Pourquoi les toiles de Genieve Figgis sur l’aristocratie font-elles sensation ?
Élevée en Irlande dans les années 70, Genieve Figgis, grande amatrice des peintres de cour, s’emploie à représenter l’aristocratie selon une technique très singulière entremêlant des zones figuratives et des zones abstraites. Dans un palais surplombant la lagune, elle expose jusqu’au 1er décembre 2024 au Palazzo Cavanisa de Venise un ensemble d’œuvres conçues sur le thème de la cité des Doges.
par Éric Troncy.
Genieve Figgis, l’aristocratie revisitée
Genieve Figgis a tout simplement intitulé son exposition vénitienne (visible jusqu’au 1er décembre 2024) Unearthly Pursuits – et la dizaine de salles du palais du 15e siècle dans lesquelles celle-ci se déploie, dans le quartier des Zattere, semblent avoir été construites pour elle.
Elle présente aussi un certain nombre d’œuvres à Anvers, au sein de l’exposition Mascarade, maquillage & Ensor (organisée par Elisa De Wyngaert et ouverte jusqu’au 2 février 2025 au MoMu – Musée de la Mode) en compagnie de James Ensor, d’Issy Wood, de Cindy Sherman et de quelques créateurs de mode. Depuis une dizaine d’années, il est en effet difficile d’échapper à son travail, et ça tombe plutôt bien – enfin si l’on aime cette dose de déraison qui lui donne une couleur si singulière.
Sa carrière est à elle seule un pied de nez à l’époque, qu’elle semble à la fois trahir et célébrer, puisqu’elle fit tout à l’envers, et que cela la conduisit tout droit vers le succès. Il y a une “Figgis touch”, qu’il est préférable de ne pas essayer d’apprivoiser pour soi mais qui fait réfléchir – méditer, même.
“L’inconnu nous suit partout. Il nous épie et nous donne le sentiment d’être un peu perdus dans le monde. La vie est un mystère, nous devons comprendre pour quelle raison nous sommes ici et pour quoi faire.”
Genieve Figgis
Elle est née en 1972 à Dublin et a grandi en Irlande. “Pendant mon enfance en Irlande dans les années 70, j’ai senti à quel point l’Église catholique était puissante et influençait les moindres détails de nos existences. Dans toutes les conversations et les choix que nous faisions, il y avait généralement une part cachée et interdite. De temps en temps, j’aime explorer ces sujets interdits dans mon travail, ce qui peut lui donner un côté un peu surnaturel en ce qu’il ne s’agit pas d’un élément solide. J’ajoute énormément d’eau dans l’acrylique, ce qui la rend parfois très fluide et transparente. J’aime le côté aléatoire du matériau. L’heureux hasard. L’effet de surprise qui surgit quand je peins”, confiait Genieve Figgis au magazine Purple en 2018.
Elle précise ailleurs : “L’horreur de Jésus sur la Croix auquel nous étions constamment renvoyés, le martyre et le sacrifice des prêtres et des nonnes, et la vénération des évêques et des papes, tout cet ensemble a imprégné mon imagination.” Elle donne à un événement ancien un rôle déterminant dans la constitution de sa propre histoire : “Ma mère est née à Dublin dans les années 40 et a été confiée à un orphelinat. L’inconnu nous suit partout. Il nous épie et nous donne le sentiment d’être un peu perdus dans le monde. La vie est un mystère, nous devons comprendre pour quelle raison nous sommes ici et pour quoi faire.”
Des toiles adoubées par la critique
Dans un premier temps, elle s’attacha pourtant à construire une famille : un mari, deux enfants, deux chiens, un chat. “Me marier était une échappatoire, la seule issue que j’ai pu trouver vers la liberté. J’étais extrêmement jeune et je n’avais aucun diplôme ou qualification quelconque. Mon mari non plus, et nous partagions la même aspiration à progresser individuellement et à aider l’autre à s’échapper vers un futur meilleur.”
Les études d’art ne vinrent qu’ensuite. Elle s’y attela après sa trentaine et obtint tout un tas de diplômes : en 2006, un BA Fine Art de la Gorey School of Art, à Wexford (Irlande) ; en 2007, un BA Hons du National College of Art & Design (Dublin) ; et, en 2012, un MFA du même National College of Art & Design.
“Les personnalités royales et aristocratiques de mes peintures sont des personnes comme les autres, si ce n’est qu’elles portent des costumes bien plus beaux et travaillent un peu plus dur que celles qui les entourent.”
Genieve Figgis
Ainsi, à l’orée de la quarantaine, Genieve Figgis se retrouva en situation de construire une œuvre. Celle-ci donne lieu aujourd’hui à toutes sortes de descriptions : elle “explore l’histoire et l’art classique grâce à une manière spontanée et désordonnée de peindre à partir de gouttes et de coulures” (Purple) ; elle “peint des portraits macabres de familles aristocratiques ou représente la haute société comme un spectacle d’humour et d’épouvante” (Hyperallergic), et en “employant une technique de mouillé sur mouillé avec de l’acrylique, l’artiste est capable de créer, entre ses personnages et leurs alentours, d’audacieuses abstractions qui se mêlent et se floutent. Très intéressée par l’aristocratie aussi bien historique que contemporaine, elle rend ses scènes limpides et empreintes d’une complexité indélébile.” (Elephant Magazine).
Une technique avant-gardiste entre figuration et abstraction
La famille royale anglaise, évidemment, s’impose comme sujet de nombre de ses peintures. “Les personnalités royales et aristocratiques de mes peintures sont des personnes comme les autres, si ce n’est qu’elles portent des costumes bien plus beaux et travaillent un peu plus dur que celles qui les entourent”, indique Genieve Figgis, qui enregistre des moments d’une vie quotidienne – qui ne l’est jamais vraiment.
Elle a un certain aplomb pour reprendre à son compte des vénus de Boucher, de Poussin ou de Fragonard (Ah ! son Escarpolette, vingt fois recommencée…), tout un tas de choses du 18e siècle français, ou bien en vérité n’importe quel standard de la peinture classique, qu’elle contraint aux impératifs moins de son style que de sa technique picturale. C’est là que tout semble se passer, tandis que les couleurs donnent l’impression de s’organiser sur la toile de manière parfaitement autonome (on voit rarement un coup de pinceau), comme si des gouttes de couleur avaient été libérées au même endroit au même moment. Rarement, face à une peinture contemporaine, la question du “comment faire” s’exprime avec autant de puissance.
“Les peintres historiques que j’admire sont des peintres de cour. Je m’en suis donné la permission et c’est jubilatoire de faire le contraire de ce que les gens attendent. »
Genieve Figgis
C’est que nous avons tous à l’esprit ce qu’une telle technique pourrait produire, et que Figgis lui donne corps de manière spectaculaire – plus besoin d’y revenir. Ses scènes, toujours figuratives même lorsque la couleur semble destinée à y jouer un rôle quasi autonome, explorent tous les aspects de la période pré- rococo, notamment lorsqu’elle décrit les activités de ceux qui appartiennent à la culture aristocratique : romantiques, idylliques, à la fois en forme de rêve et de cauchemar.
Les hautes strates de la société comme sujet de prédilection de Genieve Figgis
“Les peintres historiques que j’admire sont des peintres de cour (je suis une portraitiste non avouée). Je m’en suis donné la permission et c’est jubilatoire de faire le contraire de ce que les gens attendent”, commente-t-elle. “Dans les premiers temps, je publiais mon travail sur les réseaux parce que je voulais me faire connaître et montrer ce que je faisais. Je voulais me connecter avec les autres, je n’avais de permission à demander à personne, et je me sentais libre de pouvoir partager ce sur quoi je travaillais”, explique Genieve Figgis qui reçut, un jour de 2012, un message charmant, sur X (ex-Twitter), de l’artiste Richard Prince.
Il la félicitait pour son travail et sollicitait la permission d’acquérir un tableau – ce qu’il fit, devenant propriétaire de Lady in a Landscape with a Bird (2013). En 2014, elle publia un livre sur son propre travail : Making Love with the Devil: Paintings by Genieve Figgis. Son exposition à la Half Gallery de New York cette même année est désormais considérée comme le marchepied de sa carrière : dans le New York Times, la critique Roberta Smith la compare à “Goya, Karen Kilimnik et George Condo”.
La galerie Almine Rech, premier soutien de l’artiste
La galerie Almine Rech crut immédiatement en ce travail et fit ce qu’il fallait pour le rendre visible et, surtout, désirable : cette dernière qualité fut, contre toute attente, la plus simple. Dans ses œuvres se trouvent mélangées, comme dans un bouillon en train de se faire, un peu de réflexion sur la société capitaliste contemporaine, un peu d’évocations de souvenirs figés à la surface des toiles d’un grand musée quel qu’il soit, un peu de ceci, un peu de cela…
On y trouverait aussi quelques commentaires plus ou moins cash sur les positions sociales des uns et des autres. Rien, chez elle, ne semble devoir être direct, et tout se contorsionne et se froisse, s’enroule, s’emmêle… et produit exactement l’effet recherché, qui vous touche là où il faut et comme il faut.
C’est toute une société dont Figgis tire le portrait, une société d’exception qui ruisselle sur toute la société. De fait, ses groupes de personnages, attablés ou au théâtre, dans les champs ou les musées, opposent leur présence hiératique à leur aspect un peu grotesque, montrant sans gêne le caractère ridicule du simple fait d’être vivant, et les stratégies inventées par les uns et les autres pour rendre ce ridicule parfaitement naturel.
L’exposition vénitienne de Genieve Figgis
Composée à une exception près de peintures nouvelles, l’exposition vénitienne est sans aucun doute un moment décisif dans l’évolution de cette œuvre. Dans les salles du palais qui surplombe la lagune, chaque peinture semble être un manifeste, tandis que les scènes sont exprimées avec un sens extraordinaire de la composition (elle organise de perspectives très droites) et de la couleur.
“Mes personnages incarnent toujours une forme de survie. Je peins des gens qui sont forts et très colorés. Je cherche à dépeindre le monde universel de l’exclusion.”
Genieve Figgis
Ce sont des peintures aux sujets vénitiens (Figgis me confiait avoir été un peu inquiète à l’idée de montrer à Venise des sujets vénitiens, et assurait qu’un peintre vénitien qui serait venu en Irlande peindre des sujets irlandais aurait été probablement fort mal reçu) : on y voit des gondoliers et des gens sur des gondoles, des palais qui abritent des scènes sociales diverses, des architectures… On y voit surtout un attachement à faire désormais apparaître une situation, en profitant des astuces qu’offrent la peinture en général et sa technique en particulier.
Des constellations de points et de tâches semblent fabriquer ensemble un personnage, s’organiser secrètement pour faire scintiller outre mesure telle ou telle partie du tableau. Nous sommes, face à ces scènes si parfaites, totalement désarmés : rien d’autre à faire que de laisser cette peinture triompher de nous.
“Mes personnages incarnent toujours une forme de survie. Je peins des gens qui sont forts et très colorés. Je cherche à dépeindre le monde universel de l’exclusion”, souligne-t-elle. Avant d’ajouter : “La peinture est une question de plaisir. Si ce n’était pas le cas, je ne l’aurais pas choisie.”
“Unearthly Pursuits” de Genieve Figgis, exposition jusqu’au 1er décembre 2024 au Palazzo Cavanis, Venise.
“Mascarade, maquillage & Ensor”, exposition jusqu’au 2 février 2025, au MoMu – Musée de la mode, Anvers.