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Au Palais de Tokyo, l’art américain au diapason des grands penseurs français
Comment les courants de pensée et théoriciens de la France d’après-guerre, notamment Roland Barthes, Michel Foucault et Frantz Fanon, ont-ils influencé l’art américain ? C’est de cette question qu’est partie Naomi Beckwith, directrice adjointe et curatrice en cheffe du Guggenheim de New York, pour imaginer sa carte blanche au Palais de Tokyo, l’exposition collective “ECHO DELAY REVERB” inaugurée cette semaine, qu’elle évoque ici avec Numéro art.
Propos recueillis par Matthieu Jacquet.

L’interview de Naomi Beckwith, commissaire invitée du Palais de Tokyo
Numéro art : En tant que directrice artistique invitée de la nouvelle saison du Palais de Tokyo, vous présentez une grande exposition collective intitulée “ECHO DELAY REVERB”. Comment est-elle née ?
Naomi Beckwith : Lorsque mon ami Guillaume Désanges est arrivé à la présidence du Palais de Tokyo, il m’a demandé si j’avais un projet d’exposition en tête. J’ai toujours eu envie d’enseigner la théorie post-structuraliste en France, ayant le sentiment que les artistes américains connaissaient mieux ces penseurs français apparus à la fin des années 1960 et dans les années 1970, que la plupart des artistes et des historiens de l’art de l’Hexagone. La majorité de ce travail a pris racine dans cette période en raison de sa grande radicalité, tant sur le plan social que politique, en Occident.
Nous avons donc pensé qu’il serait intéressant de transformer cette idée de cours théorique en exposition, en explorant l’influence de la “French Theory” sur l’art américain des années 1960 à aujourd’hui dans un group show intergénérationnel. Comment aborder, par exemple, le concept de société de surveillance, de son apparition dans les écrits de Foucault jusqu’à l’utilisation de l’IA aujourd’hui. Ou comment les œuvres repoussantes d’une Cindy Sherman, évoquant des corps en décomposition ou de la nourriture avariée, ont amené des penseurs à théoriser l’idée d’abjection. Je voulais également rappeler que ces idées se sont répandues dans le monde francophone bien au-delà de Paris, comme en Afrique du Nord ou dans les Caraïbes, grâce à des auteurs tels que Frantz Fanon (psychiatre, écrivain et militant anticolonialiste).

“Les structures du savoir ne sont pas immuables et peuvent, voire doivent être remises en question”.
– Naomi Beckwith
Quels sont les œuvres et les artistes phares de votre corpus ?
La critique institutionnelle occupe une place importante dans les œuvres qui découlent de ces théories. Elles nous démontrent que les structures du savoir ne sont pas immuables et peuvent, voire doivent être remises en question. De nombreux artistes participants, tels que Martha Rosler, ont commencé à s’interroger sur ce que signifie créer un nouveau langage.
L’exposition présente aussi des artistes tels qu’Andrea Fraser ou Hans Haacke, qui sont véritablement partis de l’institution et de son public pour aller plus loin dans leur pratique. Nombre de ces artistes ont commencé à s’interroger sur ce qui est lisible et sur ce qui ne l’est pas. Condensation Cube (1963) de Hans Haacke, sans doute l’œuvre la plus ancienne de l’exposition, est moins un objet à contempler qu’une sculpture capable d’enregistrer la présence d’un public. Nous montrons également un pavillon de Dan Graham, qui rend les visiteurs conscients de leur présence physique. Ainsi, ils commencent à se voir eux-mêmes en regardant l’art.

“Ce qu’une commissaire d’exposition peut faire de mieux, c’est de créer un contexte.” – Naomi Beckwith
Parmi les artistes de la nouvelle génération que vous exposez, certains revendiquent-ils cet héritage théorique ?
Cameron Rowland (né en 1988) affiche ouvertement son intérêt pour ces idées, s’emparant des concepts foucaldiens de pouvoir et de structures du savoir, et interroge leur intersection avec la richesse, le capital et l’histoire de l’esclavage. De son côté, Kameelah Janan Rasheed explore les notions de posthumain, mais dans le cadre d’une réflexion sur l’abjection : qu’est-ce qui est exclu d’une société ? Quels sujets ne sont absolument pas pris en compte par la loi ? Caroline Kent [qui réalise une œuvre murale sur le mur d’accueil du Palais de Tokyo] s’est également posé ces questions autour du langage, en se penchant sur la théorie sémiotique.
Vous avez dit : “Ce qu’une commissaire d’exposition peut faire de mieux, c’est de créer un contexte.” Quelle méthode avez-vous employée ici pour contextualiser les concepts et les artistes de votre corpus ?
Il était très important pour moi de ne pas présenter une exposition chronologique ni strictement linéaire, mais plutôt dans laquelle les artistes dialoguent entre eux, en réseau. Le “rhizome” (concept philosophique de Gilles Deleuze et de Félix Guattari, associé à la postmodernité) est donc le mode de pensée qui s’impose. L’équipe curatoriale a commencé à créer des cartes d’idées où nous partions d’une idée, comme celle d’“abjection”, pour l’associer à des penseurs tels que Julia Kristeva ou Georges Bataille, avant d’établir des liens avec d’autres auteurs comme Rosalind Krauss ou Frantz Fanon, ainsi qu’avec d’autres artistes qui se sont intéressés à ces concepts. Il s’agit vraiment d’un réseau, où ces idées circulent entre les personnes et même entre les générations.

“Je ne veux pas que le public vienne en pensant qu’il va assister à une conférence.” – Naomi Beckwith
Comment cette approche se déploie-t-elle dans les espaces du Palais de Tokyo ?
Nous avons organisé l’exposition en sections thématiques. Chacune réunit différentes générations et différents artistes venant de régions variées des États-Unis. L’une des plus importantes porte sur la critique institutionnelle ; une autre traite des corps, du désir et de la discipline, parfois d’une manière non hétéronormative. Il y a aussi l’abjection, la dispersion… Chaque section est introduite par un résumé, un manuel de présentation comprenant des textes et auteurs clés qui ont inspiré et influencé les artistes. Mais je ne veux pas que le public vienne en pensant qu’il va assister à une conférence. L’exposition doit inviter à comprendre le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui.

En parallèle de cette exposition collective, le Palais de Tokyo présente une exposition personnelle du sculpteur Melvin Edwards, curatée par Amandine Nana et François Piron. Était-il l’un des artistes que vous aviez pensé inclure dans votre group show ?
Oui, et il se trouve qu’il avait déjà une superbe exposition qui lui était consacrée au musée Fridericianum de Cassel (en Allemagne), puis à la Kunsthalle de Berne (en Suisse), qui fera sa troisième étape au palais. Vivant entre les États-Unis et Dakar, Melvin Edwards (né en 1937) a toute sa vie poursuivi une pratique de la diaspora et de la dispersion, notions qui sont au cœur de ce que nous abordons dans le group show. À travers sa sculpture, il s’est intéressé à l’appropriation des matériaux et des objets trouvés, à la critique institutionnelle et à la façon dont on se déplace dans l’espace.
“Melvin Edwards a réfléchi aux formes qui pourraient représenter des corps déformés et mutilés sans avoir à créer une œuvre figurative les représentant”.
– Naomi Beckwith
Les œuvres de Melvin Edwards parlent aussi beaucoup des mécaniques d’oppression et de domination des corps…
L’un des points que nous voulions aborder dans “ECHO DELAY REVERB”, ce sont les “sujets brûlants” perpétuels. Melvin Edwards s’intéressait beaucoup à la violence infligée aux Noirs et aux restrictions de leurs libertés, sans pour autant mettre trop en avant les symboles de l’oppression. Il a réfléchi aux formes qui pourraient représenter des corps déformés et mutilés sans avoir à créer une œuvre figurative représentant ledit corps mutilé. C’est un équilibre puissant mais délicat. Il y aura donc certainement une anthologie de ses Lynch Fragments (série de sculptures abstraites métalliques entamée en 1963), ainsi que d’autres sculptures et œuvres sur papier.
“ECHO DELAY REVERB : art américain, pensées francophones”, “Melvin Edwards” et “Au sein du voile, une grammaire : Caroline Kent”, du 22 octobre 2025 au 15 février 2026 au Palais de Tokyo, Paris 16e.