22 oct 2025

Le galeriste Thaddaeus Ropac se confie à Numéro art, de Basquiat à son amour pour l’opéra

Il est l’un des galeristes les plus connus au monde. Avec des espaces à Salzbourg, Paris, Londres, Séoul et, depuis peu, Milan, Thaddaeus Ropac accueille des expositions de stars telles Georg Baselitz et Anselm Kiefer ou de jeunes artistes tout aussi pertinents comme Oliver Beer ou Mandy El-Sayegh. Mais derrière son costume parfait et sa légendaire amabilité, qui est-il vraiment ? Numéro art a passé une soirée avec lui pour percer le mystère.

  • Propos recueillis par Thibaut Wychowanok.

  • L’interview du galeriste Thaddaeus Ropac pour Numéro art

    Numéro art : Qu’est-ce que vous voulez boire ?
    Thaddaeus Ropac : Rien d’exceptionnel… Une tequila sour.

    Ce n’est pas non plus un verre d’eau…
    Mais c’est un choix dicté par des considérations assez ennuyeuses. C’est la boisson avec la plus faible quantité de sucre, et donc de calories (rires).

    Passons directement aux choses sérieuses. Quel métier feriez-vous si vous n’étiez pas galeriste ?
    C’est amusant parce que, lorsque j’ai commencé à 22 ans, je me suis dit que j’arrêterai à 40. J’en ai 65 et je suis toujours là. Je crois qu’il est trop tard maintenant pour me réinventer.

    Mais plus jeune, qu’auriez-vous aimé faire ?
    Travailler à l’opéra. Pas en tant qu’artiste car, malheureusement, ce n’était pas mon point fort. Vous le savez sans doute, j’ai voulu être artiste plus jeune. J’ai même été à Düsseldorf pour étudier avec Beuys. Mais, Dieu merci, j’ai compris très vite qu’il ne fallait pas que je m’entête (rires). Et je n’ai pas complètement perdu mon temps puisque c’est ce qui m’a amené à devenir galeriste, j’y reviendrai. On me demande souvent pourquoi un galeriste réussit alors que mille autres échouent ? Il y a trois raisons à mon sens. Un galeriste doit avoir un œil. Et, malheureusement, je ne crois pas que cela puisse s’apprendre entièrement – certains s’y épuisent, et pourtant ne savent toujours pas distinguer une bonne peinture d’une mauvaise. Ensuite, un galeriste doit avoir de la chance. Et j’ai eu beaucoup de chance dans ma vie. Et enfin, un galeriste doit travailler très dur.

    J’avais compris qu’être artiste ne serait pas ma voie.”
    –Thaddaeus Ropac

    Quelle a été exactement la part de chance dans votre vie ?
    On en revient à mon envie d’être artiste. J’ai fait un stage avec d’autres étudiants auprès de Beuys pour la documenta de Cassel. Nous devions planter 7 000 chênes… Le dernier jour, une petite fête a été organisée. Beuys venait voir chacun d’entre nous pour lui demander ce qu’il voulait faire dans la vie. Bien sûr, tout le monde répondait : “artiste”. Mais moi, j’avais compris que ce ne serait pas ma voie. Je ne savais pas quoi dire néanmoins, alors j’ai improvisé : “Je vais retourner en Autriche et j’ouvrirai ma galerie”. Et j’ai osé ajouter : “Est-ce que vous ferez une exposition avec moi ?

    Ce à quoi Beuys a répondu : “Si vous le faites sérieusement, je ferai un show avec vous”. Et il l’a fait. Ce sur quoi je me suis risqué à une autre demande : “Je sais que vous êtes ami avec Andy Warhol. Or, il se trouve que je veux me rendre aux États-Unis. Me feriez-vous une lettre de recommandation ?” Beuys a pris un bout de papier et a griffonné : “Andy, je te présente un jeune homme talentueux. Merci de le rencontrer”. C’était mon ticket pour l’Amérique.

    Je suis allé au guichet de la Pan Am et j’ai pris un vol pour New York. Je suis allé frapper à la porte de la Factory. On m’a évidemment ri au nez. Je n’avais même pas de rendez-vous. J’ai tenu bon : après tout, j’avais une lettre de recommandation de Beuys ! C’est Fred Hughes, le manager de Warhol, qui m’a finalement reçu dans une pièce assez étrange. “Pourquoi voulez-vous rencontrer Andy Warhol ? Donnez-moi une raison. Vous ne pouvez pas juste vous pointer comme ça.” Alors, j’ai expliqué que je souhaitais faire une exposition en Autriche. Ce à quoi il m’a répondu : “Et de combien d’argent disposez-vous ?” Évidemment, je n’en avais pas, alors il m’a gentiment invité à retourner chez moi et à revenir une fois que j’en aurais. L’histoire aurait pu s’arrêter là.

    Mais, à ce stade, vous n’aviez toujours pas rencontré Warhol…
    En réalité, si. Mais je l’ignorais. J’étais tellement troublé par Fred Hughes, que je n’avais pas remarqué une autre présence dans un coin de la pièce. Quelqu’un qui, voyant mon état, a finalement pris la parole : “Ne sois pas si dur avec ce jeune homme”. C’était Andy Warhol. Il m’a fait s’asseoir à côté de lui et m’a expliqué que je devrais plutôt travailler avec des artistes de ma génération. Et que, d’ailleurs, il pouvait m’en présenter un si je revenais le voir à 17 heures. J’étais tellement nerveux que je me suis perdu dans New York. Et, à 17 heures, nous nous sommes rendus à l’atelier de Jean-Michel Basquiat…, avec qui j’ouvris ma première exposition en Autriche.

    Les gens disent parfois que j’ai été visionnaire ou que j’avais un œil incroyable. Mais pas du tout ! C’était de la chance ! Je n’avais aucune idée de qui était Basquiat. Dans son atelier, je ne me suis pas dit que je découvrais une œuvre exceptionnelle. J’étais bien trop impressionné et stressé. Nous vivions d’ailleurs sur des planètes totalement différentes. À tel point que Jean-Michel s’est excusé, à l’occasion d’une autre exposition, de ne pas avoir inclus de kangourou dans ses peintures ! Il avait confondu l’Autriche et l’Australie !

    Je trouve que le monde de l’art est beaucoup plus excitant aujourd’hui. À l’époque, il était tellement élitiste…” – Thaddaeus Ropac

    Ressentez-vous une certaine nostalgie pour ces “good old days” ?
    Absolument pas ! Il n’y a rien de tel que ces “good old days”. Je trouve que le monde de l’art est beaucoup plus excitant aujourd’hui. À l’époque, il était tellement élitiste… juste un groupe refermé sur lui-même. C’était intellectuellement très limité. Impossible d’y entrer. C’était une tour d’ivoire. Regardez comme aujourd’hui, le monde de l’art est plus inclusif. Il n’y est plus question seulement de l’Europe ou de l’Amérique du Nord, mais du monde entier. Les artistes ne sont plus tous des hommes blancs. Si vous aviez regardé ma liste d’artistes il y a vingt ans… il y avait très peu de femmes. J’étais le produit de ce monde.

    Alors, parlons d’aujourd’hui. D’où venez-vous, puisque vous sortez tout juste de l’avion ?
    J’ai passé quelques jours dans ma propriété du sud de la France, près de Saint-Tropez. C’est vraiment dommage que la région souffre d’une si mauvaise réputation. Je peux vous assurer que le Saint-Tropez cheesy et vulgaire n’en représente qu’une petite partie. Le reste est magnifique. Les paysages verdoyants sont exceptionnels.

    Je vous avoue que je ne vous imagine pas au Nikki Beach…
    C’est un fait, et, d’ailleurs, la région de Saint-Tropez n’était pas ma première option. Cela fait dix ans que je cherchais une propriété dans le Sud. J’ai regardé du côté d’Aix-en-Provence, du Luberon, et en Provence plus généralement. Mais rien ne me convenait. Et puis, on m’a proposé une incroyable propriété de plusieurs hectares, en pleine nature…, mais surplombant Saint-Tropez. C’était hors de question ! Je suis quand même allé voir… Et je dois avouer que j’ai été séduit… Désormais, je dois faire avec le fait – finalement un peu amusant – de vivre à 5 min en voiture de Saint-Tropez.

    Vous y avez installé certaines œuvres ?
    J’ai surtout demandé à George Baselitz de réaliser un projet pour la piscine. Je savais comment le convaincre : Matisse avait fait une piscine, et les dessins originaux étaient exposés de façon permanente au MoMA à New York. Évidemment, ça l’a excité. Et il a proposé d’y dessiner sa femme, nue, aujourd’hui, avec toutes les imperfections d’une personne de 80 ans. Il faut que vous sachiez aussi que, lorsqu’il était jeune, en Allemagne, Baselitz rêvait d’Hollywood. Alors, pour lui, ma piscine devait être bleue, comme en Californie. Et c’est là que les problèmes ont commencé. La région est extrêmement protégée… Et les piscines dans le sud de la France doivent être vertes.

    J’imagine qu’on a fait une exception pour Baselitz ?
    Bien sûr. Après quelques négociations…

    L’Italie est l’un des pays les plus extraordinaires en termes de production artistique, depuis des millénaires.”
    –Thaddaeus Ropac

    Dans un tout autre style, vous venez d’ouvrir une galerie à Milan, que beaucoup considèrent désormais comme le nouvel eldorado des millionnaires et des milliardaires fuyant Londres, à la suite de l’abolition du régime fiscal très avantageux des “non dom” (pour “non-domiciled” : personnes résidant au Royaume-Uni mais avec une résidence principale dans un autre pays et dont les revenus obtenus à l’étranger ne sont pas taxés, à moins de les rapatrier sur des comptes britanniques)…
    Je hais l’idée que nous ouvrions la galerie dans ce contexte. Ce n’est pas du tout pour cela que j’ai voulu m’installer à Milan. Je ne fais jamais d’étude de marché. Même si je reconnais que nous profiterons largement de ce mouvement. En réalité, l’idée m’est venue à la suite de l’ouverture de notre galerie à Séoul il y a cinq ans. Où devais-je porter mon regard désormais ? Je tenais à consolider ma présence en Europe. Nous sommes déjà tellement ancrés dans la culture germanique, en Autriche, en France, bien sûr, et en Angleterre. L’Italie manquait terriblement à ce tableau. C’est tout de même l’un des pays les plus extraordinaires en termes de production artistique, depuis des millénaires. Même la France ne peut rivaliser.

    Avec cette nouvelle ouverture, vous supervisez désormais cent cinquante personnes. Quel genre de patron êtes-vous ?
    Malheureusement, je suis toujours “control freak” jusque dans les moindres détails. Mais j’apprends à laisser à mes équipes de plus en plus de liberté.

    “ Je ne m’attendais pas à un tel engouement autour de notre arrivée à Milan.” – Thaddaeus Ropac

    Avez-vous développé des liens personnels avec la ville ?
    Je m’y rendais pour des expositions et pour l’opéra évidemment. Le fait que notre galerie soit à quelques pas de la Scala a grandement participé à mon excitation. Mais je n’y suis jamais allé spécifiquement pour la mode ou pour le design. Je n’ai jamais fait de shopping à Milan, je n’ai même jamais acheté un tee-shirt ici. Et je ne suis jamais allé à un défilé.

    Vous avez pourtant développé des liens avec des personnalités de la mode.
    Oui, bien sûr. Je connais Miuccia Prada depuis des années. Elle est liée à notre programme et à nos artistes. Et quelques jours avant l’annonce en janvier dernier de notre ouverture à Milan, je dinais avec Raf Simons, qui travaille désormais à ses côtés. Raf me disait à quel point Milan avait besoin d’une galerie comme la nôtre. Mais je ne pouvais encore rien dire. Je me mordais la langue. C’était tellement amusant. Évidemment, il me l’a reproché avec des mots un peu crus (rires). Mais nous sommes amis. Tout ça pour dire que je ne m’attendais pas à un tel engouement autour de notre arrivée à Milan. Je ne veux pas paraître trop prétentieux, mais la ville n’avait pas de galerie de notre dimension. Gagosian est à Rome… et c’est tout.

    À quoi doit ressembler une galerie Thaddaeus Ropac ? Celle de Milan se tient dans un palais du 18e siècle.
    Ce ne doit jamais être un “white cube”. Chacune est donc différente. À Pantin, nous venons d’ouvrir un bistrot, par exemple.

    Et pourquoi pas un hôtel Ropac ?
    Non, je ne veux pas devenir une galerie lifestyle comme d’autres…

    L’opéra, c’est un goût que l’on développe. Ce n’est pas comme l’art qui, pour moi, vient de façon plus naturelle”. – Thaddaeus Ropac

    Vous avez également mentionné l’opéra comme l’une de vos passions.
    L’opéra, vous savez, c’est un goût que l’on développe. Ce n’est pas comme l’art qui, pour moi, vient de façon plus naturelle. Évidemment, je fais en sorte de toujours apprendre, de contextualiser l’art, etc. Mais, encore une fois, je crois que le goût en art ne peut pas s’acquérir. L’opéra, lui, nécessite une éducation. J’y suis allé pour la première fois à 25 ans à Salzbourg… pour une pièce que je n’aime plus, d’ailleurs : Carmen. J’ai développé mon goût, depuis, et je me suis tourné vers Wagner.

    À l’opéra, je peux ressentir de grandes émotions, mais je suis avant tout silencieux. J’apprends. Et je ne l’apprécie que seulement après. L’opéra est la forme la plus complète d’art, la plus exigeante. Tout doit y être parfait. Vous avez besoin des meilleurs chanteurs, mais aussi du meilleur orchestre, du meilleur chef d’orchestre, d’un directeur visionnaire, etc.

    L’opéra est une passion personnelle ou vous la partagez avec des amis ?
    J’aime partager ces moments. Je suis en contact avec Caroline Bourgeois (commissaire d’exposition de la Collection Pinault) chaque année, lorsqu’elle se rend à Salzbourg pour le festival. Elle est “obsédée” par un chef d’orchestre, Teodor Currentzis. Peu importe ce qu’il fait, elle adore… C’est effrayant et fascinant. Mon amie Amira Casar est également amatrice d’opéra. Tout comme la peintre Elizabeth Peyton. Et bien sûr Baselitz…

    “J’ai toujours pensé que Paris était plus sophistiquée que Londres ou New York.” – Thaddaeus Ropac

    Vous avez la dent dure en tant que critique ? Et que pensez-vous de l’opéra de Paris ?
    Je suis exigeant. Cet été, je suis allé à Aix pour voir Don Giovanni. Ce n’était pas très bon par exemple. Quant à l’Opéra de Paris, c’est OK. Peut-être pas le lieu le plus excitant, mais OK. Mais je n’arrive toujours pas à comprendre quel est exactement le répertoire de l’orchestre. J’imagine que ce pourrait être Rameau ou Bizet, mais ce n’est pas vraiment mon truc. Et je n’aime pas beaucoup Offenbach.

    Paris tient-elle une place importante dans votre vie ?
    Bien sûr. Quand j’ai ouvert ma galerie à Paris en 1990, tout le monde me demandait : “Mais pourquoi tu ne vas pas à Londres ? Ou à New York ?” Mais j’ai toujours pensé que Paris était plus sophistiquée. Le succès n’y est pas seulement jugé à l’aune de l’argent. Et Paris propose une plus grande diversité. Je ne me sens jamais enfermé dans le “ghetto de l’art”. 

    Y a-t-il un lieu où vous pouvez vous couper du monde ?
    Il y a désormais le sud de la France. Et j’ai aussi une propriété en Grèce, sur Hydra. Mais je n’y vais presque jamais. C’est beaucoup trop loin pour pouvoir y passer juste un week-end. Mais les artistes adorent s’y rendre. Mes amis aussi, comme Norman Foster.

    Et en tant que galeriste, qu’est-ce qui vous excite le plus aujourd’hui ?
    Les jeunes artistes, je crois. Nous venons de signer une jeune peintre incroyable : Eva Helene Pade. Elle a seulement 27 ans. Elle est Danoise. L’un de nos collègues de Londres l’a découverte dans une exposition à Copenhague. Elle vit aujourd’hui à Pantin, où elle a son atelier. Et elle aura son premier show à notre galerie londonienne en octobre. 

    Et à Milan ?
    Pour le moment, nos deux premières expositions sont consacrées à des “duo shows” plus historiques : un artiste de la galerie et un artiste italien. Deux hommes : Fontana et Baselitz. Puis deux femmes : VALIE EXPORT et Ketty La Rocca. Je dois bien avouer qu’en ouvrant la galerie à Milan, j’ai découvert davantage d’artistes italiens historiques que de très jeunes artistes contemporains. Mais nous verrons bien…

    “Robert Rauschenberg, Gluts (1986-1994)”, du 20 octobre au 22 novembre 2025 à la galerie Thaddaeus Ropac, Paris 3ᵉ. L’artiste y présente l’une de ses premières explorations du métal, à travers des objets trouvés assemblés et rivetés pour créer des reliefs muraux et des sculptures autoportantes.


    Première exposition de l’artiste danoise Eva Helene Pade, du 14 octobre au 22 novembre 2025 à la galerie Thaddaeus Ropac, Londres. 

    “Georg Baselitz et de Lucio Fontana. L’aurora viene”, exposition jusqu’au 9 décembre 2025 à la galerie Thaddaeus Ropac, Milan. Suivie d’une exposition consacrée à VALIE EXPORT et Ketty La Rocca.