18 mar 2025

Ni muses ni groupies : ces chanteuses qui ont redéfini l’image des femmes dans la musique

Avec le livre Ni muses ni groupies – Une histoire féministe de la musique, l’auteure et journaliste Chloé Thibaud réécrit l’histoire de la musique au féminin. Un geste salvateur qui remet en lumière des chanteuses oubliées

propos recueillis par Violaine Schütz.

L’interview de l’auteure Chloé Thibaud sur les chanteuses et le féminisme dans la musique

Numéro : Qu’est-ce qui vous a donné envie d’écrire le livre Ni muses ni groupies – Une histoire féministe de la musique ?

Chloé Thibaud : Mon éveil féministe a été assez tardif. Je dirais qu’il est arrivé il y a une dizaine d’années seulement. Mathématiquement, j’ai donc passé les deux premiers tiers de ma vie à baigner dans un monde culturel très masculin sans en avoir réellement conscience. Quand j’ai compris, par exemple, qu’en tant que pianiste au conservatoire je n’avais jamais joué l’œuvre d’une femme, j’ai eu un choc. Il s’est poursuivi à chaque fois que je tombais sur des chiffres concernant la présence des femmes dans l’industrie musicale… Un exemple ? En quarante ans de Victoires de la musique, seulement 10% de femmes ont remporté le trophée du meilleur album. C’est un sentiment d’injustice et une volonté de ré-apprendre qui ont motivé l’écriture de ce livre. Et bien sûr la volonté de transmettre aux futures générations une histoire de la musique qui redonne aux femmes toute la place qu’elles méritent.

Je pense sincèrement que Beyoncé a eu une importance majeure dans le féminisme actuel.” Chloé Thibaud

Beaucoup de personnes voient l’avènement du féminisme dans la musique avec l’arrivée de Beyoncé. Que pensez-vous du féminisme pop de la chanteuse ?

Je pense sincèrement que Beyoncé a eu une importance majeure dans le féminisme actuel. Pourquoi ? Parce que ce n’était pas rien, il y a dix ans, d’afficher en lettres majuscules “FEMINIST” sur la scène de ses concerts. Ce n’était pas rien, dans la chanson Flawless, de faire entendre le discours “Nous sommes tous des féministes” de Chimamanda Ngozie Adichie. Je ne vais pas mentir, c’est grâce à elle que j’ai découvert cette immense écrivaine nigériane.

Certains la critiquent car ils trouvent son féminisme trop mainstream… Alors qu’elle a beaucoup fait pour les femmes…

Il y aura toujours des gens qui crieront au “feminism washing”. Moi-même je pointe du doigt son féminisme très “américain”, “matérialiste”, qui ramène souvent tout à la taille des diamants qu’elle arrive à s’acheter toute seule. Mais en fait, ce serait bien d’arrêter d’attendre au tournant toutes les artistes féminines – spécifiquement les artistes féminines racisées – sous prétexte qu’elles ne feraient pas assez ou pas comme il faut. Nous vivons une époque où ce féminisme pop, mainstream, incarné par des femmes puissantes comme elle, est plus précieux que jamais pour empouvoirer celles qui doivent composer avec un monde d’hommes qui leur est si hostile !

Une vidéo d’archives de Sister Rosetta Tharpe en concert en 1964.

Qui est, pour vous, la première artiste musicale féministe à avoir émergé dans l’histoire de la musique ?

Cette question est difficile car l’envie de citer plein de femmes est irrésistible ! Mais le premier exemple qui me vient en tête est celui de Louise de Chaumont qui a écrit La Marseillaise des cotillons en l’an 1848. C’est le premier hymne féministe revendiqué de notre Histoire avec un grand H ! Elle modifie les paroles de La Marseillaise de Rouget de Lisle et à la place de “Marchons, marchons”, ça donne “Tremblez, tremblez, maris jaloux ! Respect aux cotillons” ! Les cotillons étaient des jupons, donc ça fait référence aux femmes. Personnellement, j’aurais aimé qu’on me parle de Louise de Chaumont et des Vésuviennes (des femmes-soldats) quand j’étais à l’école…

Nombreux sont ceux qui croient que le rock a été inventé par des hommes blancs. Mais vous revenez, à juste titre, sur le cas de l’auteure-compositrice et guitariste de gospel et de blues afro-américaine Rosetta Tharpe dans le livre…

J’ai les larmes aux yeux chaque fois que je vois des archives de Sister Rosetta Tharpe à la guitare. Elle a été la première à “brancher les guitares”, comme dirait l’autre, pendant les messes gospel. Pourtant, il aura fallu attendre 2018 pour qu’elle entre au Rock and Roll Hall of Fame ! Elvis, lui, y était depuis 1986… Cet exemple en dit long sur la réécriture de l’histoire par les hommes blancs. Sur le sujet, je ne peux que vous inviter à lire ma consœur Sophie Rosemont qui rend femmage aux rockeuses dans son génial ouvrage Girls Rock !

Hole – Violet (1994).

Il y a une phrase de Courtney Love que j’adore : “Je veux que toutes les filles du monde prennent une guitare et se mettent à crier”.” Chloé Thibaud

Dans le milieu du rock, il y a aussi Courtney Love et les Riot grrrls (mouvement punk féministe) qui ont compté dans l’histoire, féministe, de la musique. Qu’est-ce qu’elles ont apporté aux femmes et au rock ?

Il y a une phrase de Courtney Love que j’adore et que je cite dans le livre : “Je veux que toutes les filles du monde prennent une guitare et se mettent à crier”. Cette phrase pourrait presque me faire pleurer tellement elle est importante à l’heure qu’il est, où des femmes, sur notre planète, n’ont même plus le droit de parler. Ce qu’elle et les Riot grrrls nous ont apporté, c’est le girl power ! Le vrai ! Pas le girl power marketé qu’on trouve aujourd’hui sur des tee-shirts fabriqués par des femmes pauvres et des enfants. Le girl power qui venait tout droit des tripes, et qui dégueulait des textes infiniment engagés, comme ceux de Daddy’s L’il Girl ou Suck My Left One du groupe Bikini Kill, sur l’inceste.

Hole, le groupe de Courtney Love, est très mésestimé, encore aujourd’hui…

J’ai mis du temps, malheureusement, à découvrir toutes ces femmes, parce que lorsque j’étais adolescente, pour moi, le rock était un truc de mecs ! J’ai honte aujourd’hui en y repensant, mais je n’écoutais quasiment que des hommes… à mes yeux, Courtney Love était la meuf de Kurt Cobain : “C’était tout”. Mais c’est intéressant d’y repenser et de prendre conscience du sexisme et de la misogynie que j’avais intériorisés.

Ce que je dénonce, c’est l’utilisation péjorative du mot “groupie” pour désigner les amatrices de musique.” Chloé Thibaud

Dans l’histoire de la musique, les groupies ont très mauvaise presse. Pensez-vous qu’elles dévalorisent la cause des femmes ? (Il y a aussi des groupies artistes d’ailleurs…)

Qu’on s’entende : je n’ai RIEN contre les groupies. Moi, je défends la liberté des femmes à faire ce qu’elles veulent, à être qui elles veulent. Si des femmes adorent hurler leur amour au devant de la scène à des artistes masculins, les attendre après les concerts, qu’elles rêvent de coucher et partir sur la route avec eux, qu’elles le fassent ! Qu’elles profitent de leur vie ! Ce que je dénonce, c’est l’utilisation péjorative du mot “groupie” pour désigner les amatrices de musique, les spécialistes et journalistes féminines. Ce mot “groupi(e)” n’a pas de masculin. Notre imaginaire collectif ne nous a pas permis d’imaginer des hommes hétérosexuels “fans” d’une artiste féminine au point de se mettre dans tous leurs états. Je fais l’exercice de transposer les paroles de La groupie du pianiste de Michel Berger au masculin. Bizarrement, moi, ça m’a choquée de chanter “Il sait oublier qu’il existe, le groupi(e) de la pianiste”, alors que l’inverse m’a longtemps paru romantique ! L’autre souci, c’est que le mot “groupie” est souvent associé à un autre terme, “hystérique”, dont la charge est éminemment misogyne.

De manière très sexiste, on a souvent vu les femmes dans la musique comme des muses (Yoko Ono, Nico) alors qu’elles étaient surtout des artistes. Cela-a-t-il changé selon vous ?

Pour schématiser, depuis toujours, nous avons intégré l’idée que les hommes créent et les femmes procréent, que les artistes masculins sont des Pygmalion et les artistes féminines des Galatée ou des muses… Je dirais que oui, cela a changé, car nous voyons de plus en plus d’artistes femmes écrire, composer, interpréter, produire, réaliser leurs clips, bref, mener leur carrière comme elles l’entendent. Là où leurs aînées devaient se soumettre aux désirs – et parfois aux violences – d’équipes quasi exclusivement masculines.

Mais les progrès sont lents…

Oui, il suffit de voir comment les décès des chanteuses Françoise Hardy ou Jane Birkin ont été traités médiatiquement pour se rendre compte que les réflexes sexistes et âgistes sont loin d’avoir disparus ! “Mère de”, “Femme de”, “Muse de”… Il est grand temps de reconnaître aux femmes leur statut d’artiste à part entière, sans constamment les ramener à leurs liens avec les hommes. Et puis, ce serait assez moderne, non, de considérer qu’un homme puisse aussi être “le muse” d’une femme ? Force est de reconnaître que l’histoire est remplie de Pygmalionnes invisibilisées (Joan Baez avec Bob Dylan, par exemple, était plus connue que lui à ses débuts, ndlr)!

J’ai sauté de joie en voyant Doechii remporter le Grammy Award du meilleur album rap ! Elle a tenu un discours crucial sur le besoin de représentations.” Chloé Thibaud

Aujourd’hui, qui sont les artistes dont le discours féministe vous parle le plus ?

J’ai sauté de joie en voyant Doechii remporter le Grammy Award du meilleur album rap 2025 ! Elle a tenu un discours crucial sur le besoin de représentations, en s’adressant aux petites filles noires et en leur disant : “Vous pouvez le faire”. Mais rappelons-nous qu’elle n’est que la troisième femme à gagner cette récompense, après Cardi B et Lauryn Hill… il reste du taf ! Ce qui me réjouit, c’est de voir des chansons aux paroles hyper engagées devenir des trend sur les réseaux sociaux. Je pense notamment à Messy de Lola Young, qui revendique le droit d’être imparfaite et prône in fine l’amour de soi. En France, je pense aussi à Pomme, avec qui je me suis entretenue pour le livre, et qui est l’une des figures courageuses du mouvement MusicToo… qui peine encore à prendre de l’ampleur dans notre pays si attaché à sa culture patriarcale dominante.

C’est Flore Benguigui (ex-chanteuse de L’Impératrice) qui a préfacé le livre. Pourquoi l’avoir choisie ?

La préface était écrite bien avant que j’apprenne que Flore quittait L’Impératrice. C’est une femme et artiste que j’admire depuis des années, alors cela a été une évidence pour moi. Son travail avec son podcast et les soirées Cherchez la femme est absolument précieux et elle est – je dois le dire ! – l’une de mes muses. Je suis honorée qu’elle ait accepté d’accompagner mon livre de son texte et je salue sa sororité, qui fait drôlement du bien dans ce monde qui ne tourne pas rond.

Ni muses ni groupies – Une histoire féministe de la musique de Chloé Thibaud et Flore Benguigui, disponible aux Éditions Leduc.