Notre bilan série de l’année 2024
Du monde de la mode au quotidien difficile d’un hôpital en passant par les dessous de la télé-réalité et par les fourneaux d’un restaurant de Chicago : découvrez notre bilan des séries qui ont marqué l’année 2024.
Par Olivier Joyard.
Les séries incontournables de 2024
Les séries ont beau occuper un pourcentage élevé de nos recos culturelles, ce genre si prolifique depuis vingt ans traverse une crise : moins de chefs d’œuvres, moins de prises de risques fascinantes, moins de folie créatrice. Tout cela ne vient pas de nulle part.
En 2024, l’industrie mondiale a d’abord payé les pots cassés de la grève des scénaristes et des acteurs-actrices, qui a paralysé Hollywood après l’épreuve de la pandémie – production en baisse, saisons réduites. Même si la masse des séries reste dense, il faut creuser pour dénicher celles qui nous font comprendre le monde tel qu’il va (mal) avec style.
Fracasser les héros
Certaines bonnes séries de 2024 ont exploré les restes encore chauds des cadavres des antihéros qui pullulaient durant les années 2000-2010, des Soprano à Breaking Bad. Sauf que les antihéros sont devenus tout autant des antihéroïnes, comme celle de Disclaimer, l’étonnante mini-série en 7 épisodes d’Alfonso Cuaron avec Cate Blanchett, qui joue avec le stéréotype de la femme puissante en racontant l’histoire de Catherine Ravenscroft, une brillante journaliste d’investigation confrontée à une tâche sombre sur son passé.
Nous découvrons au fil du récit à quel point celle-ci a été fracassée par un trauma, dans une ambitieuse série à tiroirs où tous les personnages semblent devoir se confronter à leur part sombre et remettre en cause l’image qu’ils proposent au monde. Et si chacun en prenait de la graine ?
Les socialites de Feud : Capote vs The Swans, série produite par Ryan Murphy et réalisée en partie par le grand cinéaste indé Gus Van Sant (Elephant, 2023) ne cessent elles-aussi d’être confrontées à leurs contradictions et à la vanité de leurs existences dans le New York des années 1960 à 1980.
On y suit leur amitié avec l’écrivain Truman Capote, bientôt transformée en haine. La série cumule un élégant exercice de nostalgie pour une époque pop révolue, avec la déconstruction simultanée de cette époque, relevant ses tares qui sont aussi les nôtres, de l’homophobie à la misogynie. Un rattrapage entre caviar et Champagne s’impose, d’autant que Naomi Watts, Diane Lane, Demi Moore, Chloë Sevigny et Tom Hollander produisent des étincelles.
L’élégance traverse aussi Ripley de Steven Zaillian, l’adaptation en noir et blanc de romans de Patricia Highsmith avec le captivant Andrew Scott, pour un sujet encore plus sombre : la vie intérieure d’un homme affabulateur et manipulateur, qui finit par commettre des crimes, et ne vit que pour prétendre être un autre. Une véritable incarnation de la solitude dans ce qu’elle a de plus mortifère.
Cette même solitude avec laquelle le héros addict de Eric, joué par Benedict Cumberbatch, se bat constamment. Dans le New York des années 1980, celui-ci tente de retrouver son jeune fils kidnappé et de mettre en sourdine la malade mentale qui le rend tout autant créatif que malheureux.
Heureusement pour le moral, il y a eu quelques belles comédies cette année, dont la troisième saison de Hacks, qui raconte le quotidien d’une standuppeuse septuagénaire via sa collaboration tumultueuse avec une jeune autrice. Ici, la mélancolie du temps qui passe est le prétexte à ouvrir toutes les vannes du rire.
Dénoncer l’époque
Celles et ceux qui aiment se plonger dans les séries pour s’aérer la tête en sont pour leurs frais. Dans un monde perturbé par les guerres et les haines, les séries n’ont pas toutes envie de tourner la tête de l’autre côté. Mon Petit Renne, de l’acteur et humoriste anglais Richard Gadd, a mis les pieds dans le plat, en s’inspirant de sa propre expérience de jeune homme harcelé (par une femme) et violé (par un homme) pour sortir de terre cette mini-série Netflix qui a beaucoup impressionné, mettant ainsi un coup de projecteur sur le statut de victime, si souvent caricaturé dans la fiction et dans les discours publics.
Toutes aussi engagées mais moins adeptes de l’autofiction, plusieurs séries françaises ont pris en frontal les thématiques sociales les plus diverses et aiguës. Malgré une conclusion cynique qui nous a chagriné, les origines de notre rapport collectif à la téléréalité et à la célébrité éphémère contemporaine ont été auscultées avec précision dans Culte, qui a raconté l’époque Loft Story tout en éclairant la nôtre, comme Becoming Karl Lagerfeld a souligné une certaine évolution de la mode et du luxe – de l’ère des créateurs à celle des conglomérats – en racontant les seventies du point de vue du kaiser et de son meilleur ennemi d’alors, Yves Saint Laurent, dans un récit romantique et politique.
La Fièvre, de son côté, a créé le buzz, jusqu’à être citée indirectement par le président Emmanuel Macron lors de son allocution annonçant la dissolution de l’Assemblée Nationale le 9 juin dernier. Prenant le prétexte d’une crise entre un joueur et l’entraîneur dans un club de foot fictif autour de Paris, la série d’Eric Benzekri a mis le doigt avec tranchant sur les tensions françaises, les débats identitaires de plus en plus délétères, avec en prime le plus cool cliffhanger de fin de l’année. Nous aurons l’élégance de ne pas vous spoiler, mais il donne envie de voir la suite – dont l’écriture a débuté.
Enfin, toujours dans les productions hexagonales, le retour de l’excellente série médicale Hippocrate de Thomas Lilti a produit un choc énorme cet automne et confirme son statut. En six épisodes ultra tendus, cette troisième saison a mis le doigt sur les graves manquement de l’Etat et plus généralement de la société envers celles et ceux qui souffrent et sont atteints de maladies en France aujourd’hui. Urgences saturées, nécessité de trouver des solutions illégales pour continuer à pratiquer une médecine correcte, épuisement professionnel, tout y était, avec une rage franchement impressionnante. Du grand art.
The Bear et La Mesías, deux mondes en soi
Hors catégories, comme les cols les plus télégéniques du Tour de France, il y a eu en 2024 deux séries qui méritent que l’on arrête toutes nos activités pour s’y consacrer. Peut-être pas autant pour ce qu’elles disent de la réalité qui nous entoure – d’autres le font aussi bien – qu’à cause de leur capacité incroyable à créer des mondes clos et pourtant si vastes. Soit l’essence même des grandes séries, qui donnent le désir irrépressible d’y plonger, d’y habiter sur la durée.
Depuis sa mise en ligne sur Arte.tv à la mi-novembre, La Mesías circule tel un mot de passe synonyme de merveilleux. L’histoire que raconte cette fabuleuse série espagnole en sept épisodes est pourtant assez dure. On y croise sur plusieurs décennies des êtres blessés par leur enfance, entre une mère toxique et une éducation religieuse sectaire. Mais ici, quelque chose dépasse toujours l’anecdote pour aider tout le monde à décoller, de chaque côté de l’écran : le drame réaliste s’hybride joyeusement avec des envolées pop, voir surnaturelles, tandis que les souffrances des personnages sont scrutées avec frontalité et bienveillance, jamais minorées.
Sans aucune mièvrerie, La Mesías atteint une certaine orfèvrerie narrative et visuelle, travaillant en profondeur les codes de la mise en scène de cinéma autant que ceux du récit sériel. Ses deux créateurs de 33 ans et 40 ans, Javier Calvo et Javier Ambrossi, travaillent en couple et sont devenus des icônes queer en Espagne, apparus en tant que jurés de la version locale de Ru Paul’s Drag Race. Ils pourraient régner sur la création européenne très bientôt.
L’autre série-île déserte dans laquelle on aimerait vivre (à nos risques et périls, quand même)s’appelle The Bear, dont la troisième saison expérimentale, avec des épisodes très atmosphériques, a marqué les esprits l’été dernier. Outre la présence énergique et ténébreuse de Jeremy Allen White en chef tourmenté, cette saga agitée d’un restaurant de Chicago en quête d’étoiles Michelin parvient à mettre en avant les vertus du collectif tout en dégageant des destins singuliers.
Elle sait aussi filmer le chaos et l’amour, nous donner envie de manger tous les ceviche du monde, tout en évoquant de manière pointue les difficultés qu’ont aujourd’hui toutes les professions créatives à parvenir au bout de leur ambition.
Le point de vue vaut pour les restaurants gastronomiques, pour les créateurs et créatrices de séries éventuellement, et peut-être même pour nous tous. On le comprend mieux devant The Bear : aller au bout de ses rêves n’a rien d’un long fleuve tranquille, mais tout d’un combat pied à pied, heure par heure, contre les redditions que l’époque attend de nous.