20 nov 2024

Les cœurs brisés inspirent une double biennale à la curatrice Diana Campbell

Depuis quinze ans, Diana Campbell promeut une vision de l’art plus inclusive et moins centrée sur les récits occidentaux. Cette brillante curatrice n’a de cesse d’initier des dialogues entre artistes sous-représentés et personnalités plus établies, scènes mondiales et Occident. En Ouzbékistan et au Bangladesh, elle propose deux événements ayant en commun de s’intéresser au concept de “cœur brisé”. Pour la toute première Biennale de Boukhara, elle mettra en lumière de nombreux artistes dont Ashfika Rahman, récemment sacrée du Future Generation Art Prize.

Diana Campbell envisioning recipes for broken hearts. Photo : ACDF and Andrey Arakelyan.

Diana Campbell s’inspire des cœurs brisés dans l’art contemporain

“Ne me demande pas le même amour mon cœur Je trouvais la vie radieuse grâce à toi Comment se lamenter sur les peines du monde Lorsqu’on vit soi-même un chagrin d’amour Ton visage promet l’éternelle jeunesse du printemps Qu’y a-t-il d’autre dans le monde que la beauté de ton regard Si tu m’appartenais, je vaincrais mon destin Cela n’a pas été, ce ne fut qu’un espoir Il existe d’autres souffrances dans le monde que celles de l’amour Il existe d’autres plaisirs que les délices de notre union […]”

Faiz Ahmad Faiz, poète pakistanais

Ces mots du poète pakistanais Faiz Ahmad Faiz en exergue de ce papier ne pourraient pas résonner davantage en moi aujourd’hui, quand bien même je les lis quarante ans après sa mort. La réalité que le monde nous présente actuellement rend à peu près insignifiantes toutes les peines de cœur que j’ai pu éprouver par le passé, quand on voit à quel point et dans quelles proportions les cœurs se brisent aujourd’hui à l’échelle planétaire. Dans ma pratique curatoriale, j’ai beaucoup réfléchi dernièrement au phénomène du “cœur brisé” (heartbreak), et au rôle que la pensée artistique (par la poésie et par l’art) peut tenir dans la guérison d’un cœur en morceaux. Mon projet de commissariat, “Recipes for Broken Hearts”, ouvrira le 5 septembre 2025 et constituera la première édition de la Biennale de Boukhara, en Ouzbékistan.

La première Biennale de Boukhara, en Ouzbékistan

Coïncidence intéressante, Faiz Ahmad Faiz s’est lui aussi rendu en Ouzbékistan en 1958, pour cofonder, à Tachkent, l’Association des écrivains afroasiatiques. Je prépare cette biennale en même temps que je travaille à la 7e édition du Dhaka Art Summit (DAS), qui a également pour thème cette année le “cœur brisé”, en écho au chagrin d’amour vécu par un jeune visiteur de notre édition 2023. Ce dernier avait inscrit, sur les murs de l’exposition du DAS, des messages destinés à une certaine Tondra, parmi lesquels : “Tout le monde est ici, mais toi, tu manques à ma vie.” Tous ces projets sur lesquels je travaille ont en commun un refus de capituler quand le cœur se brise, en cherchant plutôt à apprendre, à guérir et à métamorphoser, en surmontant la rupture.

Gulnoza Igarsheva, capture du film Devordagi bolalik suratim (2023).

Le cœur, un instrument complexe

Cette première Biennale de Boukhara, “Recipes for Broken Hearts” [Recettes pour cœurs brisés], envisage le cœur comme un instrument complexe, qui bat tout au long de la vie et a besoin d’être constamment entretenu. Plus qu’un organe physique pompant notre sang, il fonctionne comme le topos d’une identité et d’une perte, reliant entre eux l’esprit, l’âme et le corps, telle une passerelle entre le monde matériel et le monde spirituel. La conscience omniprésente que nous avons de ce cœur veut dire aussi que, lorsqu’il se brise, nous le ressentons avec une extrême intensité.

Bien des univers dans lesquels nous vivons aujourd’hui sont peuplés de ces déchirements – de l’effondrement environnemental aux conflits, ou à la polarisation du monde. Pour autant, comme toutes les formes de ruptures, celle du cœur peut aussi constituer l’espace dynamique d’une transformation. Le cœur qui se brise est l’un de nos plus grands professeurs, une expérience universelle qui peut être ressentie individuellement ou collectivement, et qui crée un lien entre nous par-delà le temps et l’espace, en particulier par le biais de l’expression créative.

Sanam Khatibi, Juliet’s Funeral (2021). Courtesy of the artist and Mendes Wood DM, São Paulo, Brussels, Paris, New York. Crédit photo : Hugard & Vanoverschelde.

Gulnoza Irgasheva, Sanam Khatibi : quand les artistes racontent la séparation

Les artistes Gulnoza Irgasheva (Ouzbékistan) ou Sanam Khatibi (Belgique) comptent parmi les personnes avec lesquelles il m’a été donné de réfléchir à la notion individuelle de “cœur brisé”. Dans son œuvre de 2023, Devordagi bolalik suratim (Au mur, la photo de mon enfance), Irgasheva nous entraîne avec elle sur les traces d’une relation qui se délite. L’artiste et son ex se servent ici d’une caméra et de leurs téléphones portables pour partager leur histoire intime sur une période de trente jours, dans différents formats et sous différents angles de prises de vues. Adossé à une histoire vraie, le film suit la relation compliquée entre les deux protagonistes, tandis qu’elle se défait sur fond de différences culturelles et sous la pression des attentes de la famille. À travers des conversations à cœur ouvert et des silences qui en disent long, le déchirement de leur séparation s’exprime de manière d’autant plus poignante, laissant aux spectateurs un sentiment intime de proximité et une profonde conscience des implications non exprimées.

En travaillant la peinture dans une démarche où le processus de réalisation de l’œuvre devient en même temps celui d’une transformation personnelle, Sanam Khatibi a, pour sa part, créé en 2023 une série explorant ce qui se produit quand l’âme d’une relation se meurt, ne laissant derrière elle que la carcasse de ce qui fut. Avec des titres comme I Would Give You the Skin off My Bones ou I Wanted Everything with You, et par ses multiples références à des mouvements artistiques du passé, Khatibi nous rappelle que le cœur brisé et les désillusions constituent une expérience universelle qui nous relie intégralement au passé, au présent et à l’avenir de l’humanité, mais aussi que cette humanité continue de croître parce que nous n’avons pas abandonné l’idée de trouver l’amour.

Himali Singh Soin, Mountain, pixelated in the water (détail) (2021). Tissé à Andhra Pradesh par le maître artisan Gajam Govardhan.

Himali Singh Soin, créatrice du plus grand ikat jamais tissé

L’art peut aussi faire partie d’un processus susceptible de nous sensibiliser aux déchirements du monde. Dans sa pratique artistique pleine de poésie, Himali Singh Soin se place du point de vue des éléments constitutifs de notre monde (l’eau, le sel) pour montrer comment nous sommes reliés les uns aux autres. Elle et moi travaillons actuellement sur un projet visant à réaliser le plus grand ikat jamais tissé, où elle entend raconter l’effacement progressif de la mer d’Aral, en Asie centrale. L’artiste fait remarquer que d’autres mers en train de s’assécher dans la région ont aussi la forme d’un cœur.

Lauren Bon : un cœur géant plongé dans l’eau salée

Pour l’édition 2023 de Desert X, dans la vallée de Coachella, l’artiste américaine Lauren Bon et moi avons travaillé à une installation intitulée The Smallest Sea with the Largest Heart, en lien avec la mer californienne de Salton – un autre désastre écologique résultant de l’évaporation de ce lac salé. Une sculpture en acier à l’aspect de guipure, représentant (à l’échelle) le cœur d’un rorqual bleu, a été plongée dans un bassin rempli d’une eau venant de la mer de Salton. Mais plutôt que d’apparaître comme un signe avant-coureur de mort et de désolation, la sculpture s’est métabolisée, produisant de l’énergie et de l’eau propre qui est retournée dans l’atmosphère, alimentant potentiellement, pendant la durée de l’exposition, le cycle d’une vie future, et, dans le même temps, se métamorphosant visuellement.

Ashfika Rahman, Behula These Days (2022-2023). Photo : Ashfika Rahman.

Ashfika Rahman, lauréate du Future Generation Art Prize

Le déchirement environnemental va souvent de pair avec un déchirement sociétal. Ainsi, les niveaux atteints par les violences sexuelles au Bangladesh sont souvent nettement plus élevés dans les zones inondées, parce que ces dernières sont plus difficilement accessibles par la police. Behula These Days (2022-2023) est un projet de l’artiste bangladaise Ashfika Rahman, récemment sacrée lauréate du Future Generation Art Prize, qui vise à réparer et à guérir des personnes au sein d’une communauté.

Il réinterprète le récit mythologique des amours de Behula et Lakhindar à travers un prisme féministe, mettant en avant la violence systémique que subissent actuellement les femmes dans l’une des principales zones inondables du Bangladesh. Sur les traces de Behula, l’artiste a recueilli les récits de femmes touchées par cette violence genrée et climatique, et s’élève contre l’isolement et l’idéal

Fernanda Laguna, Plano de mi corazon.

Fernanda Laguna : le cœur comme architecture

Fernanda Laguna, artiste argentine qui travaille elle aussi sur des projets de societal healing, fait intervenir la forme du cœur dans un grand nombre de ses œuvres. En intégrant ces cœurs à son travail, presque comme des personnages à part entière, elle fait le lien entre sa pratique artistique et son activisme, s’appuyant sur leur symbolique pour évoquer les thèmes de l’empathie, du care et de la solidarité – avec l’objectif de soutenir et de réconforter certains groupes minoritaires et sous-représentés.

L’une de ses œuvres m’avait beaucoup touchée et m’accompagne depuis que je l’ai découverte, en 2017, au LACMA. Il s’agit de Plano de mi corazón (para entenderme) [Plan de mon cœur (pour me comprendre)], une œuvre de 2001 qui représente le cœur de l’artiste sous la forme d’un plan d’architecte, avec différents points d’entrée ou de sortie, ainsi qu’une sortie de secours. J’espère qu’au terme de ce cycle de recherches, nous aurons acquis davantage de force pour permettre à d’autres de trouver cette “sortie de secours” et d’échapper ainsi aux ruminations défaitistes qui peuvent nous empêcher de guérir.

1ère Biennale de Boukhara : “Recipes for Broken Hearts”, en septembre 2025 à Boukhara, Ouzbékistan.
Dhaka Art Summit, Bangladesh. En 2025.