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Schiaparelli
Fondée à Paris en 1927, la maison Schiaparelli jaillit de l’imagination flamboyante d’Elsa Schiaparelli, créatrice au regard libre et à l’audace viscérale. Dès les premiers pas, elle dérange les lignes sages de la couture traditionnelle. En effet, elle ose le rose shocking, les broderies en trompe-l’œil, les chapeaux transformés en escarpins. La provocation devient son langage. L’élégance, son instrument.
Une maison née du rêve et du scandale
À rebours du style épuré prôné par Chanel, Elsa impose une silhouette étrange, libre, théâtrale. Ainsi, elle s’entoure des plus grands artistes de son temps : Salvador Dalí, Jean Cocteau, Man Ray. Ensemble, ils brouillent avec brio les frontières entre art et vêtement. Chaque robe devient alors manifeste, chaque accessoire une déclaration.
Par conséquent, les années 1930 deviennent le théâtre d’une révolution visuelle. La robe homard, le chapeau-chaussure, les épaules architecturales : Schiaparelli invente une grammaire qui parle à l’inconscient. Dès lors, Paris comme New York s’arrachent ses créations. Néanmoins, après la guerre, la maison ferme. Le nom, relégué au silence, demeure dans les mémoires. Car si elle s’efface des vitrines, Elsa Schiaparelli reste une légende.
Une renaissance spectaculaire

Il faut attendre 2007 pour qu’un souffle nouveau se pose sur la maison. Diego Della Valle, président du groupe Tod’s, décide de racheter la marque. Il souhaite alors ranimer une légende oubliée. En rouvrant l’atelier historique place Vendôme, il tente d’en faire à nouveau un lieu de création vivante. Pourtant, malgré plusieurs directeurs artistiques successifs, l’âme de Schiaparelli semble insaisissable.
Cependant, en 2019, tout bascule. Della Valle nomme Daniel Roseberry à la direction artistique. Inconnu du grand public, ce créateur texan insuffle une énergie inattendue. Dès sa première collection, il impose un style sculptural, baroque, vibrant. Il mêle rigueur américaine et folie parisienne. Il évoque le surréalisme non comme un hommage, mais comme une émotion.
Plutôt que d’imiter Elsa, Roseberry s’en inspire. Il en retient l’audace, le sens du jeu, la dimension onirique. Ainsi, il transpose l’esprit Schiaparelli dans une époque saturée d’images. Il sublime les corps, amplifie les formes, pare les bustiers d’or. Sous ses doigts, chaque création devient sculpture.
Couture spectaculaire et émotions visuelles
À ce jour, les défilés de Schiaparelli ne ressemblent à aucun autre. Bien au contraire, ils prennent l’allure de performances visuelles. Chaque silhouette semble surgir d’un rêve ou d’un cauchemar. Corsets anatomiques, bijoux en forme d’yeux ou de narines, robes aux larmes de cristal : la maison fascine, provoque, déroute.
Dans cet univers exagéré, le corps n’est jamais masqué. Il est révélé autrement. L’excès devient langage. Derrière les volumes hypertrophiés, Roseberry cache des fêlures, des tensions, des désirs inavoués. Le vêtement devient le miroir d’une âme vibrante.
De surcroît, la culture visuelle irrigue tout son travail. Il convoque Hitchcock, Goya, la mythologie gréco-romaine, le cinéma des années 1950. Il brouille les époques et les références pour créer une émotion brute. Chaque robe est alors une énigme à résoudre, un vertige à contempler.
Une icône de la culture pop contemporaine

À travers ce langage hybride, Schiaparelli retrouve un éclat médiatique. Les célébrités s’emparent de ses pièces comme de talismans. Beyoncé, Lady Gaga, Zendaya, Doja Cat ou encore Kylie Jenner les portent comme des armures. À chaque tapis rouge, une silhouette Schiaparelli devient virale. La maison ne vend pas seulement des vêtements : elle génère des images, des légendes instantanées.
Ainsi, on se souvient du bustier doré de Beyoncé, de la tête de lion sculptée portée par Kylie Jenner, ou encore de la robe intégralement rouge et cristallisée de Doja Cat. Ces moments deviennent des icônes culturelles. Pourtant, au-delà du choc visuel, subsiste une exigence de fabrication. En effet, l’atelier perpétue un savoir-faire d’exception : broderies cousues à la main, drapés millimétrés, architecture du tissu. La haute couture demeure le socle silencieux de ces apparitions tonitruantes.
Une mode conceptuelle mais incarnée

Toutefois, ce qui distingue Schiaparelli des autres maisons spectaculaires, c’est sa capacité à allier abstraction et chair. Roseberry travaille l’idée autant que la forme. Il ne cherche pas à habiller, mais à signifier. Il interroge la nature même du vêtement : qu’est-ce qu’un corset ? un buste ? une bouche cousue sur le cœur ? Chaque création devient alors langage. Non seulement pour l’œil, mais aussi pour l’âme.
En outre, ses collections posent des questions existentielles. Où commence l’humain ? Où finit l’objet ? Comment rendre visible ce qui ne se dit pas ? Cette démarche séduit au-delà du cercle fermé de la mode. Artistes, stylistes, philosophes s’y reconnaissent. Car Schiaparelli propose une vision — et non une tendance.
Héritage vivant et puissance narrative

Roseberry applique avec brio la devise de la fondatrice : « Ce que je fais est sérieux, mais je ne me prends pas au sérieux. » Il cultive cette ironie joyeuse, cette légèreté tragique propre au surréalisme. En réalité, il ne ressuscite pas une figure disparue : il crée un dialogue avec elle. Il fait parler les volumes, les textures, les symboles. Il insuffle une âme à la couture. Non pas une nostalgie figée, mais un souffle contemporain. Par conséquent, Schiaparelli ne se réduit pas à une esthétique reconnaissable. Elle devient un territoire d’exploration. Une dramaturgie de l’intime et du grandiose. Une maison qui ose l’excès sans sombrer dans la caricature. Une vision qui relie le rêve à la matière.
Aujourd’hui, Schiaparelli n’est plus seulement une maison historique. C’est une scène mouvante où s’expriment les tensions de notre époque : désir et distance, artifice et authenticité, puissance et fragilité. Elle relie les années folles au numérique, le surréalisme à la célébrité, l’objet à l’émotion. Et elle prouve, à chaque collection, qu’il suffit parfois d’un regard doré, d’une main brodée ou d’un cœur ouvert pour raconter une révolution.