Armineh Negahdari, l’artiste qui figure et défigure la nature humaine
Chez cette jeune artiste iranienne représentée par la galerie Marcelle Alix, la figure humaine est partout, déformée, fragmentée. Les dessins vibrent d’une énergie chaotique. La variété du trait déroute, envoûte : une violence s’empare des corps et imprègne les surfaces. L’humanité oscille entre le tragique et le cocasse, prise dans les tourments d’une vie tumultueuse ou ordinaire, ne laissant personne indifférent.
Texte par Anne Bonnin.
Portrait par Clara Belleville.
Armineh Negahdari libère les corps par le dessin
Armineh Negahdari dessine beaucoup et rapidement, “comme à l’aveugle”, explique-t-elle, manière de dire une manière de faire : l’immersion dans une production prolifique, dans laquelle elle se jette “corps et âme”. Sa pratique procède d’une urgence viscérale : “Dessiner, c’est comme vomir” ; il s’agit donc de rejeter une chose qui ne passe pas, et de s’en libérer. Cette formule résonne d’emblée avec la situation politique en Iran, avec la violence subie et l’oppression des corps, des femmes en particulier, à laquelle il faut résister chaque jour, tout d’abord intérieurement. Corps réprimés, corps piétinés – corps dessinés. Une énergie vitale irrigue un art fébrile de terreur et de joie mêlées.
L’artiste, qui a commencé à dessiner dès 9 ans, puis a suivi un enseignement artistique à partir de l’âge de 15 ans, raconte avoir trouvé son univers “il y a dix ans, quand j’ai su faire ce qu’on attendait de moi aussi bien que mes professeurs”. Elle va développer son univers parallèlement à l’enseignement très académique des Beaux-Arts de Téhéran, grevé d’interdits, dont celui du nu. Sa pratique s’enracine dans une expérience intérieure d’autant plus intense que la liberté, dans le contexte d’une dictature, le régime théocratique iranien, se trouve cantonnée au-dedans de soi. C’est un espace du dedans que l’artiste explore, chambre d’écho d’une réalité “pleine de bruit et de fureur”.
Une artiste qui déforme la figure humaine
La figure humaine est, ici, l’épicentre d’un monde en constant mouvement. Déformée, fragmentée, démembrée, rarement indemne, la figure est en effet défiguration : trop vitale pour être contenue dans une forme définie ou fixe. Des morphologies changeantes, bizarres, difformes, ductiles… Les têtes, par exemple : tour à tour grosses, énormes, formant parfois un corps (Clairvoyance, 2022) ou petites avec de petits yeux, une petite bouche, comme ces têtes-hublots qui, sous un tchador, trônent en haut de corps-montagnes.
Ce sont aussi des personnages pris dans les tourments d’une vie violente ou ordinaire. Dans leur dissemblance, ils se ressemblent : dissymétriques, bancals, souffrants, désirants, amoureux, révoltés, audacieux, apeurés, rêveurs… Le dessin vif, hyper sensitif, touche à l’intimité de l’être et à son “système nerveux”, selon la formule incisive de Francis Bacon, qui fait partie de la constellation de la jeune femme.
L’artiste, également, inflige un traitement plastique pour le moins vigoureux à ses figures, éprouvant la résistance des corps à la violence. Ces derniers se disloquent sous l’assaut d’un fusain agressif, ou choient, frappés d’un coup fatal rouge marron, souvent au ventre, qu’une main efface, estompe, noircit, rougit ou percute d’un griffonnage intense. Si des signes de terribilità apparaissent çà et là, nettement, de longues traînées de doigt sur la feuille prennent un sens tragique, c’est une vitalité mutine et libératoire qui l’emporte, celle d’un trait mordant.
L’artiste transforme l’espace de la feuille en un champ de forces antagoniques, où l’ironie, la rêverie, la malice s’insinuent, jouent leur partie. Des pommes, des poires, des pierres, des oiseaux moquent notre folie et notre vanité : Tu n’es qu’une pierre (2021). Des scènes s’esquissent, mais le sens s’esquive. Rien n’est jamais explicite ni certain, dans ce monde à vif…
Son univers est habité par une violence sexuelle et genrée, qui se traduit dans des motifs récurrents : sexes féminins et masculins, petits seins, touffes noires ou encore filets rouges qui jaillissent du corps… Grande Provocation (2021), un jet rougi sort de fesses nues, offertes à la vue d’une seconde figure. Dans Main conductrice (2023), un fil relie une main à la touffe noire d’un personnage maculé de rouge terreux, qui unit le sang et la terre. Impossible d’épuiser la richesse figurale et graphique de Negahdari : lignes déliées, fines, épaisses, appuyées, gribouillées ; empreintes de doigt, macules diverses, estompage, effacement, collage…
Une œuvre dans la lignée de Bacon et Miriam Cahn
On est saisi par la variété étourdissante de l’expression et du style : “Les traits sont des mots.” Synthétique mais expansif, son style tient à la fois du dessin d’enfant, dont elle a la vitalité, de l’esquisse, dont elle a la spontanéité, et de la caricature, dont elle a crudité ou la cruauté.
En paraphrasant la célèbre formule de Buffon, on peut dire : son style, c’est l’humain. Ce qui la rattache à une famille d’artistes : à Francis Bacon et à ses personnages qui se tordent d’angoisse, à Miriam Cahn, qui explore la brutalité et la beauté d’un monde qu’on détruit. La présence d’un corps impétueux, hors limites, évoquant in fine la performance féministe.
L’artiste entretient en effet une relation organique à son travail. Elle fabrique elle-même ses outils, n’aimant pas les pinceaux qu’on trouve dans le commerce, elle roule des pièces de tissu en un rouleau, qu’elle utilise comme pinceaux. Peut-être est-ce un legs de l’enseignement aux Beaux-Arts de Téhéran, où, considérant l’art comme un métier artisanal – “n’imaginez pas que vous êtes des artistes”, “faites votre travail” –, on immerge les étudiant·e·s dans un apprentissage technique tel que la fabrication du papier ou des couleurs.
La présence tangible du corps affecte les surfaces qui portent les traces d’une activité fébrile qui se traduit en gestes. Or : “Qu’est-ce qu’un geste ? […] Le geste, c’est la somme indéterminée et inépuisable des raisons, des pulsions, des paresses qui entourent l’acte d’une atmosphère”… (Roland Barthes). Negahdari produit bien en effet “l’acte d’une atmosphère”, imprégnée d’un corps psychique qui évoque Cy Twombly, que Barthes analyse dans son texte – une atmosphère incarnée et spectrale, comme ses récentes sculptures en tissu, entre la poupée et le linceul, qui semblent sortir directement d’un dessin.
En insistant sur la violence, on pourrait oublier la cocasserie, l’humour de ce monde trop humain qui, plein de fantaisie, voire fantasque, oscille entre les extrêmes. Son art, qui nous met face à une violence existentielle à la manière d’un Bacon, ou politique à la manière de Cahn, fait résonner des questions actuelles : Que la violence fait-elle à l’art ? Et que l’art fait-il de cette violence ? Or, c’est plutôt dans l’esprit du conte qu’elle travaille ces questions : l’étrange bouscule le réel, le cocasse retourne la violence, affirmant, entière, la puissance du trait.
Armineh Negahdari est représentée par la galerie Marcelle Alix à Paris.