que je suis parvenu à les avoir – la mafia ne m’a accordé qu’une demi-heure au gré de discussions officieuses de bars en bars voisins –, j’ai fait appel à un nageur de l’équipe nationale italienne pour prendre la pose en haut du plongeoir. Le rendu est très graphique et raconte une histoire. C’est pour cela que je l’aime tant.”
“Albert Watson. Kaos”, éditions Taschen (Relié sous coffret, 408 pages, Édition : Multilingue – Allemand, Anglais, Français), disponible à partir du 28 novembre 2025.
“Albert Watson. Kaos II”, exposition jusqu’au 20 décembre 2025 à la A. Galerie, 4 rue Leonce Reynaud, Paris 16e.