Benjamin Millepied ressuscite Jeff Buckley à la Seine Musicale
Le très talentueux Benjamin Millepied porte à nouveau l’art du ballet hors des sentiers battus en adaptant le mythique album Grace du musicien Jeff Buckley, icône rock prématurément disparue à l’âge de 30 ans. Le célèbre chorégraphe s’est entretenu avec Numéro à propos de son nouveau spectacle, présenté à La Seine Musicale.
Propos recueillis par Philippe Noisette.
Photographie Benjamin Millepied.
Benjamin Millepied se confie sur son nouveau spectacle à la Seine Musicale
Numéro : Benjamin, dans les ballets, la musique a bien sûr une importance fondamentale. Quel genre d’amateur de musique êtes-vous ?
Benjamin Millepied : On peut dire que j’ai des goûts très variés. Il y a la musique classique bien sûr, et l’opéra. D’ailleurs je travaille sur un projet dans ce sens autour d’Orphée et Eurydice. Mais j’écoute également des musiques des années 50 ou 60, du jazz, des artistes du monde entier à vrai dire. Disons que je ne suis pas trop pop ou hip-hop ! Je vois toujours la danse dans ce que j’entends. Par exemple avec les chansons de Barbara, le mouvement est une évidence. Ce sera une de mes prochaines créations.
Jeff Buckley fait partie de vos préférences, j’imagine ?
Absolument. Je me suis dit qu’il fallait que je chorégraphie sur ses chansons. J’avais comme des élans de danse. Puis peu à peu est venue l’envie d’aller plus loin, de raconter sa vie, de me lancer dans un spectacle plus narratif. Ce qui est une première pour moi.
Au risque de froisser les fans intransigeants de Buckley ?
J’ai chorégraphié sur Bach, considéré comme un dieu par beaucoup dans le milieu du classique, donc, d’une certaine façon, je suis aguerri. Mais me lancer dans cette aventure m’implique autrement. Tout d’abord, il a fallu obtenir les droits d’utilisation des chansons de l’album Grace. Ensuite j’ai parlé avec la mère de Jeff, j’ai évoqué avec elle ce que je ressentais, cette envie de danse. Une énorme responsabilité pèse sur mes épaules et sur celles de la troupe qui m’accompagne, The Grace Company.
“Jeff Buckley avait besoin de se rendre vivant par la musique. Toutes les émotions, de la mélancolie à la folie ou la joie s’entendent dans sa voix.”
Benjamin Millepied
Qu’est-ce que la chorégraphie peut apporter au personnage, à son parcours musical ?
La danse peut – et doit – sublimer la musique de Jeff Buckley. À propos de l’album Grace, beaucoup d’observateurs disaient que c’était celui d’un artiste qui se cherchait, avec des styles différents, des reprises également. Je ne suis pas d’accord avec ce constat. Le talent, son talent, est là, une voix sublime, un virtuose de la guitare. On peut diverger sur d’autres aspects du personnage, son état psychologique, son rapport aux drogues ou à la mort, mais son génie est une évidence. Grace en est la preuve.
En définitive, qu’avez-vous découvert sur Buckley ?
En lisant son journal intime, Jeff Buckley: His Own Voice, j’ai commencé à comprendre qu’il y avait des correspondances entre ce qu’il écrivait et ce qu’il vivait. Cela m’a énormément touché, en tout cas beaucoup plus que je ne l’aurais imaginé. Jeff Buckley a été élevé par sa mère, il n’a vu son père qu’une fois. Il a déménagé à seize reprises durant son enfance. On comprend mieux pourquoi il s’est réfugié dans la musique, pourquoi il a voulu devenir ce musicien incomparable. Il avait besoin de se rendre vivant par la musique. Toutes les émotions, de la mélancolie à la folie ou la joie s’entendent dans sa voix.
Benjamin Millepied signe un spectacle intime sur Jeff Buckley
Comment monter un spectacle avec des danseurs à partir d’une vie et d’un album ?
L’année passée, je me suis mis à chorégraphier une heure et demie de danse en vue de cette pièce. Puis j’ai construit une série de tableaux. Surtout, pour Grace, j’ai réuni des interprètes aux trajectoires différentes. On est allé très loin ensemble, en travaillant sur les corps, les textes, l’expression vocale. Loup Marcault-Derouard, danseur du Ballet de l’Opéra de Paris, incarnera Jeff en quelque sorte. Autour, on retrouvera des solistes aux talents multiples comme Victoria-Rose Roy, qui a une superbe voix, ou Ulysse Zangs, lequel joue dans le spectacle et danse également. Ce groupe de douze danseurs représente un peu les mondes de Buckley.
On connaît votre goût pour l’image, y en aura-t-il dans Grace ?
Évidemment. Ici, j’ai envie d’utiliser toutes les formes d’expression. Il y aura de la vidéo en direct et des images plus documentaires. Même si cette création n’est pas une biographie au sens propre, elle repose sur des faits. On est face à cet homme-enfant qui se retrouve à gérer le succès et la pression. Dans une des scènes, une danseuse lit le contrat signé avec la major Sony, un contrat qui le lie à elle le temps de sept albums. Jeff ne finira jamais son second disque. Ce moment du spectacle dit à peu près tout. Il y a quelque chose de l’opéra dans ce destin. Une mort mystérieuse plus qu’un suicide. Lorsqu’il s’est noyé, tout habillé, il chantait du Led Zeppelin. Cet artiste parti trop tôt ne peut que fasciner encore de nos jours.
Pourriez-vous vous identifier à un tel créateur ?
Disons que je sais ce que c’est que de faire face à la pression. J’essaye de comprendre ce débordement dans la vie de Jeff Buckley, de plonger dans les émotions, et d’entraîner le public avec moi. Grace parle de la liberté de l’artiste. La sienne était, à mes yeux, extrêmement forte. Je le vois comme un créateur curieux des autres. Ce n’est pas un hasard si, pour l’un de ses derniers voyages, il est parti pour Memphis, un des berceaux de la musique afro-américaine. Sans cette musique, du blues au jazz, il n’y a pas de musique américaine. Cela dit énormément de choses sur l’homme qu’il était.
Une carrière admirable entre la scène et le cinéma
Pour cette chorégraphie, vous créez une nouvelle troupe : The Grace Company. Pourquoi ?
Avec Solenne du Haÿs Mascré [cofondatrice et directrice générale de Paris Dance Project], nous avons l’envie de développer d’autres formes de projets, de la scène au cinéma notamment. Grace, par exemple, a un potentiel assez grand en termes d’exploitation. De New York à Londres, on peut envisager de longues séries de représentations. Ces pièces dansées seront plus ambitieuses dans leur narration.
Vous passez d’un film, Carmen, à un ballet, Roméo et Juliette ; d’un solo à Grace. Peut-on dire que chacune de vos créations enrichit la suivante ?
Pour ce qui est de l’expérience, à l’évidence, oui. Après mon premier long-métrage, Carmen, j’avais acquis une connaissance nouvelle au niveau des cadres et des plans de cinéma. Roméo et Juliette, où toute l’action était filmée en direct, lui doit beaucoup. Ensuite, lorsque j’ai dansé le solo Unstill Life avec le pianiste Alexandre Tharaud, c’était une autre manière, plus personnelle, de s’enrichir sur le plan artistique. D’ailleurs le chorégraphe Dimitri Chamblas m’écrit une nouvelle pièce dans ce sens.
Comment vous définiriez-vous au moment de cet entretien ?
J’espère être un artiste qui va de l’avant. Et la plus belle des façons, c’est en collaborant avec d’autres. Que ce soit avec la réalisatrice et scénariste Léa Mysius, ou avec des danseurs de l’Opéra de Paris, la collaboration est, encore et toujours, un acte de partage.
Spectacle “Grace, Jeff Buckley Dances”, chorégraphie de Benjamin Millepied, du 5 novembre au 10 novembre 2024, à La Seine Musicale, Boulogne-Billancourt.