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Rencontre avec Lee Ufan, mythe vivant de l’art contemporain
À bientôt 90 ans, il est l’une des figures les plus respectées du monde de l’art. Peintre, sculpteur autant que théoricien et philosophe, Lee Ufan déploie depuis les années 1960 un vocabulaire minimaliste reconnaissable au premier coup d’œil : des éléments simples, choisis pour leur matérialité (pierres, plaques d’acier, barres de fer, miroirs, peintures pigmentaires…), qu’il met en relation entre eux autant qu’avec l’espace qui les accueille et celui qui les regarde. Il en va ainsi d’une pierre posée sur une plaque de verre, ou de ses peintures dont la touche emblématique se résume à un carré évasé dont la largeur est celle du pinceau qui l’a tracé avec une concentration extrême, d’un geste maîtrisé. Numéro art l’a rencontré à Paris, à son atelier, puis dans le studio photo d’un autre maître, Paolo Roversi, pour réaliser son portrait.
Propos recueillis par Thibaut Wychowanok,
Portraits par Paolo Roversi.

Retrouvez le Numéro art 17 en kiosque et sur iPad à partir du 18 octobre 2025.
Lee Ufan : une figure incontournable de l’art contemporain
Lee Ufan naît en 1936 en Corée. Mais c’est bien au Japon, où il s’établit en 1956 pour étudier la philosophie, qu’il s’impose en artiste incontournable, devenant l’un des acteurs majeurs du mouvement Mono-ha (“École des choses”). Depuis ses débuts, Lee Ufan considère la peinture et la sculpture comme des pratiques complémentaires. Dès les années 1970, il peint ainsi en interrogeant les notions d’écoulement du temps, de répétition et de différence, dans une quête d’infini. L’acte de peindre est pour lui un exercice associant “la concentration, un souffle ample et stable, pour donner lieu à la rencontre des forces organiques de la pensée, de la main, du pinceau, des couleurs, de la toile, de l’air et du temps”.
”L’expérience d’une œuvre de Lee Ufan est avant tout celle d’un espace et d’une tension révélée, entre intérieur et extérieur.”
Les tableaux de ses séries From Point (“à partir du point”) et From Line (“à partir de la ligne”) mettent ainsi en œuvre des gestes rythmiques, comme une respiration. Dans les années 1980, Lee Ufan donne encore plus de place aux éléments incontrôlés avec ses séries From Winds et With Winds (“à partir des vents” et “avec les vents”). Puis ses séries Correspondence et Dialogue à partir des années 2000, réduisent au maximum et concentrent la trace de l’artiste. Les touches établissent une tension entre elles, jusqu’à parfois se concentrer en une seule en dialogue avec l’espace de la toile. Avec ses sculptures Relatum (“relation” en latin), cette relation entre l’espace et les éléments associés se fait encore plus évidente. Car l’expérience d’une œuvre de Lee Ufan est avant tout celle d’un espace et d’une tension révélée, entre intérieur et extérieur.

L’interview de l’artiste Lee Ufan pour Numéro art
Numéro art : On trouve vos œuvres dans de nombreux musées, au sein de l’exposition de la Collection Pinault actuellement, ou sur les foires. Mais votre musée sur l’île de Naoshima, au Japon, est peut-être le lieu qui permet le mieux de comprendre votre travail. Que représente Naoshima pour vous ?
Lee Ufan : Naoshima est avant tout le projet d’un grand collectionneur d’art japonais, Soichiro Fukutake qui, à la fin des années 1980, a l’idée visionnaire de transformer les terres abandonnées, dont il avait hérité sur l’île, pour créer un véritable projet artistique. Il s’est alors tourné vers un architecte, Tadao Ando, pour construire un ensemble de musées et d’hôtels. L’île a été totalement revitalisée. On s’y rend depuis partout dans le monde. C’est un phénomène assez mystérieux. L’art y est en contact direct avec la nature. On doit y prendre son temps.
“L’être humain est animé par la vie, par la force vive du vivant. Cela le lie au cosmos, à une échelle bien plus grande.” – Lee Ufan
L’art contemporain est une expérience, une rencontre avec quelque chose d’inconnu. Tadao Ando y est pour beaucoup. On le réduit souvent à l’utilisation du béton mais sans vraiment voir ce qu’il en fait. En érigeant un mur de béton dans un espace, il ne cherche ni à figer un espace ni à le fermer. Il crée une tension dans l’espace, il le fait bouger. Ce qui fait que l’espace vide qu’on ne voyait pas apparaît tout d’un coup. C’est avec lui, bien sûr, que j’ai réalisé mon musée à Naoshima.

Est-ce que cette manière d’appréhender l’espace ne peut pas s’appliquer à votre œuvre également ? Je pense à cette idée de tension créée dans un espace (de la toile, d’une salle), ou de la mise en tension d’objets différents, naturels ou industriels.
Vous avez parfaitement compris notre approche. C’est pour cela que le musée de Naoshima ne pouvait pas être selon moi un musée quelconque. J’avais envie de créer un espace, tel une grotte qui aurait été présente depuis la nuit des temps. On y rentre comme dans l’utérus d’une mère. Et c’est aussi un espace qui invite à la méditation. Mais votre question évoque sans doute aussi la nature de mes œuvres. Ma manière de vivre mon art ne consiste jamais à cogiter derrière un bureau. Je pars toujours de l’espace. Et, à partir de cet espace, je cherche un dialogue. Je ne pars pas d’un objet. Et mon objectif n’est pas de créer un objet, mais de faire advenir un espace, et de le rendre plus propice au dialogue. À Naoshima, cet espace évoque une grotte. C’est un espace qui invite à un dialogue avec soi-même et avec l’univers. On y entre comme en résonance.

Y a-t-il une place dans vos œuvres pour le beau ? Est-ce un concept qui vous intéresse ?
J’ai étudié la philosophie, plus jeune, et nombre de livres d’esthétique. C’est donc quelque chose que je garde à l’esprit, la beauté de manière générale. Dans l’art contemporain, cette notion a été plus ou moins rejetée, et plutôt traitée de manière négative. Notamment en réaction à l’idée romantique d’une beauté centrée essentiellement sur l’homme, vue à travers le regard de l’homme. Barnett Newman [peintre américain] lui a préféré le terme de “sublime” [The Sublime is Now, 1948]. Il voulait montrer, démontrer le sublime sur son tableau. Effectivement, l’idée est intéressante, mais je ne partage pas cette approche. D’ailleurs, le sublime fait partie de la beauté. En réalité, je ne peux nier catégoriquement la notion de beauté, et je ne peux pas non plus en affirmer l’importance. Elle est cependant présente dans notre vie quotidienne depuis la nuit des temps.
“Ma manière de vivre mon art ne consiste jamais à cogiter derrière un bureau. Je pars toujours de l’espace. Et, à partir de cet espace, je cherche un dialogue.” – Lee Ufan
On veut être beau, on est coquet ou coquette. Le sens de la beauté est inséparable de l’être humain. Mais si l’on remonte aux temps primitifs, l’expérience de la beauté se faisait dans un rapport à la nature, dans son immensité. Mais à l’heure actuelle, l’avènement de l’intelligence artificielle et des données numériques réduit les possibilités de cette expérience. L’être humain est animé par la vie, par la force vive du vivant. Cela le lie au cosmos, à une échelle bien plus grande. L’être humain n’est alors qu’un grain de sable. Il ne peut être au centre. Ces questions ne peuvent pas être évacuées et l’on devrait continuer à penser la beauté, non pas comme une réponse, mais comme la poursuite d’un questionnement et d’une quête. C’est ma conviction.

Vous semblez très critique envers la modernité qui place l’homme au centre du monde.
On peut interpréter la modernité de différentes manières. Mais si l’on s’en tient à un objet construit autour de notre ego, celui de l’Homme, cela nous a empêchés, selon moi, de comprendre le rapport essentiel entre intérieur et extérieur. En se focalisant sur l’ego de l’Homme, on ne voyait plus ce qu’il y avait autour. Mais je pense que cette approche a été réduite à néant après la Seconde Guerre mondiale. Il est essentiel de créer un dialogue entre ce qui est connu et ce qui est inconnu.
“On devrait continuer à penser la beauté, non pas comme une réponse, mais comme la poursuite d’un questionnement et d’une quête. C’est ma conviction.”
– Lee Ufan
Le caractère incompréhensible des choses est essentiel. C’est pour cela que je vous disais que je ne réalisais pas mes œuvres derrière un bureau. Une œuvre ne peut pas être une pure réflexion intérieure de mon esprit. L’art se réalise dans un lieu. En dialogue avec l’extérieur. Il se tisse avec des liens et des associations entre les choses et les espaces. Et mon corps intervient également pour faire advenir des choses. Je suis sur place quand je crée, ce qui me permet d’accueillir tout ce qui est. Et d’engager des dialogues.

Prenons l’exemple de vos Relatum, comment se construisent-ils ?
Bien entendu, je cherche des pierres dans des carrières. Mais je ne cherche pas de belles pierres. Certaines peuvent m’inspirer, c’est vrai, elles me parlent de quelque chose. Mais c’est assez rare. L’important est l’espace. Je choisis la pierre en relation avec l’espace. Une pierre d’une certaine taille sera associée à une tôle en métal d’une certaine taille. Ce dialogue entre la société industrielle et la nature fait naître une résonance. La relation est essentielle car c’est elle qui nous permet de ressentir quelque chose de plus fort, de jusqu’ici incompréhensible. Et cela n’a de sens que dans un lieu spécifique.

“Je ressens toujours une force mystérieuse devant ces pierres. Une présence absolue s’en dégage.” – Lee Ufan
J’utilise la pierre dans mes œuvres depuis la deuxième moitié des années 1960. Mon regard évolue. Et, en même temps, quelque chose demeure immuable. Comme lorsque je me rends en Bretagne ou en Angleterre et que je tombe nez-à-nez avec des dolmens ou des menhirs. Je ressens toujours une force mystérieuse devant ces pierres. Une présence absolue s’en dégage. Ce n’est pas une simple pierre, c’est quelque chose de sublime, de l’ordre de l’incompréhensible. Ces pierres existaient bien avant l’Homme. Elles forment un matériau fondamental, originel, que l’Homme a toujours eu besoin d’utiliser, notamment dans l’art.

Qu’en est-il de vos tableaux ? Comment les réalisez-vous ?
Pour peindre, je positionne mes toiles parfois au mur, parfois au sol. Elles forment un écran, un espace prédéterminé. Quelque chose se passe lorsque je suis face à la toile et que j’exerce toute ma force physique. Chacun de mes actes – un point ou une ligne avec le pinceau – est une opportunité de créer une nouvelle vibration, de nouvelles sensations.