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Comment les écrivaines sont devenues de vraies héroïnes de cinéma
Comment les écrivaines sont devenues les nouvelles héroïnes préférées du septième art ? Du récit d’anticipation Dalloway au biopic sur la romancière Lidia Yuknavitch The Chronology of Water, l’année 2025 fait la part belle aux histoires qui célèbrent les auteures à l’écran. Numéro décrypte cette tendance, des biopics romancés sur George Sand et Virginia Woolf au renouvellement du genre à l’ère #MeToo.
par Jordan Bako.
Le métier d’écrivain, une profession longtemps masculine au cinéma
Trouver des récits centrés sur des écrivaines au cinéma : voilà une gageure qui a longtemps hanté l’industrie du cinéma. Rares ont été les longs-métrages qui dépeignent les femmes comme des génies littéraires. Elles sont le plus souvent cantonnées aux rôles de muses, lorsqu’elles ne sont pas tout bonnement absentes des milieux lettrés.
Les réalisateurs ont préféré les hommes pour incarner la figure de l’auteur à l’écran. Et il s’agissait souvent d’un artiste maudit, meurtri par de nombreuses névroses et couchant ses démons intérieurs sur le papier. Le registre dramatique a vu germer une myriade de longs-métrages centrés des écrivains, qu’il s’agisse de biopics ou de fictions.
On pense notamment au Cercle des poètes disparus (1989), Barton Fink (1991), Le Festin Nu (1991) ou encore Shakespeare in Love (1998)… Mais aussi à Kafka (1991) de Steven Soderbergh, au Truman Capote (2005) de Bennett Miller ou encore au Rimbaud Verlaine (1997) d’Agnieszka Holland, avec Leonardo DiCaprio.
Dans son essai avant-gardiste Une chambre à soi, Virginia Woolf écrivait en 1929: “Les femmes vont peut-être se mettre à faire usage de l’écriture comme d’un art et non plus comme d’un moyen pour s’exprimer elles-mêmes.” Mais au cinéma, il faudra attendre bien des années avant que les écrits féminins ne soient plus cantonnés à la sphère de l’intime, du secret.
Le motif du journal intime sert alors de canevas au récit d’apprentissage, parfois pour relater les pires atrocités à l’instar du Journal d’Anne Frank (1959). Quelques exceptions notables existent cependant comme le drame Poetic Justice (1993) avec Janet Jackson et TuPac Shakur, les films biographiques Mrs Parker et le cercle vicieux (1994) sur la poétesse Dorothy Parker et Les Enfants du siècle (1999), biopic sur les amours de George Sand et Alfred de Musset, avec Juliette Binoche.

Un tournant avec Nicole Kidman en Virginia Woolf
Mais si les auteures étaient déjà présentes dans quelques longs-métrages, leur profession n’occupait qu’une partie subalterne du récit. Dans le sulfur(i)eux Basic Instinct (1992), Sharon Stone se glisse dans la peau de Catherine Tramell, une écrivaine de génie dont on soupçonne qu’elle s’inspire d’assassinats qu’elle aurait commis pour mieux écrire la fiction. Cependant, la caméra de Paul Verhoeven relègue avant tout son héroïne à sa dimension esthétique – allant même jusque filmer l’entrejambe de Sharon Stone, sans son consentement, dans une scène qui a fait litige.

En 2002, avec The Hours de Stephen Daldry, un film grand public sur une écrivaine atteint enfin la renommée, aussi bien auprès du public que de la critique. Quelques mois après avoir reçu sa première nomination aux Oscars pour Moulin Rouge, Nicole Kidman devient Virginia Woolf pour le réalisateur américain. Un personnage dont l’actrice salue la manière dont “elle a lutté pour sa créativité.”
En effet, dans les colonnes du média IndieLondon, elle explique : “C’est tout simplement extraordinaire, la façon dont elle a réussi à rester fidèle à son processus créatif malgré les contraintes psychologiques auxquelles elle était soumise.” Pour ce long-métrage dans lequel l’Australienne partage la tête d’affiche avec Meryl Streep et Julianne Moore, Nicole Kidman a, cette fois, été récompensée de l’Oscar de la meilleure actrice. La seule et unique statuette que cette comédienne a reçu des mains de l’Academy of Motion Picture Arts and Sciences, tout au long de sa carrière prolifique.

Les écrivaines, héroïnes de rom coms ?
À la suite du triomphe de Nicole Kidman aux Oscars, les années passent – et les récits sur les auteurs se conjuguent davantage au féminin. Éclosent alors pléthore de biopics centrés sur des figures féminines, pas très chaleureusement accueillis par la critique. Gwyneth Paltrow devient la poétesse Sylvia Plath dans un biopic du même nom sorti en 2003 et Renée Zellweger prête ses traits à l’auteure de romans pour enfants et illustratrice Beatrix Potter dans Miss Potter (2006). Quant à elle, Anne Hathaway incarne Jane Austen dans un film biographique de Julian Jarrold.
Les années 2000 font donc la part belle aux écrivaines qui ont réellement jalonné l’histoire, avec des longs-métrages centrés sur leurs romances. Toutefois, les auteures au cœur des fictions de cette époque sont difficiles à trouver. Les rom coms leur préfèrent notamment les professions de journalistes (Comment se faire larguer en 10 leçons, 30 ans sinon rien ou l’incontournable Le Diable s’habille en Prada) ou de blogueuses, véritables simili-influenceuses avec l’heure…

Des sujets renouvelés dans l’ère MeToo
Les studios de cinéma se sont repris de passion pour les vies des romancières, à la fin des années 2010, grâce notamment aux tendances des book clubs et du hashtag #BookTok. Mais aussi, à la montée des idées féministes dans la pop culture. Dans son ouvrage Biopics of Women, la professeure à l’université de Georgia Southern Karen Hollinger explique qu’Hollywood a entamé un travail de réévaluation, voire de réhabilitation des vies des écrivaines.
D’Elle Fanning dans Mary Shelley (2017) à Elisabeth Moss (2022), en passant par Keira Knightley dans Collette (2018), Emma Mackey dans Emily (2022) ainsi que l’incontournable Les Filles du docteur March (2019) de Greta Gerwig… À l’écran, les vies des femmes de lettres se détournent du canon strictement historique et romantique.

La chercheuse en études cinématographiques Katrijn Bekers décrit dans un article comment l’ère #MeToo a amené les réalisateurs de biopics à davantage s’interroger sur les conditions matérielles dans lesquelles diverses œuvres d’autrices sont parues, notamment ce qui concerne les mécanismes de censure. En laissant plus de place aux réalisatrices et qu’aux plumes féminines, la doctorante relève que les cinéastes ont renouvelé leurs traitements des figures d’auteures au cinéma.
Une tentative d’Hollywood de s’émanciper des stéréotypes sur les écrivaines et de faire sortir les grands noms féminins oubliés de la littérature de l’ombre de leurs homologues masculins. Ce ne sont plus seulement des muses ou des love interests. Les romancières sont ainsi légitimées en tant que personnages à part entière : avec leur ingéniosité stylistique, leur intériorité, leurs failles et leurs fulgurances.
Dalloway, Verity… Ces films qui célèbrent pleinement les auteures
Les récits sur les écrivaines continuent à fleurir dans les salles obscures ces prochaines années, plus seulement réduits aux amours de leurs protagonistes. Dans son long-métrage Dalloway, Yann Gozlan met en scène Cécile de France en femme de lettres dans un film d’anticipation inquiet sur l’intelligence artificielle et ses dérives.
La star de The Bear Ayo Edebiri se glisse dans la peau d’une jeune autrice chargée de mettre en récit la vie d’une pop star embrigadée dans une secte avec Opus. Et l’adaptation du roman Verity de Colleen Hoover gravite autour d’une prête-plume (Dakota Johnson), employée pour terminer le roman d’une écrivaine devenue tétraplégique (Anne Hathaway).
Quant à Kristen Stewart, elle retrace la vie houleuse de la romancière Lidia Yuknavitch dans le premier long-métrage qu’elle réalise intitulé The Chronology of Water. Inspiré par les mémoires de l’écrivaine longtemps jugés inadaptatables au cinéma, le film a d’abord été présenté sur la Croisette en mai dernier, avant de rafler un prix lors de la dernière édition du Festival de Deauville.
Si la tendance semble bien s’être installée dans le septième art, du chemin reste à parcourir pour une représentation au cinéma des auteures racisées. Les vies d’Angela Davis, Maya Angelou et de Maryse Condé auraient toute leur place au grand écran dans un registre autre que documentaire…
Dalloway (2025) de Yann Gozlan, actuellement au cinéma. The Chronology of Water (2025) de Kristen Stewart, au cinéma le 10 décembre 2025.